6.2.2. Changement de tour et successeur

Nous avons donc vu que l'alternance des tours de parole repose à la fois sur des questions de place transitionnelle et de sélection du locuteur "suivant". Évidemment, les principes sont très souvent transgressés, volontairement ou non, les indices permettant l'identification des places transitionnelles ou du successeurs étant potentiellement flous.

Dans l'extrait ci-dessous, le message action "interrompt" le message de PEP qui n'est manifestement pas complet syntaxiquement. On ne peut toutefois pas incriminer le locuteur PAW d'avoir commis volontairement une interruption. Ce premier type de contrevenue au principe de l'alternance est en effet induit par le dispositif qui ne garantit en rien qu'un message envoyé n'arrive juste après un message non fini alors que l'émetteur du second message n'en avait pas pris connaissance au moment de l'envoi. D'autre part, aucun signe n'étant disponible pour connaître les intentions de prise de parole d'autrui, il est raisonnable de penser que la règle de l'alternance ne s'applique qu'au niveau des interventions initiatives et réactives, c'est-à-dire qu'un locuteur n'attend en principe pas son tour pour envoyer un message, il n'attend que matière à agir et réagir.

‘Extrait du Corpus F6’ ‘*PEP: ce qu'il y a de bien avec le thé chaud’ ‘%suj: THE’ ‘%add: ALL’ ‘*(action): PAW n'a juridiquement aucune envie de parler...’ ‘%suj: JASR’ ‘%add: PDZ’ ‘*PEP: c'est que ça brûle’ ‘%suj: THE’ ‘%add: ALL’ ‘*PCN: lol))’ ‘%suj: THE’ ‘%add: PEP’ ‘*PCM: ssss’ ‘%suj: INDET’ ‘%add: INDET’ ‘*PCN: mais de l eau froide’ ‘%suj: THE’ ‘%add: PEP’ ‘*PEP: et qu'une brûlure, ça occasionne des arrêts maladie’ ‘%suj: THE’ ‘%add: ALL, PCN’

Dans ce même extrait, une intervention apparaît à une place non transitionnelle. La seconde intervention de PCN survient après l'intervention en deux messages de PEP, qui semble syntaxiquement, sémantiquement et pragmatiquement complète, et qui pourtant ne l'était pas, ainsi que le montre le troisième message de PEP.

Il survient effectivement, dans nos corpus, très souvent des cas où l'alternance n'apparaît pas en place transitionnelle, à cause des contraintes imposées par le dispositif qui font que souvent on observe des croisements tels que ceux apparaissant dans l'extrait ci-dessous.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*PCC: yo qlq'1 peut m; envoyer un ping 212 ?’ ‘%suj: EPIN’ ‘%add: ALL’ ‘*PAU: PBR melle de toi ton cul hein!’ ‘%suj: OUBV-OPP’ ‘%add: PBR’ ‘*PCA: lol’ ‘%suj: OUBV-OPP’ ‘%add: PAU’ ‘*PAC: tien attrape PCC’ ‘%suj: EPIN’ ‘%add: PCC’ ‘*PAS: bah desole le sex fait parti de la vie je ne voulais pas choquer ;p~’ ‘%suj: OUBV’ ‘%add: PBX’ ‘*PBX: tiens un bouquet d icmp 213 ’ ‘%suj: EPIN’ ‘%add: PCC’ ‘(PAC vient de kicker PCC avec le message " ping :)))))) 4*12*4* 12S4k12A4 S12c4R12i4P12t 4*12*4*¤")’ ‘*PBX: comme c est sympa’ ‘%suj: EPIN’ ‘%add: PCC’ ‘*(action): PCA éclate un néon sur la tête de PAU!’ ‘%suj: OUBV-OPP’ ‘%add: ALL (PAU)’ ‘*PAS: c jolie :)’ ‘%suj: EPIN?OUBV-OPP’ ‘%add: PAC?PCA’ ‘*PAS: ca fait toujours plaisir’ ‘%suj: EPIN?OUBV-OPP’ ‘%add: PAC?PCA’

Dans cet extrait, plusieurs conversations sont menées en parallèle, à tel point qu'il est parfois difficile de rattacher certaines interventions à des unités thématiques. En cas de doute, nous avons marqué dans les corpus les différentes possibilités, et noté "INDET" les cas où nous n'avons trouvé aucune possibilité cohérente. En règle générale, cela ne semble pas perturber la communication entre les internautes, en tout cas pas de façon explicite.

Cependant, cela se produit dans l'extrait ci-dessous. Nous avons ajouté dans la présentation de cet extrait dans une colonne à gauche des numéros de ligne permettant de faire ressortir lesdits croisements. Les numéros en gras sont les numéros des messages, les numéros entre parenthèses ceux des messages auxquels ils répondent.

‘Extrait du Corpus F5’ ‘1 *PEF: t'essayais d'ouvrir le fichier depuis le CD’ ‘%add: PEE’ ‘2 (1) *PEE: oue PEF mdr’ ‘%add: PEF’ ‘3 (2) *PEF: c ptet un prob d'acces en lecture seule alors...’ ‘%add: PEE’ ‘4 *PEF: copie le sur ton HD et enleve l'attribut Read-Only du fichier’ ‘%add: PEE’ ‘5 (3-4) *PEE: ......tu me parle la france s'il te plait lol’ ‘%add: PEF’ ‘6 *PEF: puis réessaie’ ‘%add: PEE’ ‘7 (4) *PEE: je peux pas le copier sur mon hd lol’ ‘%add: PEF’ ‘8 *PEE: j'ai pas la plce lol’ ‘%add: PEF’ ‘9 (5) *PEF: commence par copier le fichier sur ton disque...’ ‘%add: PEE’ ‘10 *PEF: arf lol’ ‘%add: PEE’ ‘11 (6) *PEE: ma soeur le fera’ ‘%add: PEF’

Le "raté", ici, se situe au message 9, qui ne tient pas compte des messages 7 et 8, situation reconnue par le message 10, dans lequel le locuteur s'en amuse.

En ce qui concerne les cas relevés et catégorisés par la littérature, le chevauchement est dans sa conception matérielle rendu impossible par le dispositif. On pourrait toutefois considérer que le "raté" que nous venons de décrire s'analyse en ces termes. En effet, PEF a un problème de bureautique qu'il a soumis à l'assemblée. PEF questionne PEE pour tenter d'émettre un diagnostic, ce qu'il réalise en 3. Au message 4 PEF formule des instructions de contournement du problème. En 5, l'intervention de PEE concerne le code et survient alors que PEF n'avait manifestement l'intention de "rendre la parole". Les messages 7 et 8 formulent une opposition à une proposition contenue dans le message 4. En (9) enfin, conformément à la demande de reformulation PEF compose un message qui n'est pas cohérent avec les deux messages précédents. 7, 8 et 9 ont été produits dans un intervalle de temps très court qui s'apparente à un chevauchement.

L'interruption, quant à elle, n'est possible qu'à condition que le locuteur ait découpé son tour de parole en plusieurs messages. Un locuteur a donc le loisir de s'exposer à l'interruption ou de l'interdire. Dans l'extrait ci-dessous, P13 formule une intervention longue, qui ne s'expose pas à l'interruption, tandis que P26 découpe son intervention en plusieurs messages et s'expose donc à l'interruption de P21.

‘Extrait du Corpus P6’ ‘*P13: ensuite avant de dire que je suis une gauloise, ou que nous sommes des gaulois, tu devrais relire tes livres d'histoire... mais il est possible que tu ne saches pas lire’ ‘%suj: MQGL’ ‘%add: P26’ ‘*P26: hahahaha’ ‘%suj: MQGL’ ‘%add: P13’ ‘*P26: nan pigeonne’ ‘%suj: MQGL’ ‘%add: P13’ ‘*P26: si je savais apas lire ’ ‘%suj: MQGL’ ‘%add: P13’ ‘*P21: hahahahahaha’ ‘%suj: MQGL’ ‘%add: P13, P26’ ‘*P26: je vois pas comment’ ‘%suj: MQGL’ ‘%add: P13’ ‘*P26: \je pourrais chatter’ ‘%suj: MQGL’ ‘%add: P13’

Notons qu'il est difficile de déterminer si une unité syntaxique a été volontairement scindée en plusieurs messages par un locuteur, ou si le locuteur attache après coup un autre segment à son message initial, profitant de la structure syntaxique amorcée.

Les interruptions relevées peuvent être de nature coopérative ou de véritables FTAs.

Le phénomène de l'intrusion est assez difficile à évaluer. Il concerne les cas où un locuteur illégitime parasite le circuit interlocutif. Cette situation peut se manifester explicitement, un locuteur en faisant la remarque, ainsi que l'illustre l'extrait ci-dessous.

‘Extrait du Corpus P2’ ‘*PAB: PAG on t a pas demandé bordel :/’

Dans l'extrait ci-dessous se présente une subtilisation du tour de parole :

‘Extrait du Corpus P6’ ‘*PAS: et toi PCA qui es tu 214 ?’ ‘%suj: CQJX’ ‘%add: PCA’ ‘*PAU: c ma meuf :/’ ‘%suj: CQJX’ ‘%add: PAS’

Ces subtilisations ne se font pas toujours au profit de celui qui prend la parole. L'extrait ci-dessous montre plusieurs cas de subtilisation de la parole.

‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PDW: c est deja pas mal d etre beau de l interieur PAS’ ‘%add: PAS’ ‘(5)’ ‘*PBL: on doit faire quoi kan on est moche de l interieur et de l exterieur?’ ‘%add: PDV’ ‘(1)’ ‘*PDT: on fait son possible PBL ;)’ ‘%add: PBL’ ‘*PDW: tu crois qu il y a des gens moches de l interieur et de l exterieur aussi?’ ‘%add: PBL’ ‘*PAK: oui... moi :)’ ‘%add: PDW’

Le modèle hiérarchique définit des unités dialogales – l'interaction, l'échange, la séquence – et des unités monologales – l'intervention, l'acte de langage. Toutefois, Jeanneret (1999) explore un certain nombre de cas qui n'entrent pas dans ce moule. Elle distingue la production d'une unité discursive par au moins deux locuteurs de l'articulation en échange de deux interventions. Pour Jeanneret (1999) "il y a coénonciation 215 de deux segments quand ils ne peuvent se résoudre ni en échange, ni en paire adjacente."

Jeanneret (1999:13-14) relève dans ses corpus 7 types de coénonciations :

  1. un connecteur est attaché au premier segment
  2. un connecteur est attaché au 2e segment
  3. coénonciation avec du discours rapporté
  4. relative produite par un locuteur différent de celui de l'antécédent
  5. le deuxième segment est précédé d'une reprise d'un matériel du premier segment
  6. reprises plus larges
  7. coénonciations exposées (le deuxième segment donne lieu à une séquence lattérale).

Trois fonctions sont identifiées. Jeanneret (1999:112) indique que la fonction interactive entre les segments coénoncés peut être rituelle, argumentative, ou de reformulation non paraphrastique. Elle est rituelle dans le cas où la complétion intervient parce que le locuteur du segment coénoncé pense que le segment auquel il l'attache n'est pas complet et est menaçant pour la face de l'interlocuteur ou conduirait à un malentendu. Ainsi Jeanneret (1999:122) rappelle que "Toute intervention se doit d'être complète pour ménager la face de son interlocuteur et permettre aux interlocuteurs de bien se comprendre". La fonction est argumentative dans les coénonciations composées i. e. commençant par un connecteur. Enfin, elle est de reformulation non paraphrastique selon Roulet (1987:115) lorsqu' "un énonciateur tente de mieux satisfaire à la complétude interactive en présentant l'intervention principale comme une nouvelle formulation liée à un changement de perspective énonciative indiqué par le connecteur d'un premier mouvement discursif […]". Ce type se marque obligatoirement par un connecteur reformulatif et selon Jeanneret (1999:116) "implique une réinterprétation de l'énoncé source par l'énoncé doublon et donc une subordination rétroactive du premier au second". Tandis que la reformulation paraphrastique "se marque par une proximité sémantique de l'énoncé doublon par rapport à l'énoncé source".

Évidemment cela pose le problème de la complétude d'une unité et de la façon dont les locuteurs l'envisagent. Les phénomènes de coénonciation sont assez rares dans nos corpus. Ils ne sont jamais invités par le locuteur de la première partie de l'unité. On notera que le connecteur n'est pas présent dans tous les cas de complétion :

‘Extrait du Corpus F4’ ‘*PCA: bah on se fera un chapon a la place :)’ ‘%add: PDR’ ‘(1)’ ‘*PDR: un chapon en méchoui..... c'est peu ;)’ ‘%add: PCA’ ‘(4)’ ‘*PCA: a la croute de sel :)’ ‘%suj: jpqs’ ‘%add: PDR’ ‘*PDR: tu fais ca comment PCA?’ ‘%add: PCA’ ‘(3)’ ‘*PCA: tu entoure ta bestiole avec une pate faite de gros sel et d'eau.... et tu enfournes’ ‘%add: PDR’ ‘*PDW: 30 Minutes pa rlivre’ ‘%add: PDR’ ‘(1)’ ‘*PDR: ca doit être bon PCA :) ... moi je l'enduis de moutarde ;)’ ‘%add: PCA’ ‘*PCA: ca cuit dans son propre jus... excellent’ ‘%add: PDR’

L'extrait suivant présente plusieurs cas de coénonciation. Les locuteurs s'interrogent à propos du rôle des opérateurs et formulent des propositions :

‘Extrait du Corpus F7’ ‘*PJQ: ceci n'est pas notre rôle’ ‘%add: PFL’ ‘*PFL: lol PJQ’ ‘%add: PJQ’ ‘*PFL: j'y crois vraiment =)’ ‘%add: PJQ’ ‘(2)’ ‘*PJQ: moi aussi :)’ ‘%add: PFL, PJQ,’ ‘(1)’ ‘*PBN: 'servir et protéger'’ ‘%add: PFL, PBP, PJQ’ ‘(6)’ ‘*PBP: servir prtoger et surtout etre courtois’ ‘%add: PBN’ ‘(1)’ ‘*PJQ: servir et faire des bavures’ ‘%add: PBP, PBN,’ ‘*PJQ: lolol’ ‘%add: PBN, PBP,’ ‘*PBP: oui’ ‘%add: PJQ’ ‘*PFL: et oper tous les heureux possesseurs du ratascript même si ils connaissent que dalle à irc’ ‘%add: PBN, PJQ, PBP,’

Le premier cas de coénonciation utilise un procédé de rattachement par reprise du matériel énoncé. Le deuxième cas de coénonciation ne reprend pas la totalité des termes et détourne l'orientation argumentative de l'intervention. Ce détournement est amplifié par un autre locuteur, PFL, qui avec un attachement classique par un connecteur poursuit le texte de PJQ. Les phénomènes de coénonciation observés dans le corpus ont très souvent un aspect ludique. Ainsi, dans l'extrait suivant, quelques locuteurs tentent de convaincre un aop d'effectuer une opération qui ne fait pas partie de ses prérogatives.

‘Extrait du Corpus F7’ ‘*PBP: oui on diras rien’ ‘%add: PBS’ ‘*PBS: trop tard, le big boss a tout loggé ce soir en première instance je perd mon aop et du coup mes chances de founderage 216 de dans deux ans’ ‘%add: PBP’ ‘*PBP: tain je suis plus op et j'ai toutes les pubs ;o))’ ‘%add: ALL’ ‘*PHQ: qui auraient lieux ds un an’ ‘%add: PBS’ ‘*PBS: oui exact’ ‘%add: PHQ’

La relative est produite par un locuteur différent de celui de l'antécédent générant une incohérence, toutefois validée par l'auteur du premier segment.

Jeanneret (1999) identifie des phénomènes de coénonciation en réparation. Dans nos corpus la réparation est le plus souvent autoeffectuée et pallie des problèmes de frappe essentiellement.

Notes
212.

"Ping'' est un des outils de déboguage réseau les plus utiles. Son nom lui vient d'un sonar de recherche de sous-marin qui envoie un son et attend un ping en retour.

213.

Internet Control Message Protocol, documenté dans la RFC 792

214.

Notons qu'une question sur l'identité d'un allocutaire ne signifie pas forcément que les locuteurs ne se "connaissent" pas, mais aussi qu'ils ne se "reconnaissent" pas, les changements de surnoms étant fréquents.

215.

La coénonciation apparaît dans la littérature sous différents termes. Jefferson (1973), et Sacks (1992) parlent de collaborative sentences. André-Larochebouvy (1984) parle de complétion du tour de parole, Loufrani (1981 et 1985) de locuteur collectif. Enfin, Gülich (1986), Lerner (1991) et Coates (1994), cités par Jeanneret (1999) utilisent respectivement les termes d'achèvement interactif du discours, d'unité syntaxique produite conjointement et de construction conjointe d'énoncés.

216.

Création d'un canal public.