6.2.1. Statut du non locuteur, identification du/des destinataire(s)

Le statut du non locuteur (non scripteur) dans les communications IRC est assez difficile à évaluer et requiert qu'on apporte quelques précisions sur la façon de considérer l'objet. Une conversation n'est pas un objet statique, c'est un objet qui se construit dans le temps. Lorsqu'on parle de non locuteur soit cela suppose qu'on considère la conversation à un point de son déroulement, et donc que les locuteurs (en puissance) qui ne sont pas en train de produire un message se voient attribuer ce statut ; soit cela suppose qu'on ait délimité l'objet et qu'on soit capable de déterminer parmi les locuteurs (en puissance) lesquels ont produit des messages constitutifs de la conversation. En vérité, la situation est très complexe, et il est certain que, pour un locuteur (en puissance) donné, le statut par rapport au groupe conversationnel varie moins que son rôle à l'intérieur du groupe conversationnel.

Ainsi, Goffman (1973) distingue les participants ratifiés, des simples spectateurs. Les critères qui permettent la distinction ne sont pour la plupart pas applicables au dispositif IRC. En effet, les destinataires directs et indirects, considérés comme faisant partie du groupe conversationnel, le sont par l'arrangement physique du groupe et par le comportement non verbal de ses membres. Il s'agit là d'indices proxémiques, de questions d'orientation du corps et de direction des regards qui ne sont absolument pas des indices visibles dans notre cas ni pour les locuteurs eux-mêmes ni pour l'observation. Dans les IRC, on ne pourra donc identifier avec certitude et précision quels sont les participants spectateurs. Quant au statut de participant ratifié, il est également difficile à établir, dans la mesure où il est difficile de connaître l'histoire conversationnelle des participants d'un canal 209 .

À l'intérieur du groupe conversationnel, lorsqu'une intervention a été produite, l'identification du (ou des) destinataire(s) direct(s) de cette intervention se base à la fois sur des indices non verbaux (orientation du corps, direction du regard) et sur des indices verbaux tels que des termes d'adresse dans des segments métacommunicatifs. Ces derniers permettent de repérer l'identité du destinataire de façon non ambiguë. Dans les situations traditionnelles, on relève que ces segments métacommunicatifs ne sont pas systématiques 210 .

Dans nos corpus, l'émetteur d'une intervention est identifié par le fait que toute ligne de message produite comporte dans la fenêtre d'activité en prélude le surnom du locuteur, borné à gauche et à droite par des caractères spéciaux. Il est très souvent possible d'identifier le destinataire direct d'un message, puisque la désignation du destinataire par l'émetteur est fréquente et elle se fait par des moyens linguistiques : les messages comportent très souvent un segment métacommunicatif vocatif permettant d'identifier l'allocutaire.

‘Extrait du Corpus F3’ ‘*PCB: ou puis je trouver TOUTES les commandes du dos please?’ ‘%suj: CdDOS’ ‘%add: ALL’ ‘(1)’ ‘*PAJ: PCB sur le manuel:)’ ‘%suj: CdDos’ ‘%add: PCB’ ‘(1)’ ‘*PCB: et si je l ai pas’ ‘%suj: CdDos’ ‘%add: PAJ’ ‘(1)’ ‘*PAJ: PCB bah c'est pas bien, t'es un pirate :o))))’ ‘%suj: CdDos’ ‘%add: PCB’ ‘*PCB: nooooon’ ‘%suj: CdDos’ ‘%add: PAJ’ ‘*PDL: mais vous etes toutes la journee sur net? voua n'avez pas mal au yeux?’ ‘%suj: zetnet’ ‘%add: ALL’ ‘*PBD: PAJ: ce serait-y pas l'hopital que si fout de la charite ? :p’ ‘%suj: CdDos’ ‘%add: PAJ’ ‘*PCO: PDL on commence a avoir les yeux rouges’ ‘%suj: zetnet’ ‘%add: PDL’

Une autre possibilité d'identification, mise en oeuvre par l'émetteur d'un message est le procédé de la reprise. Ce dernier a plusieurs formes :

Il peut être une répétition du message interventif auquel le locuteur répond, ainsi qu'on en trouve un exemple dans l'extrait ci-dessous :

‘Extrait du Corpus F5’ ‘*PBE: c'est quoi l'extension des domaines marocains...tunisiens?’ ‘%add: ALL’ ‘*PBE: .ma ?’ ‘%add: ALL’ ‘(10)’ ‘*PAX: <PBE> c'est quoi l'extension des domaines marocains...tunisiens?----------que veux-tu dire?’ ‘%add: PBE’

La reprise peut ne concerner qu'une partie de l'énoncé auquel il est fait écho.

‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PAC: Dell ils ont une politique tres agressive question prix... mais est-ce fiable?’ ‘%add: PAS 211 ’ ‘*PAS: fiable oui. mais très très mauvais pour le traitement des commandes’ ‘%add: PAC’

Dans cet extrait, un item lexical repris, fiable permet d'identifier l'énoncé auquel le message répond et permet donc de connaître avec certitude l'allocutaire. Mais la reprise peut également concerner une unité phrastique comme c'est le cas ci-dessous.

‘Extrait du Corpus F5’ ‘*PEN: 14 tain c'est cherrrrrrrrrrrrr’ ‘%add: PDV’ ‘(1)’ ‘*PDV: oui c cher’ ‘%add: PEN’

D'autres messages présentent, en réponse à une question totale, qui appellerait donc un oui ou un non, une formulation complète ainsi qu'on les trouve dans les ouvrages de didactique de français :

‘Extrait du Corpus F1’ ‘*PBW: PBM ;))))))))))))))) tu vas bien ;)’ ‘%add: PBM’ ‘(3)’ ‘*PBM: salut PBW :)) xxxxx’ ‘%add: PBW’ ‘(1)’ ‘*PBM: oui je vais pas trop mal et toi? :)’ ‘%add: PBW’ ‘Extrait du Corpus P3’ ‘*PAJ: PBE tu es le diable toi’ ‘%add: PBE’ ‘(7)’ ‘*PBE: non je suis pas le diable’ ‘%add: PAJ’

On remarque que lorsque le message initiatif est éloigné du message réactif, les procédés permettant de réduire les possibilités d'interprétation sont additionnés. Ainsi, dans les extraits ci-dessous, le vocatif et la reprise sont combinés.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*PAS: PAG tu ronronnes?’ ‘%add: PAG’ ‘(8)’ ‘*PAG: PAS ben oui je ronronne’ ‘%add: PAS’ ‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PBF: alors ton depart approche ? :)’ ‘%add: PEF’ ‘(12)’ ‘*PEF: PBF oui ca approche :)) enfin j'ai encore du temps’ ‘%add: PBF’

En effet, ce double procédé est presque indispensable au bon déroulement de l'interaction dans les cas où le locuteur auquel s'adresse le message réactif a produit plusieurs messages auquel l'auteur du message réactif est susceptible de répondre.

Quelquefois, les locuteurs jouent sur ce principe. Dans l'extrait présenté ci-après, deux unités conversationnelles avec des inventaires de participants différents sont en cours. L'une est relative à des problèmes de grève des trains, l'autre à une effraction commise sur le véhicule d'un participant (PCK). L'inventaire des participants pour les deux unités conversationnelles est assez stable à ce stade. Pour l'unité conversationnelle notée OPEL, les participants sont PCK et PBS, tandis que pour l'unité codée SNCF il s'agit de PFN, PCJ, et PIB.

‘Extrait du Corpus F7’ ‘*PCK: oui ils m'ont niqué la serrure avant passager ’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PDS’ ‘*PFN: a ta place j'irais a la gare de bonne heure......’ ‘%suj: SNCF’ ‘%add: PCJ’ ‘*PCK: bon on change de sujet stp’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PDS’ ‘*PDS: a carrement’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PCK’ ‘*PDS: pas du boulot pro ca’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PCK’ ‘(1)’ ‘*PCJ: j'peux meme pas, j'ai cours, deja que je vais partir en plein milieu...’ ‘%suj: SNCF-CRS’ ‘%add: PFN’ ‘*PDS: fallaiçs mettre un system linux embarqué pour l'alarme’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PCK’ ‘*PCK: heureusement que j'avais une alarme’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PDS’ ‘*PCK: qui les a dérangé... ils ont rien pris’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PDS’ ‘*PDS: ah oki’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PCK’ ‘*PDS: tu les as butté?’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PCK’ ‘*PIB: chanceux va’ ‘%suj: SNCF-CRS’ ‘%add: PCJ’ ‘*PIB: PCJ’ ‘%suj: SNCF-CRS’ ‘%add: PCJ’ ‘*PDS: pas changed18nceux... intelligent’ ‘%suj: OPEL’ ‘%add: PIB’

Tous les messages ne sont pas marqués de la sorte, aussi, le plus souvent les locuteurs doivent se baser sur des indices de cohérence. Ces derniers appellent non seulement un système de décodage d'indices linguistiques, mais également un système d'inférence sur les intentions d'autrui, i. e. un modèle de l'allocutaire et des interventions initiatives et réactives qu'il est susceptible de produire.

La distinction destinataire privilégié/destinataire secondaire est également difficile à établir dans la mesure où aucun autre indice que ceux apparaissant dans les messages n'existe. Il est toutefois des cas qui manifestent qu'un participant se considère comme un destinataire secondaire d'une intervention adressée à un autre locuteur.

‘Extrait du Corpus F1’ ‘*PBW: PAY.... tu sais que le québec peu aussi être très ensoleillé ?’ ‘%add: PAY’ ‘*PBW: peut sera mieux’ ‘%add: PAY’ ‘*PAZ: lol PBW :) laisse moi rire’ ‘%add: PBW’

Ce sont là des productions de rires, ou de frimousses, adressées au locuteur émetteur de l'intervention pour laquelle un participant se considère destinataire secondaire.

Notes
209.

On peut en effet considérer que l'inventaire des membres d'un groupe conversationnel soit plus important que celui des participants ayant produit des messages. Un locuteur connecté, connu des membres produisant des messages, pouvant être considéré par ces derniers comme destinataire de leurs interventions.

210.

Ils le sont en revanche dans la plupart des situations de communication dans lesquelles les interlocuteurs ne disposent pas de suffisamment d'indices situationnels, ou disposent d'indices peu fiables, pour identifier le locuteur et son allocutaire, ou encore lorsque les conséquences potentielles d'une méprise sur le destinataire et/ou l'émetteur sont coûteuses.

211.

L'allocutaire est ici identifié par un principe de cohérence.