6.2. Gestion des tours de parole

L'analyse conversationnelle pose comme principe de la conversation l'alternance qui dans une situation idéale produit un équilibrage relatif de la longueur des tours et de la focalisation du discours. Cela signifie que dans une interaction le locuteur courant a le droit de conserver la parole pendant un intervalle de temps (au-delà duquel un allocutaire pourra réclamer justement la parole) et donc le devoir de la céder, l'allocutaire étant alors en devoir de la prendre. Le tour est donc borné par deux changements de locuteur. La situation idéale dégagée par les chercheurs en analyse des conversations veut ainsi qu'une seule personne parle à la fois, et ce, que ce soit sans négociation, ou avec négociation implicite ou explicite. Dans les interactions verbales sur IRC, cette situation n'est pas négociée, elle est imposée par le dispositif. En effet, les lignes de message apparaissent séquentiellement dans la fenêtre d'activité du canal, dans leur ordre d'arrivée sur le serveur 204 , il ne peut donc y avoir de chevauchement 205 , et d'autre part, les messages s'affichant d'un seul bloc, il n'y a pas d'attente de la fin de la production d'un locuteur.

De même, la situation idéale ne présenterait pas de silences. Dans les IRC il est difficile de considérer cette question dans la mesure où des difficultés techniques peuvent entraîner des silences qui ne reflètent pas le silence des participants (silence, il y a, en réception seulement pour tout ou partie des utilisateurs). D'autre part, les lignes systèmes sont produites assez régulièrement par les différentes opérations que réalisent les utilisateurs, la fenêtre d'un canal est très rarement figée. Lorsque cela se produit, il arrive que les locuteurs y fassent référence ultérieurement, ainsi que l'illustre l'extrait du Corpus F8 ci-après.

‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PAC: houla le gros blanc d'un coup lol’ ‘%add: ALL’

On peut également signaler que les locuteurs sont plus tolérants que dans la conversation en face à face en ce qui concerne le délai entre l'apparition de leur message dans la fenêtre d'activité du canal et l'apparition du message réactif d'un allocutaire, les manifestations d'impatience sont rares.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*PBZ: tu ma pas repondu PAK ..... tes qui?’ ‘%add: PAK’

Le réglage de l'alternance est un point crucial de la structure conversationnelle. En règle générale, ce sont les participants qui le négocient au long de l'interaction. Kerbrat-Orecchioni (1996:30) rappelle que "le changement de tour doit normalement s'effectuer à un point de transition possible". Ce point de transition 206 doit être inscrit dans l'énoncé. Ces signaux de fin de tour, ou de transition possible peuvent dans la conversation prototypique être de nature verbale ou non verbale.

Les signaux de nature non verbale relevés dans la littérature sont des signaux prosodiques (courbe intonative, ralentissement du débit, chute de l'intensité articulatoire) ou mimogestuels (regard soutenu, arrêt des gestes accompagnant la production verbale), il va sans dire qu'ils ne concernent pas notre cas. Les signaux de nature verbale sont essentiellement la complétude syntactico-sémantique, et la complétude pragmatique (l'énoncé doit être pertinent). Certains petits mots sont également analysés comme des morphèmes signalant 207 la clôture (bon, voilà) ou appelant l'allocutaire à prendre la parole (hein). Dans la conversation, il peut arriver que l'alternance ne se produise pas à une place transitionnelle. Ces cas sont dénommés chevauchements, interruptions et intrusions.

Dans nos corpus, nous l'avons dit, le dispositif met en défaut l'analyse. Ce n'est que sur des signaux de nature verbale que peut s'appuyer l'alternance des tours de parole.

Cependant la situation est complexifiée par un phénomène que nous avons attribué à la contrainte temporelle. Un utilisateur, sauf problème technique, erreur de frappe ou intervention musclée d'un opérateur, a la pleine maîtrise de la longueur de son message. Toutefois, pour être pertinentes, les interventions réactives doivent être temporellement proches de leur source, donc d'une longueur limitée. Or, tant que le locuteur émetteur n'a pas signifié l'envoi du message (en appuyant sur une touche spéciale), ce dernier n'est pas visible des autres utilisateurs. Nous l'avons dit, la stratégie employée pour pallier les délais imposés est alors parfois de découper les interventions. Notons que la netiquette formule précisément des recommandations risquant de susciter ces stratégies de découpage : les messages trop longs doivent être évités pour ne pas monopoliser l'espace de conversation, la visualisation de l'espace d'activité étant variable et pouvant ainsi amener l'écran d'un utilisateur à défiler d'un coup avant qu'il ait pu prendre connaissance de toutes les interventions. Or, les locuteurs n'emploient aucun signe systématique spécifique pour marquer que la parole n'est pas à prendre.

D'autre part, le principe de l'alternance suppose que la fin du tour d'un locuteur génère le début de celui d'un autre. Dans le cas d'interactions impliquant plus de deux participants, ainsi qu'il en est souvent le cas dans nos corpus, la sélection du successeur est problématique. Les deux cas de figure relevés par la littérature 208 se trouvent : il s'agit de la sélection du successeur par le locuteur, et de l'autosélection du successeur.

Notes
204.

Deux paquets d'informations ne peuvent arriver strictement en même temps.

205.

Deux interventions peuvent avoir été produites dans le même temps, mais cette situation, si elle peut être inférée, n'est pas physiquement représentée et cela ne perturbe pas ni la production, ni la perception des messages.

206.

"place transitionnelle" selon les termes de Kerbrat-Orecchioni (1996).

207.

Exemples de Kerbrat-Orecchioni (1996).

208.

Sacks et al. (1974), Kerbrat-Orecchioni (1996), Traverso (1995), Witko-Commeau (1995).