3.3. Rotation des emplois et rotation des chômeurs

L’ensemble des études sur données désagrégées confirment les conclusions sur données macro-économiques : la protection de l’emploi apparaît être défavorable à l’emploi, en particulier pour certains groupes, tels que les jeunes (Canziani et Petrongolo, 2001), les femmes et les travailleurs âgés dont l’insertion sur le marché du travail est plus difficile (Dertouzos et Karoly, 1993, Autor et al., 2002). L’examen des données américaines montrent que la majorité des travailleurs devenus chômeurs, trouvent plus rapidement un emploi qu’en Europe. Les marchés du travail plus libéralisés, ne sont toutefois pas en mesure de réduire totalement le chômage de longue période.

Dans la plupart des pays européens, une part relativement faible des réductions d’emploi est associée aux flux d’entrée dans le chômage. La coexistence de taux de destruction d’emplois élevés et de faibles taux d’entrée dans le chômage dans ces pays pourrait s’expliquer par l’existence d’importants flux de sortie de la force de travail. Burda et Wyplosz (1994) montrent que les données observées sur ces flux ne permettent pas de corroborer cette hypothèse. Il convient donc d’examiner le nombre de salariés ayant changé d’emploi sans avoir connu une période de chômage.

Le tableau 2 permet de mesurer l’ampleur des mouvements d’emploi à emploi pour l’année 1992. Les mouvements d’emploi à emploi sont plus importants sur les marchés du travail européens que sur des marchés du travail plus flexibles, tels que le Canada. Margolis (2002) montre que sur le marché du travail français de nombreux licenciés après fermeture de leur entreprise retrouvent directement un emploi sans passer par le chômage. Des pays comme le Canada ou le Royaume-Uni présentent une faible proportion des flux d’emploi à emploi par rapport au nombre total d’embauches (voir dernière colonne), la plupart des embauches correspondant plutôt à une forte fraction de flux de sortie du chômage.

Tableau 2 : L’ampleur des flux d’emploi à emploi pour l’année 1992
Pays (1) a (2) b (3) = (1) - (2) (4) = (3)/(1)*100
Belgique 14.9 5.4 9.5 63.6
Danemark 23.3 10.0 13.3 57.2
France 17.8 9.1 8.7 48.8
Allemagne 18.1 6.7 11.4 63.0
Grèce 17.6 7.3 10.3 58.5
Irlande 19.1 8.6 10.6 55.3
Italie 13.6 7.4 6.2 45.5
Luxembourg 15.3 4.6 10.6 69.6
Pays-Bas 20.6 9.0 11.6 56.4
Portugal 22.3 6.5 15.8 70.7
Espagne 34.1 15.6 18.4 54.1
Royaume-Uni 20.3 10.1 10.2 50.2
Canada 26.0 13.4 12.6 48.3
(1) : correspond à une estimation du taux d’embauche annuel.
(2) : correspond à une estimation des flux d’entrée annuels dans l’emploi de chômeurs ou d’inactifs.
(3) : correspond aux flux d’emploi à emploi annuels.
(4) : correspond aux flux d’emploi à emploi en pourcentage par rapport aux embauches brutes.

Sources : Eurostat and Statistics Canada.

Ainsi, ce n’est pas tant un processus de réallocation des emplois et de la main-d’œuvre lent qui caractérise le plus les marchés du travail européens, mais le fait que la rotation des travailleurs se fasse en grande partie à travers des mouvements d’emploi à emploi.

Au travers d’un large panel de pays de l’OCDE, Boeri (1999) montre qu’une réglementation stricte de l’emploi conduit à baisser les entrées et les sorties du chômage, mais entraîne une augmentation des flux d’emploi à emploi des employés-chercheurs, et plus particulièrement des salariés occupant un contrat à durée déterminé (CDD).Ces flux sont ici considérés comme endogènes 33 . Les employés-chercheurs peuvent avoir plus de succès que les chômeurs sur le marché du travail, car leur emploi (même si ce n’est qu’un CDD), est considéré comme un signal positif par l’employeur. De plus, ils ont la possibilité d’avoir un meilleur accès à des informations informelles quant aux différentes opportunités de travail grâce notamment à leur réseau. D’où des inégalités sur le marché du travail (Saint-Paul, 1996b) et la possibilité pour les entreprises de choisir entre plusieurs types de contrat en fonction des contraintes qu’elles subissent.

Une forte réglementation a également des effets négatifs sur la rotation de la main-d’œuvre, en termes de découragements des départs volontaires, susceptibles d’offrir de nouvelles opportunités d’embauches pour les chômeurs à travers le processus de la chaîne de vacances. Ce mécanisme, appelé également « chaise musicale », a été mis en évidence par Akerlof, Rose et Yellen (1988). Le départ autonome d’un salarié crée une séquence d’opportunités, appelée chaîne de vacances, qui peut être rompue si un des postes vacants est pourvu par un chômeur 34 . Cette chaîne consiste en une succession de mouvements d’emploi à emploi n’impliquant aucune période de chômage. Force est de constater que les chaînes de vacances sont courtes lorsque le taux de chômage est élevé, car le nombre des chercheurs d’emplois qui sont chômeurs ou inactifs est élevé relativement à celui des employés-chercheurs. Dans ce cas, la probabilité d’embaucher un chômeur pour occuper un poste vacant et donc de terminer la chaîne, se révèle être plus forte. Il y a donc création d’un statut intermédiaire entre emploi et chômage représenté par les contrats à durée déterminée. Une réglementation plus stricte, pour ceux qui occupent un contrat à durée indéterminée (CDI), va de paire avec une proportion plus forte d’employés ayant un CDD. De ce point de vue, la protection de l’emploi contribue à segmenter le marché du travail, entre d’une part, des salariés protégés, et d’autre part des salariés contraints à accepter des emplois à durée limitée et des chômeurs confrontés à une faible probabilité de sortie du chômage (Saint-Paul, 1996b, Cahuc et Postel-Vinay, 2002).

Si l’on recentre à présent l’analyse sur la situation des licenciés économiques, on observe deux types de trajectoires sur les marchés du travail européens. Dans un premier temps, ces chômeurs ce distinguent par des flux d’emploi à emploi importants, pouvant s’expliquer notamment par l’existence de préavis de licenciement. Dans un deuxième temps, les licenciés économiques passant par l’état de chômage connaissent en moyenne des durées plus élevées que les autres catégories de demandeurs d’emploi. Ce résultat peut s’expliquer en termes de signal du licenciement. Canziani et Petrongolo (2001) étudient les effets des coûts de licenciements, dans un contexte d’information imparfaite, sur la capacité des firmes à inférer le niveau de productivité des demandeurs d’emploi.

Si l’on examine tout d’abord le premier point, les marchés du travail européens étant plus réglementés, les délais administratifs entre les réunions des comités d’entreprise et les préavis obligatoires (voir Annexes 1.A) peuvent aider certains individus à réduire, voire éliminer le passage par le chômage en leur permettant d’anticiper leur recherche d’emploi. Ruhm (1994) et Jones et Kuhn (1995) ont analysé l’impact d’un préavis de licenciement sur les durées de chômage et les variations de salaire à la suite d’un licenciement pour raison économique sur le marché du travail nord-américain. Aux Etats-Unis, la mesure du « advance notice » ou de préavis, promue par le Worker Adjustment and Retraining Notification Act, consiste à inciter l’entreprise à déclarer à un organisme spécialisé, avant tout licenciement, le risque de licenciement. Cette notification permet à cet organisme d’aider l’employé concerné à rechercher un emploi. Cette mesure a été particulièrement controversée en termes d’efficacité. Dans les faits, la proportion des « advance notice » n’a pas particulièrement progressé après leur mise en place (Addison et Blackburn, 1997). Gibbons et Katz (1991) notent que seulement 54% des salariés sujets à des licenciements collectifs avaient reçu un préavis. Lorsqu’il y a eu notification, celle-ci a cependant présenté certains avantages. En effet, les nombreux travaux effectués sur cette question (Addison et Portugal, 1987, Ehrenberg et Jakubson, 1988, Swaim et Podgursky, 1990) ont montré qu’elle permettait de réduire fortement, voire de supprimer les épisodes de chômage que peuvent subir les salariés déplacés après la séparation. La période de préavis est ainsi un moyen de réduire l’incertitude sur la durée de chômage en assurant au travailleur un revenu supérieur au revenu d’indemnisation chômage et lui permettant de rechercher un emploi sur le tas (Pissarides, 2001 35 ). L’allongement des préavis favorise la réallocation d’emploi à emploi, en revanche la durée moyenne des épisodes de chômage tend à augmenter puisque la réallocation de chômage à emploi devient plus difficile.

Cependant, deux limites directement liées aux données disponibles, gênent l’analyse de l’efficacité d’une telle mesure et peuvent donc entraîner une estimation biaisée de son impact. D’une part, il est difficile de distinguer si le salarié a été effectivement informé d’un éventuel licenciement de manière officielle (courrier d’avertissement) ou s’il a pu au contraire anticiper le déplacement par d’autres moyens plus informels. D’autre part, la durée du préavis n’est pas toujours précisée. Des études plus récentes ont notamment mis en évidence qu’un préavis de plus de deux mois avant le déplacement ne permettait de réduire que très faiblement la durée moyenne du chômage suite à la séparation (Addison et Portugal, 1992, Burgess et Low, 1992, Ruhm, 1992, 1994, Friesen, 1997). Il semble que l’impact positif d’une telle mesure sur la durée de chômage concerne principalement des salariés déplacés qui n’auraient connu de toute façon que de courts épisodes. Par contre, des durées de préavis plus longues permettent aux individus de retrouver un salaire plus élevé (Nord et Ting, 1991, Ruhm, 1994) ainsi que de subir un turnover plus faible au cours de leur parcours professionnel. Toutefois, il est difficile de distinguer si ce résultat est principalement dû à la mesure en elle-même ou plutôt à d’autres formes d’assistance en termes de recherche d’emploi qui peuvent être offertes aux salariés déplacés au cours de la période précédant la séparation.

Concernant l’analyse sur les durées de chômage des licenciés économiques, Canziani et Petrongolo (2001) ont montré qu’il existe une relation positive entre les coûts de licenciement et l’incertitude, cette dernière résultant non seulement des fluctuations non prévisibles de la demande, mais plus particulièrement du contexte d’information imparfaite quant aux compétences des salariés sur le marché du travail. Lorsque les coûts de licenciement sont élevés, les firmes décident de ne licencier que les employés ayant des niveaux de productivité bas, ce qui confère au licenciement un pouvoir de signal sur le marché du travail. Leur modèle compare les trajectoires des jeunes chômeurs entrant sur le marché du travail après être sortis du système éducatif avec celles des salariés ayant été licenciés. Les résultats théoriques concluent à des durées de chômage plus longues pour les individus ayant été licenciés. Le stigma attaché au licenciement est plus fort que celui de n’avoir aucune expérience sur le marché du travail. Les difficultés de sortie du chômage que connaissent les licenciés peuvent donc en partie s’expliquer par la protection de l’emploi. Elle permet également de rendre compte de l’hétérogénéité des trajectoires professionnelles des chômeurs licenciés sur le marché du travail. S’ils n’arrivent pas à retrouver un emploi sans passer par l’état de chômage, une fois chômeur, il leur est plus difficile de sortir de cet état. Les licenciés économiques sur le marché du travail européen subissent également, étant donné leurs difficultés de sortir du chômage, une plus forte dépréciation de leur capital humain. L’augmentation de la durée de chômage se traduit par une usure psychologique qui pousse des chômeurs à abandonner la recherche d’emploi et à devenir inactifs (Machin et Manning, 1999).

Par ailleurs, il est intéressant de noter que la France connaît une évolution originale en matière de protection d’emploi depuis plus d’une décennie, dans la mesure où elle est le seul pays qui a adopté une législation relative aux licenciements collectifs de plus en plus rigoureuse (loi du 17 janvier 2002 36 ).

L’examen des dynamiques des flux sur les marchés du travail européens et les spécificités des licenciés économiques en termes de reclassement, nous amènent à conclure à une nécessaire différenciation des politiques de l’emploi mieux à mêmes de tenir compte de cette hétérogénéité des parcours. Les chômeurs licenciés qui connaissent des transitions directes vers un nouvel emploi peuvent également être passés par un dispositif actif. Les différences de reclassement sont donc également en partie liées à l’existence de mesures d’accompagnement. La France se singularise notamment par l’existence de dispositifs de reclassement en faveur des licenciés économiques. La section suivante fait le lien entre politiques actives d’emploi et plus spécifiquement les mesures ciblées sur les licenciés économiques.

Notes
a.

L’estimation du taux d’embauche est évaluée à partir de données sur les employés ayant occupé un emploi moins d’un an.

b.

L’estimation des flux d’entrée dans l’emploi des chômeurs ou des inactifs est évaluée à partir de données sur les personnes employées, au moment de l’enquête, mais ayant été au chômage ou inactives un an auparavant.

33.

Boeri (1999) précise qu’il existe deux exceptions qui sont les travaux de Burgess (1991) et Pissarides (1994). Ces deux analyses ont endogénéisé les flux de recherche d’emploi, mais elles ont montré une relation inverse entre le ratio chômage/nombre de postes vacants et le nombre d’employés-chercheurs, différente de celle observée par Boeri (1999).

34.

Supposons par exemple qu’un employé A décide de quitter son poste de travail, ce départ crée un poste vacant. Celui-ci procure une opportunité pour des travailleurs qui le convoitaient. A présent, supposons que B prenne l’ancien emploi de A. Si B est employé, son départ va permettre de créer une autre vacance. Maintenant, supposons que C occupe la place de B, si C était auparavant employé, la chaîne continue. Cependant, si C était au chômage ou inactif, ce processus, qui a commencé par le départ de A, se termine alors.

35.

Pissarides (2001) montre qu’un contrat implicite négocié entre une entreprise et son employé qui intègre les périodes de notification comme une assurance contre le risque de chômage permet d’améliorer le bien-être.

36.

La loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 a accru la rigueur de la protection de l’emploi en renforçant les contraintes pesant sur l’emploi à durée limitée et sur les licenciements collectifs. Certains articles de cette loi ont été suspendus pour une période maximale de 18 mois par la loi du 3 janvier 2003. Ainsi, d’ici juillet 2005, la législation de la protection de l’emploi devrait être modifiée. On peut notamment noter une modification de l’article L.321-4-1 qui stipule qu’une entreprise n’a pas le droit de procéder à des licenciements collectifs si elle-même, ou le groupe auquel elle appartient, dégage des profits considérés suffisants par les juges. La médiation de l’affaire Michelin en 1999 est sans doute pour beaucoup dans l’apparition de ce nouvel alinéa.