7.1.1. Questionnement théorique

La théorie linguistique reconnaît parmi les traits structuraux essentiels du langage le fait qu'il possède deux sous-systèmes : grammatical et lexical. On a coutume de distinguer les catégories grammaticales des catégories lexicales en fonction d'un critère de classe ouverte/fermée. Ainsi, se trouveraient dans le lexique, d'une part une catégorie d'unités dites pleines et d'autre part une catégorie d'unités outils. Les disciplines linguistiques se partagent l'étude de ces unités. L'étude des mots outils relève de la morphosyntaxe, tandis que celle des mots pleins relève de la lexicologie 223 . Un des critères retenus pour la distinction entre ces classes est la référence. Les mots pleins (lexicaux) réfèrent (réalité extralinguistique) tandis que les mots outils ou grammaticaux ne réfèrent pas. L'argument traditionnel soutient que les mots qui sont dits ne pas référer ont une autre façon de faire sens et non pas qu'ils n'ont pas de sens 224 . Mais on ne voit pas alors très bien comment ces mots ne réfèrent pas, ils font en tout cas partie des moyens de la référence.

Le critère de la fermeture de la classe est aussi mis en question d'une part en diachronie, et d'autre part en synchronie quand on examine de plus près certaines catégories dites grammaticales telles que les locutions prépositionnelles.

Une catégorie grammaticale se définirait donc par le degré de stabilité des membres de sa classe. Les éléments qui appartiennent ainsi à la grammaire sont des formes liées telles que les flexions verbales, les morphèmes de transcatégorisation ; des formes libres, les catégories grammaticales et les relations grammaticales, l'ordre des mots, certaines formes suprasegmentales et les combinaisons régulières de ces éléments en tournures grammaticales ou structures syntaxiques.

Même si les frontières entre ces deux systèmes, lexical et grammatical, ne sont pas toujours clairement appréhensibles, il semble que ce trait soit partagé par toutes les langues et hypothèse est faite que chacun de ces sous-systèmes présente des fonctions sémantiques particulières. Talmy (2000a:21) propose que lorsqu'un énoncé est utilisé pour susciter chez l'interlocuteur une "représentation cognitive" les éléments grammaticaux spécifient la structure, la configuration de la représentation cognitive, tandis que les éléments lexicaux construiraient le contenu de la représentation cognitive. "Les spécifications grammaticales fournissent donc à la phrase un cadre conceptuel ou, pour le dire de manière imagée, une ossature, un échafaudage sur lequel s'appuie le matériau conceptuel spécifié par le lexique 225 ". On trouve chez Langacker (1987), une position similaire, bien que ce dernier envisage de façon plus explicite lexique et grammaire comme un continuum : la grammaire se réduit à la structuration et à la symbolisation du contenu conceptuel. Le fonctionnement cognitif est ici assimilé au fonctionnement linguistique. Mais que dire, si les éléments grammaticaux permettent de constituer la structure de la représentation cognitive, du fait que des éléments soient grammaticalisés dans une langue et pas dans une autre ?

Les concepts véhiculés par des éléments grammaticaux à travers les langues sont en nombre restreint. L'hypothèse est que ces notions constituent le système conceptuel fondamental qui structure le langage. Selon Talmy (2000a:21), "cet ensemble de concepts spécifiés par la grammaire, que l'on retrouve dans l'ensemble des langues, fournit à l'organisation conceptuelle son cadre schématique de base, au sein du domaine cognitif propre au langage" 226 .

La notion de catégorie dans la pensée occidentale est fortement déterminée par les écrits d'Aristote. Pour ce dernier, deux types de mots reçoivent un traitement privilégié relativement aux fonctions qu'ils sont susceptibles d'exercer : les fonctions de sujet et de prédicat. Ces types de mots sont les noms et les verbes. Aristote les envisage comme répondant à des catégories, qui sont au nombre de dix : substance, quantité, qualité, relation, la possession, le temps, le lieu, la situation, l'action et la passion. La notion de catégorie, chez Aristote correspond à la manière de prédiquer, c'est-à-dire à la manière d'attribuer une qualité à un sujet.

Une catégorie est en fait un principe de regroupement d'objets en classes selon les propriétés qu'ils partagent. L'appartenance à une catégorie se définit donc par la reconnaissance ou non d'un jeu de propriétés nécessaires et suffisantes. Ce modèle est remis en cause par la théorie du prototype. Les principes de la catégorisation humaine ne reposeraient pas sur le modèle des conditions nécessaires et suffisantes.

La sémantique du prototype, version standard, correspond aux propositions formulées par les psychologues dans les années soixante-dix. La catégorisation, le découpage de la réalité, était conçu comme essentiellement arbitraire. On considère à présent que la catégorisation est issue de l'interaction entre les stimuli et leur traitement, et que cette interaction est dépendante du processeur, qui utilise capacités et stratégies variées pour donner du sens. Rosch (1976), qui est à l'origine de la théorie du prototype en psychologie, estime que la catégorisation, qui découle de l'interaction entre l'homme processeur et son environnement physique est indépendante des classifications linguistiques. Il y aurait donc une distinction entre d'une part, le sens donné au monde et issu de lui et d'autre part le sens linguistique. La recherche d'invariants à statut d'universaux semble contradictoire dans les travaux de Rosch (1978:28) 227 lorsqu'elle elle précise au sujet de son travail que, "il doit être noté que les thèmes relatifs à la catégorisation que nous traitons prioritairement concernent les principes explicatifs des catégories qui se trouvent dans une culture et codés par la langue de cette culture à un moment donné".

La linguistique s'est réapproprié cette analyse, afin de remédier à une partie des faiblesses inhérentes à l'analyse sémique basée sur le modèle des conditions nécessaires et suffisantes d'Aristote. Le sens se voit attribuer une conception moins rigide, et donc plus adéquate puisque le pouvoir référentiel des mots s'en trouverait mieux expliqué. La notion de prototype se définit comme un ensemble de propriétés typiques. Cet ensemble formerait un modèle mental, auquel le locuteur comparerait de façon globale une représentation (l'image qu'il se fait du référent), et adopte ou non la dénomination correspondante selon qu'elle lui paraît voisine ou non. Les catégories deviennent plus souples et nous font passer d'un monde "manichéen" à un monde plus nuancé.

En ce qui concerne la théorie linguistique même, les principes de classement des unités linguistiques en catégories sont soumis au questionnement. Catégories grammaticales, catégories morphologiques, catégories lexicales sont des termes si souvent utilisés qu'on en vient à se demander quelles réalités ils recouvrent et quelles définitions il convient de leur accorder. Parmi les premières tentatives de catégorisation du matériel linguistique se trouve l'analyse en parties du discours (traduction littérale de partes orationis), initiée par les grammairiens latins et grecs et semble-t-il inspirée des catégories d'Aristote, où la substance correspondrait au substantif, la qualité à l'adjectif, la quantité au nombre, la relation aux formes comparatives et relatives, temps et lieu aux adverbes, agir et pâtir aux voix actives et passives… Il s'agit de procéder à une classification des mots éléments de la langue en types. La liste établie par Aelius Donatus 228 , grammairien latin du IVe siècle constitue la base à laquelle se sont référés les travaux ultérieurs. Cette liste n'a subi que de légères modifications jusqu'au XXe siècle et contient 8 ou 9 classes : nom, pronom, verbe, adverbe, adjectif (notion inconnue de l'Antiquité classique), participe, conjonction, préposition, interjection, article.

Les critiques que l'on peut formuler à l'encontre de l'analyse en parties du discours sont nombreuses, la première étant sans doute qu'elle vise à assigner à chaque mot une et une seule place dans la classification, ce qui risque de masquer des comportements différents. Une des faiblesses majeures les plus soulignées est celle de l'hétérogénéité des critères de classification 229  : critère morphologique (nom, verbe), position des mots les uns par rapport aux autres dans la phrase (préposition), fonction syntaxique (conjonction), critères sémantiques (adjectif), et le manque de distinction entre statut lexical et grammatical. Enfin, l'universalité des parties du discours est fortement remise en cause par nombre de linguistes dont Schachter (1985:3) qui affirme que "Tandis que toutes les langues font des distinctions en parties du discours, il y a d'assez importantes différences entre les langues concernant à la fois le type et le nombre des distinctions qu'elles font" 230 . Ainsi, l'inventaire des types fondamentaux d'unités, pour écarter le problème de la question de l'universalité et celui de l'hétérogénéité des critères est souvent diminué de moitié et ne comporte donc plus que les "classes lexicales majeures" : nom, verbe, adjectif, adverbe (Givòn 1984:47-85).

Il est possible, selon Creissels (1995:16), de "rejeter l'idée même d'aborder la question de la définition des notions fondamentales de la syntaxe au niveau du classement syntaxique des unités lexicales ou des "mots"", en acceptant l'idée que toutes les notions syntaxiques sont dérivées de celles de constituant nominal et unité phrastique. Creissels exemplifie cette position pour le verbe qui, en français par exemple, peut être distingué des autres catégories sur la base du système d'affixes qui l'affecte, mais n'est identifiable comme type à travers les langues du monde que par le rôle qu'il tient dans l'unité phrastique. On trouve une position similaire chez Feuillet (1988:72) qui affirme qu' "En partant du mot ou monème, on s'interdit de voir qu'une même relation peut être exprimée par des moyens différents : en disant par exemple que le cas est une catégorie (ou une modalité) nominale, on occulte le fait que la position du groupe ou la préposition peuvent jouer le même rôle. Or, si l'on fait de la préposition une partie du discours, du cas une catégorie et de la position un procédé syntaxique, on obscurcit le lien qui relie l'expression d'une relation identique."

Nous avons vu au chapitre 4 les principes de lemmatisation dans une perspective générale. Il convient maintenant de préciser les choix que nous avons opérés. Si le classement des unités en parties du discours pose problème, il reste une méthode très utilisée en linguistique et la comparaison n’est plus possible si l'on ne se conforme pas aux grands principes d'une discipline. On arguera certes que le renouveau et le progrès sont alors entravés par des positions conformistes.

Notes
223.

Béraud et al. (1988)

224.

Les études consacrées au sens en grammaire, outre Sapir (1953), Whorf (1970), Boas (1965), ou encore Jakobson (1963) sont de trois types principaux : typologie des solutions grammaticales utilisées pour exprimer une même fonction sémantique, sens et fonction de toutes les unités grammaticales d'une langue, analyse approfondie d'un élément particulier d'une langue.

225.

"The grammatical specifications in a sentence, thus, provide a conceptual framework or, imagistically, a skeletal structure or scaffolding for the conceptual material that is lexically specified."

226.

"This crosslinguistically select set of grammatically specified concepts provides the basic schematic framework for conceptual organization within the cognitive system of language".

227.

Citation traduite par Dubois (1991:32)

228.

Aelius Donatus De Partibus Orationis Ars Minor reproduit sur Orbis Latinus © Zdravko Batzarov http://www.orbilat.com/Latin/Texts/05_Late_period/Treatises/Donatus_Aelius-Ars_minor.html

229.

Trask (1999:280-282).

230.

"While all languages make parts-of-speech distinctions, there are rather striking differences between languages with regard to both the kind and the number of such distinctions that they make".