8.1. Unité de segmentation.

8.1.1. Problématique

Notre corpus présente l'utilisation d'un code particulier. Certes le mode de production est écrit, et un écrit dactylographié, il ne répond cependant pas aux normes traditionnelles de production écrite par bien des aspects ainsi que nous en avons discuté en partie dans les chapitres précédents. Nous cherchons à présent à caractériser la syntaxe de la phrase pour nos corpus, afin d'en déterminer les spécificités.

Il est de tradition de discuter le statut théorique de la phrase, et ce de façon plus polémique lorsque les analyses portent sur la langue parlée. Le terme est ancien et la linguistique contemporaine ne reçoit ce concept qu'en héritage. Les grammaires traditionnelles s'appuient pour définir la notion de phrase sur des critères hétérogènes et sujets à critique. Comme le mot, la phrase reçoit une délimitation graphique : la phrase commence par une lettre majuscule et se termine par un point. Cette délimitation graphique est appliquée comme un calque sur l'oral, dans lequel les marqueurs de délimitation correspondants sont des pauses. Enfin les grammaires traditionnelles confèrent à la phrase une qualité d'autonomie sémantique. La phrase serait au plan sémantique une unité de pensée. À cela s'ajoutent dans les grammaires récentes des définitions qui se veulent purement syntaxiques et insistent, pour reconnaître une phrase, sur la notion de cohérence syntaxique.

Nombre de critiques ont été exprimées à l'égard de la notion de phrase ainsi formulée. Le premier point est qu'elle est donnée pour un produit à reconnaître comme tel et non pas du point de vue de sa construction. D'autre part, et faut-il le souligner encore, elle se base pour la délimitation des unités sur des caractéristiques écrites qui n'entretiennent pas, malgré les tentatives d'identification des signes de ponctuation à des pauses ou à des courbes intonatives, un rapport simple avec l'oral. Un cas extrême pour illustrer la fausseté de l'identification du point à une pause ou une intonation de l'oral est l'intonation de style journalistique radiophonique ou télévisée, qui, si on devait la ponctuer selon ces critères présenterait, dans bien des cas, de graves incohérences. La notion de phrase est aussi envisagée en situation monologale 257 sans doute sous le prétexte qu'il s'agit d'une unité de langue plutôt que de parole. C'est ainsi qu'on distinguera la notion de phrase de celle d'énoncé, l'énoncé s'inscrivant dans une production effective.

Enfin, la notion de complétude sémantique engagée dans la définition ne permet absolument pas de déterminer si une séquence a le statut de phrase. Quant à la notion de complétude syntaxique, elle questionne le domaine d'œuvre de la syntaxe.

L'unité de segmentation qu'est la phrase est inutilisable telle qu'elle est définie par les grammaires traditionnelles pour nos corpus. D'une part, nos locuteurs n'utilisent pas ou utilisent peu les marqueurs de délimitation de l'écrit, ce qui ne laisse donc pas la possibilité de savoir ce qu'ils considèrent comme une phrase. D'autre part, le dispositif de production ne laisse pas non plus de traces exploitables pour une segmentation cohérente ainsi que le montrent les exemples suivants, dans lesquels les ruptures interviennent au beau milieu d'une unité syntaxique (extraits de Corpus F3 et F6), voire d'un mot (extrait du Corpus F7) ; cependant elles n'interviennent jamais, dans nos corpus, en laissant apparaître ensemble des unités totalement indépendantes les unes des autres 258 .

‘Extrait du Corpus F3’ ‘*PCO: c pas moi PDL regardes’ ‘%add: PDL’ ‘*PEJ: saklut’ ‘%add: ALL’ ‘*PCO: ton quit 259 ’ ‘%add: PDL’ ‘Extrait du Corpus F6’ ‘*PEP: PAN non j'ai n5 machines’ ‘%add: PAN’ ‘*PEP: sous win2000 advanced server’ ‘%add: PAN’ ‘Extrait du Corpus F7’ ‘*PAO: s’ ‘*PAO: a’ ‘*PAO: l’ ‘*PAO: u’ ‘*PAO: t’

Il convient de se donner une unité d'analyse précise qui ait un statut théorique stable et valide, aussi, nous référerons nous à la notion d'unité phrastique, telle qu'elle est discutée par Creissels (1995:31-40) et qui fait appel à la notion de contenu propositionnel et d'opération énonciative.

‘"Une unité phrastique est un énoncé ou fragment d'énoncé que sa structure interne permet de mettre en relation systématique avec un ensemble d'énoncés qui ont en commun de pouvoir représenter les mêmes événements conceptualisés de manière identique et qui diffèrent entre eux par la façon dont les événements en question sont envisagés dans le cadre d'une énonciation". (Creissels 1995:35)’

Nous retenons également qu'une unité phrastique est une séquence d'unités linguistiques, dans laquelle se reconnaît un prédicat qui structure un ensemble de constituants nominaux 260 .

Notes
257.

Fox, B. et R. Jasperson (1995), Mondada (2001).

258.

Nous entendons là qu'une intervention n'est jamais utilisée pour adresser des messages différents à des locuteurs différents. En revanche, des unités entre lesquelles une rupture de thématique intervient peuvent apparaître dans la même intervention, mais le cas est peu fréquent.

259.

Un quit est un message apparaissant à un utilisateur après déconnexion.

260.

Selon Creissels (1995:16) il est possible de "rejeter l'idée même d'aborder la question de la définition des notions fondamentales de la syntaxe au niveau du classement syntaxique des unités lexicales ou des "mots" en acceptant l'idée que toutes les notions syntaxiques sont dérivées de celles de constituant nominal et unité phrastique".