6.1. Caractérisation du type de comportement verbal, ou type d'interaction.

Sont donc identifiés différents types d'interactions verbales 187 en fonction des paramètres mentionnés en introduction. Nos corpus semblent pouvoir être caractérisés comme un ensemble de conversations qui ont la particularité d'être écrites.

Selon André-Larochebouvy (1984) "la conversation est une interaction verbale réciproque ; elle comporte des phrases et des formules fortement ritualisées dont l'analyse est essentielle à la connaissance de la structure de la conversation ; elle requiert la présence d'au moins deux participants pourvus de droits égaux au tour de parole ; c'est une activité spontanée et gratuite ; c'est une unité dans le temps et dans l'espace."

Cette définition de la conversation met en avant plusieurs des propriétés d'un acte communicatif verbal qui coïncident avec les propriétés de nos corpus. Nous sommes effectivement en présence d'interactions verbales réciproques synchrones. L'activité que nous observons est spontanée, elle n'est nullement imposée au sujet parlant.

La notion de "gratuité" qui apparaît dans la citation peut s'entendre de plusieurs façons. La "gratuité" appelle là, évidemment, la question des buts communicatifs et requiert qu'on s'interroge sur sa pertinence pour caractériser le phénomène. Cette question peut s'envisager de façon négative. Dans une activité qui ne serait pas gratuite, on suppose que les participants tirent ou perdent bénéfice dans cette activité. Cette notion concerne évidemment les intérêts généraux des participants. Ces derniers peuvent avoir des conséquences en particulier sur la négociation de la thématique, sur la longueur des messages linguistiques et sur leur structure. Il reste alors à qualifier le bénéfice reçu ou perdu par l'effet de la communication. Se peut-il que des individus communiquent s'ils n'espèrent y trouver aucun bénéfice ? On s'aperçoit que la notion de "gratuité" ne peut être clairement et précisément abordée qu'en excluant les bénéfices internes à la communication : les participants n'ont d'autre but que celui de communiquer et d'en tirer les bénéfices inhérents. On peut relever que les corpus recueillis présentent une grande liberté de la part des locuteurs, à la fois dans les thématiques abordées et le type de discours produit. Les échanges ne semblent pas contraints et les locuteurs ne semblent avoir, en règle générale, d'autre but que celui de communiquer. Certains cherchent toutefois à obtenir des réponses à des questions précises, parfois techniques ; d'autres encore cherchent à établir une relation privilégiée avec une ou plusieurs autres personnes (ils produisent des messages de type petites-annonces) 188 ; mais ce n'est pas le cas général.

Des phénomènes ont été le plus évidemment repérés pour l'autre facette de la notion de "gratuité" 189 , c'est-à-dire lorsque les intérêts financiers des participants sont en jeu. On peut concevoir que les participants soient rémunérés pour une activité impliquant l'interaction verbale, ou qu'ils paient et dans ce cas, on peut difficilement imaginer qu'ils n'en tirent pas un bénéfice quelconque. Ainsi, on a pu remarquer des différences notables dans les écrits transmis avec port payé (qui a remplacé progressivement le port-dû), le prix étant conditionné non seulement par la distance, le temps de transport, mais aussi par le poids voire le nombre de mots 190 . Les télégrammes ainsi sont connus pour cet aspect, également les petites annonces présentent des phénomènes liés à des aspects financiers 191 . La gratuité financière de l'activité de communication IRC n'est évidemment pas véritable pour tous les locuteurs. Cette activité nécessite en effet un équipement informatique et un abonnement auprès d'un fournisseur d'accès Internet 192 . Toutefois il semble que le coût supporté par les participants n'est pas réellement mesuré 193 et n'a pas plus d'effet que dans les conversations téléphoniques. Il n'en est fait que très rarement mention au cours de l'interaction, toujours avec humour et jamais en termes monétaires. Cela ne semble pas représenter une préoccupation majeure des participants ni une entrave à leur activité communicative.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*PAJ: Mon provider me fait un crédit d'octets PAB ;/’ ‘%add: PAB’

Les raisons explicitées du départ d'un participant sont bien autres que des questions pécuniaires, ainsi que le montrent les quelques exemples ci-après, qui pourraient à quelques détails près, être issus de conversations téléphoniques 194 .

‘Extrait du Corpus F2’ ‘*PAD: euh brb je vais faire ma lessive. à la main s'il vous plait!’ ‘Extrait du Corpus F3’ ‘*PAY: 'vais prendre une douche en écoutant du metal a fond, ca devrait me detendre...’ ‘Extrait du Corpus F4’ ‘*PCD: l'ecole a ttend pas’ ‘Extrait du Corpus F4’ ‘*PAB: bon... temps d'aller faire les courses moi....... xxxxxxx tous’ ‘Extrait du Corpus F4’ ‘*PAY: bon break faut faire les courses a+ !’ ‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PBO: bon encore 15 min et retour au boulot moi...’

Le plus souvent, les motifs évoqués pour justifier un départ, sont des activités incompatibles avec l'activité de CMO.

Le contenu de la citation d'André-Larochebouvy doit être nuancé, si on souhaite qu'il convienne pour les IRC. La question du droit égal au tour de parole doit en effet être repensée en fonction du dispositif même de communication, puisque certains locuteurs ont le pouvoir d'exclure d'autres locuteurs de la communication et que tout locuteur peut ignorer 195 tout autre locuteur. Néanmoins ces restrictions n'affectent que de façon minime les échanges observés et l'exercice de la permutation des rôles d'émetteur et de récepteur est la règle à quelques rares exceptions près ainsi que le montre l'extrait ci-dessous, dans lequel un utilisateur privilégié suspend le droit de parole d'un autre locuteur.

‘Extrait du Corpus P5 196 ’ ‘P55: !b P58’ ‘*** XXXX has joined #PCanal’ ‘P55: zut rate :)’ ‘P50: loll’ ‘P55: !b P58’ ‘*** RobotLogiciel sets mode: +b *!*?------@*.XXXX.XXX.XX’ ‘P55: laaa’ ‘*** XXXX has quit IRC (Quit: ¤14­(­12VirusScript7 ME14­)(­15BeTa14­)­ 10Get it at6 http://www.XXXX.XXXX.XXX/ 10and6 http://www.XXXX.XXX/¤)’ ‘*P55: now l'emmerdeur il se la ferme’ ‘*P55: :)’ ‘*P55: mais je ne t'empeche pas d'etre ici :)’

Le locuteur ne peut ici plus produire de message. Des situations équivalentes peuvent se produire en face à face, mais ici, le dispositif fait que l'emploi de la "force" n'atteint pas la personne physiquement.

Les locuteurs exclus sont très souvent des participants qui n'ont pas respecté la netiquette et qui n'étaient pas engagés dans une interaction. Une seule fois sur tout le corpus un locuteur ayant le statut d'opérateur a restreint le droit au tour de parole aux seuls locuteurs ayant le statut d'opérateur, la situation n'ayant duré que quelques secondes et n'ayant entraîné aucune rupture d'interaction.

‘Extrait du Corpus F7’ ‘*** PJQ sets mode: +m’ ‘*PJQ: mode sieste lol’ ‘%add: ALL’ ‘*PBP: hehehe’ ‘%add: PJQ’ ‘*PJQ: sont fatiguants avec leurs inepties et leurs discours vains’ ‘%add: PBP’ ‘*PBP: c nul PJQ on voit pas les conmneries des autres’ ‘%add: PJQ’ ‘*PBP: lol’ ‘%add: PJQ’ ‘*** PJQ sets mode: -m’ ‘*PJQ: tiens pour toi :)’ ‘%add: PBP’ ‘*PJQ: lis et prend ton pied :)’ ‘%add: PBP’

La censure des opérateurs intervient surtout pour faire respecter trois points de la netiquette du canal : utiliser les lettres capitales à bon escient, parler français et ne pas faire de publicité. Dans le cas de la langue utilisée et des lettres majuscules, un avertissement est formulé au participant fautif avant toute mesure répressive.

‘Extrait du Corpus F1’ ‘*PBW: PCM.... en francais ici !!!!!!!!’ ‘%add: PCM’ ‘Extrait du Corpus F3’ ‘*PCM: PBV pas de majuscules merci et parle francais’ ‘%add: PBV’

En revanche les utilisateurs qui n'interviennent que pour faire de la publicité pour d'autres canaux sont éjectés du canal sans avertissement, que leur activité intervienne sur le canal lui-même ou auprès de l'ensemble des participants d'un canal par le biais de messages privés.

Le recours à la force qui entame la réciprocité n'est ainsi qu'une entrave mineure à l'activité communicative des canaux.

La réciprocité cède aussi à la possibilité qu'ont les participants d'ignorer techniquement les interventions d'un autre participant. Bien sûr il existe la possibilité ordinaire, connue en conversation en face à face qui consiste à ne pas prêter attention à un locuteur dont on est l'allocutaire. Dans le cas des IRC, cette non réponse n'est un affront que dans la mesure où l'allocutaire est identifiable. Un grand nombre d'interventions ne reçoivent pas de réponse. Cela concerne 9,16 % des interventions sur l'ensemble du corpus. Les interventions ignorées sont des interventions qui n'ont pas d'allocutaire précis. Cette catégorie peut être divisée en 2 classes : les interventions dans d'autres langues 197 et les interventions pour lesquelles aucun des participants ne s'est reconnu comme allocutaire. Les premières représentent 3,25 % des interventions de l'ensemble du corpus et 40,52 % des interventions ignorées. Les secondes sont pour la majorité des interventions adressées à l'assemblée ou à un locuteur absent. Cette seconde catégorie représente 5,91 % de l'ensemble. Ce tableau est à nuancer puisque rien ne dit que les locuteurs qui n'ont pas obtenu de réponse dans la fenêtre d'activité du canal n'en ont pas reçu en privé. En effet, 17,35 % des interventions ignorées sont des interventions du type petite annonce qui appellent souvent des réponses en privé. La responsabilité de l'acte d'ignorance ne peut donc dans ce cas incomber aux participants d'un canal. On compte encore 6% des interventions ignorées qui n'appelaient pas de réponse particulières, étant des descriptions d'activité ne s'intégrant à aucune des interactions en cours. Enfin, 1,96 % sont des FTA 198 pour la face positive de celui qui les subit, ce dernier n'étant pas clairement et univoquement identifié.

‘Extrait du Corpus P6’ ‘*PE8: les francai c'ai que des pd’

La liberté d'ignorer un locuteur n'est spécifique à l'IRC dans sa version technique. Un utilisateur peut exécuter une requête d'ignorance sur un utilisateur particulier. Le résultat de cette commande est que les interventions du locuteur ignoré ne sont absolument pas présentées au locuteur ignorant. On peut voir ci-dessous une illustration de ce phénomène.

Fenêtre du participant X Fenêtre du participant Y Fenêtre du participant Z
C as joined Xcanal
Z: t'aV k pa parler
X: Z tu ménerv /ignore Z
Y: eh oh :(
Y: Z aret
X: ca boum Y???
Y: X ouep
C as joined Xcanal
Z: t'aV k pa parler
X: Z tu ménerv /ignore Z
Y: eh oh :(
Z: X te pff
Y: Z aret
X: ca boum Y???
Y: X ouep
C as joined Xcanal
Z: t'aV k pa parler
X: Z tu ménerv /ignore Z
Y: eh oh :(
Z: X te pff
Y: Z aret
X: ca boum Y???
Y: X ouep

Ce participant ignorant ne possède même pas l'information de l'événement d'intervention du participant ignoré sauf à le déduire des informations présentes dans les interventions des participants non ignorés. L'extrait de corpus ci-dessous présente une intervention faisant référence à ce type de situations. PDY est ignoré d'un participant, mais son attitude montre qu'il ne sait pas de quoi il s'agit – ce locuteur continue de s'adresser en effet au locuteur qui l'ignore. Un autre locuteur explique donc à PDY de quoi il retourne :

‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PDJ: PDY qd tu ignores, c'est mm sur le chan, elle ne voit plus tes messages’ ‘%add: PDY’

La citation d'André-Larochebouvy omet ou confond certains des critères typologiques en matière d'interaction verbale. Le but de l'interaction, son degré de formalité et son style sont peu pris en compte 199 . Kerbrat-Orecchioni (1996:8) formule la question de la gratuité d'une façon plus explicite. Elle indique en effet que la conversation est un type d'interaction dont les participants "n'ont pas d'autre but avoué que le seul plaisir de converser, [qu']elle a enfin un caractère familier et improvisé : thèmes abordés, durée de l'échange, ordre des prises de tour". Ces caractéristiques correspondent pleinement à ce que nous trouvons dans nos corpus. Le but global des interactions ne semble pas autre que celui d'entretenir un lien et de participer à une communauté.

Notes
187.

Pour une typologie, on se reportera à Kerbrat-Orecchioni (1991, 1996).

188.

Nous serons amenée par la suite à revenir sur cette question.

189.

Facette qui n'est pas explicitement contenue dans la citation d'André-Larochebouvy.

190.

En 1909, le tarif du port d'une carte postale est moindre si cette dernière ne comporte pas plus de cinq mots. En revanche, le pneumatique ne connaît pas de tarif conditionné par le nombre de mots ; seule la dimension des dépêches impose une limite.

191.

On remarquera toutefois, que les petites annonces gratuites et sans limitation de taille présentent les mêmes phénomènes.

192.

Les coûts ne sont pas forcément supportés directement par les participants, les situations étant très diverses (à domicile chez les parents, au lycée ou à l'université dans une salle de travail, dans un lieu public…).

193.

L'ordinateur est considéré comme un investissement global.

194.

Sauf utilisation de téléphones mobiles.

195.

Notons que le canal/medium facilite l'action d'ignorer un autre locuteur. Il est assez difficile de s'empêcher d'entendre un locuteur particulier alors qu'il est aisé de ne pas lire les interventions d'un locuteur.

196.

L'opérateur est, dans cet extrait, assisté d'un robot logiciel. Ce dernier repère le message de l'opérateur (!b P58) et le transforme en une commande.

197.

Et plus particulièrement celles qui n'ont pas d'allocutaire précis (ce qui est le cas de la majorité des interventions dans d'autres langues que le français).

198.

Face Threatening Acts selon la terminologie de Brown et Levinson (1987) reprise et aménagée par Catherine Kerbrat-Orecchioni (1992 et 1995) entre autres.

199.

Le but de l'interaction est n'est évoqué que dans son caractère "gratuit", et le style dans son caractère "spontané".