8.3.4.2. Thématisation

La terminologie qui concerne ce domaine syntaxique est multiple. On parle de thème en l'opposant à rhème pour désigner ce qui constitue l'objet d'un acte d'énonciation, le rhème (ou propos) présentant ce qui est exprimé à son sujet. Les termes viennent du grec  ce qu'on pose ou dépose 334 et qui dénote en grammaire le sujet, et  le verbe, qui induisent immédiatement la confusion avec un autre couple d'opposition : sujet prédicat. L'ambiguïté peut être évitée en utilisant topique/commentaire, information ancienne/nouvelle. Cette opposition ne doit pas non plus être confondue avec l'opposition modus/dictum qui chez Bally, relève d'une opposition entre ce qui dans les énoncés permet la référence (dictum du latin, le dit) et les manières de présenter le dictum (modus du latin, manière). Le dictum est la mise en rapport d'un sujet avec un prédicat, le contenu représentatif de l'énoncé, tandis que le modus est l'attitude prise par le sujet parlant. Il est souvent difficile de décider pour une phrase, ce qui relève du modus et ce qui relève du dictum. La relation entre le posé et le dit, entre un thème et un propos, appelée "lien informatif" 335 , serait le garant de la complétude de la phrase. La modalité peut se concevoir comme la manière dont le locuteur envisage la relation thème/propos.

L'attitude du sujet parlant peut-être considérée comme la manière de présenter l'attribution d'un prédicat à un objet. On pourrait classer ces modes d'attribution à la manière des logiciens, selon que l'attribution est présentée comme un fait (jugement catégorique), comme une possibilité (jugement hypothétique), comme une nécessité (jugement apodictique). La distinction modus/dictum conduit à donner des statuts différents aux éléments phrastiques, certains appartenant au modus, d'autres au dictum. On pourra alors se demander si la modalité porte sur l'ensemble de l'énoncé, sur l'énonciation ou sur une partie de l'énoncé. Il faudra aussi chercher ce qui détermine la portée d'un opérateur modal et s'il y a une relation entre portée sémantique et portée syntaxique.

La mise en thème dans les langues qui le permettent est préférentiellement marquée dans l'ordre des mots (topicalisation 336 ). La littérature relève aussi le passif 337 comme stratégie de mise en thème. Cependant en français la structure thématique la plus fréquente à l'oral, le jeu sur l'ordre étant contraint par la langue et le passif peu employé 338 , est le mécanisme de la dislocation, illustré par l'exemple (165) ci-dessous.

‘(165) Mon pèrei à son frèrej ili lak luij a donnée la motok 339 .’

Selon Keenan (1977) ce type de construction serait rare dans les productions planifiées et donc caractéristique de l'oral non planifié (spontané).

Certains dispositifs syntaxiques sont identifiés également comme des procédés de topicalisation de référents qui n'ont pas déjà été introduit dans le discours. Ainsi Lambrecht (2000) caractérise-t-il la construction Il y a N qui… ou j'ai X qui… On ne peut en effet pas utiliser ces constructions pour parler d'un référent qui vient d'être mentionné.

‘(166) Et ta nouvelle voiture ?’ ‘ *Il y a ma nouvelle voiture qui est en panne.’ ‘ *J'ai ma nouvelle voiture qui est en panne 340 .’

Selon Creissels (2000b:18;4) "Dans l'alignement prototypique des rôles, le sujet est le constituant nominal de l'unité phrastique qui a le degré le plus élevé de topicalité. Par conséquent, dans une langue où se développe une tendance à marquer la topicalisation d'un constituant presque dans chaque énoncé (comme en français parlé ou en japonais), il est prévisible que les sujets vont tendre à être topicalisés en quelque sorte par défaut chaque fois que le contexte discursif n'impose pas la topicalisation d'un autre constituant." Alors, la fréquence de la construction lui fait perdre son statut de construction marquée et, cela pourrait avoir pour conséquence selon Creissels (2000b:18;4) la "transformation d'un indice de sujet initialement utilisé pour représenter un constituant détaché dans une construction disloquée en un élément obligatoire du mot verbal qui marque simplement l'accord entre sujet et verbe"

Les syntagmes nominaux initiaux non sujets sont dits topiques externes selon Foley & Van Valin (1985:300). Ces auteurs différencient les constructions topicalisation et dislocation à gauche par le fait que la seconde (167) présente un élément pronominal qui réfère au topique externe tandis que la première (167, 168)présente un trou syntaxique.

‘(167) Cette fille je m'entends pas avec _.’ ‘(168) Extrait du Corpus F1’ ‘*PCJ: l' humour au 2eme degré y'en a qui connaissent pas ptdr’

Selon Foley & Van Valin (1985:300)

‘"Les topiques ne sont pas des constituants de la proposition mais lui sont plutôt externes, en juxtaposition à la clause entière […] ils ne portent pas nécessairement de relation sémantique avec le prédicat ou ses arguments". 341

Ce phénomène s'illustre par l'énoncé suivant.

‘(169) Ma femme, son père il est banquier.’

On notera cependant des objections à la caractérisation de la construction dilocation à gauche comme un simple procédé de topicalisation. Prince (1992, 1998) 342 propose pour l'anglais que la construction est corrélée à trois fonctions : simplifier le traitement du discours, déclencher un jeu d'inférences partiellement ordonnées, ou amnistier les violations d'îles 343 .

Notre corpus contient, nous l'avons évoqué au chapitre 7, un grand nombre de noms propres de personnes qui pour la plupart entrent dans des fonctions de vocatifs. Les vocatifs permettent de pallier le caractère décontextualisé du dispositif de communication. Les locuteurs n'ont de traces perceptibles de l'ensemble des locuteurs présents que la liste des participants (liste de surnoms) et n'ont trace de la participation de chacun que depuis le moment où ils sont entrés dans le canal. Enfin, les locuteurs se manifestent aux autres locuteurs seulement par leur dire, auquel est attaché leur surnom. Reconnaître l'auteur d'un énoncé, ainsi que nous l'avons vu au chapitre 6 n'est pas un problème. En revanche, la sélection de l'allocutaire est problématique dans le cas où plusieurs locuteurs sont engagés dans la conversation et dans le cas où plusieurs conversations se mènent en parallèles, ainsi que l'illustre l'exemple suivant (déjà présenté au chapitre 6) dans lequel deux conversations se mènent en parallèle, l'une à propos d'une effraction sur véhicule et l'autre à propos de cours. Un locuteur n'a pas spécifié le destinataire de son message immédiatement (mis en relief en gras dans l'exemple) mais dans le message suivant ce qui donne lieu à confusion 344 sur le destinataire :

‘Extrait du Corpus F7’ ‘*PCJ: j'peux meme pas, j'ai cours, deja que je vais partir en plein milieu...’ ‘%add: PFN’ ‘*PDS: fallaiçs mettre un system linux embarqué pour l'alarme’ ‘%add: PCK’ ‘*PCK: heureusement que j'avais une alarme’ ‘%add: PDS’ ‘*PCK: qui les a dérangé... ils ont rien pris’ ‘%add: PDS’ ‘*PDS: ah oki’ ‘%add: PCK’ ‘*PDS: tu les as butté’ ‘%add: PCK’ ‘*PIB: chanceux va ’ ‘%add: PCJ’ ‘*PIB: PCJ’ ‘%add: PCJ’ ‘*PDS: pas changed18nceux... intelligent’ ‘%add: PIB’ ‘*PCK: mais j'ai monté mon ampli+hp a l'appart’ ‘%add: PDS’ ‘*PCJ: PIB tu trouves vraiment que j'ai e la chance?’ ‘%add: PIB’

C'est ce qui explique selon nous en grande partie l'emploi de noms propres de personnes massivement en fonction de vocatifs. La syntaxe et la sémantique des vocatifs ont été très largement négligées à la fois par les grammaires traditionnelles et par les linguistiques contemporaines. Il est entendu ici que le terme de vocatif ne se rapporte pas à un cas morphologique formel tel qu'on le définit pour le grec ancien mais à un type particulier de constituant d'unité phrastique pour lequel Bally 345 remarquait qu'il apparaît "en marge de la phrase ou de la proposition grammaticale". Lambrecht (1998) fait l'hypothèse que ce manque d'intérêt provient d'une part du statut de non argument dont ils sont assortis dans l'énoncé et d'autre part de leur caractère déictique. On ne réfère pas ici aux épithètes et interjections dont Milner (1978) et Ruwet (1982) ont dégagé la syntaxe, mais aux constituants qui permettent, en première analyse, d'attribuer le statut de destinataire direct d'un message à un interlocuteur.

Par certaines propriétés, les vocatifs ressemblent aux constructions topiques ainsi que le remarquent Lambrecht (1994, 1996, 1998) et Gregory & Michaelis (2001). Cependant certains auteurs les excluent explicitement de la construction dislocation. En effet, Prince (1998:282) indique que la "dislocation à gauche […] dénote une forme syntaxique dans laquelle certains syntagmes nominaux (non vocatifs) apparaissent en position initiale pré-clausale, coréférentiels avec un pronom personnel apparaissant quelque part dans la clause" 346 . On peut ainsi distinguer dislocation gauche, dislocation droite, et détachement à gauche ou à droite.

Conformément à l'analyse proposée par Lambrecht (1998), nous parlerons de constructions TOP et A-TOP 347 , de constructions VOC et A-VOC respectivement pour les constructions topique gauche, topique droit, vocatif gauche et vocatif droit. Selon Lambrecht (1998:35) ces deux constructions servent à "établir une relation de pertinence entre un élément de discours et une proposition."

Lambrecht (1998:35) affirme que la forme de ces constructions répond à un principe cognitif qu'il appelle "principe de séparation de la référence et de la relation". Ainsi, la langue parlée présenterait une tendance à présenter "l'information nécessaire à l'établissement d'un référent topical dans un discours indépendamment de l'information pertinente concernant ce référent".

Dans le corpus, 3034 noms propres sont utilisés comme vocatifs. La position à droite ou à gauche est à peu près également répartie sur le corpus (50,7% apparaissent à la droite de l'énoncé). 89,39% des vocatifs apparaissant à droite ne présentent aucun lien indiciel avec l'énoncé, tandis que la proportion des vocatifs gauches pour ce critère est de 68,52%.

Les vocatifs qui apparaissent sous d'autres formes que le nom propre ne sont que très peu représentés dans nos corpus. Il peut aussi s'agir d'un nom commun qui comme le nom propre est éventuellement assorti d'un adjectif et parfois d'un déterminant. En position de vocatif on trouve également des formes de pronom disjoint (toi, vous), des titres éventuellement associés à des syntagmes nominaux. Dans nos corpus, ces derniers ne sont pas représentés et les formes autres que les noms propres sont bien moins fréquentes.

Nous avons marqué de façons différentes dans nos corpus les constructions impliquant des vocatifs (170), et celles impliquant des topiques (171).

‘(170) Extrait du Corpus F2’ ‘*PAD: toutafait d'accord PBT :o)’ ‘(171) Extrait du Corpus F7’ ‘*PDS: la saxo vts elle tue’

Nous avons également différencié les cas de vocatifs présentant un lien avec un élément de la structure phrastique à laquelle ils sont associés (172) et ceux n'en présentant pas (173).

‘(172) Extrait du Corpus F3’ ‘*PAJ: PEQ tu me fais iech’ ‘(173) Extrait du Corpus P3’ ‘*PAM: PAF jai pas un coprs de deesse.. tu doit te tromper :P’

On distinguera deux types de structures comportant une dislocation : celles qui n'en comportent qu'une seule, et celles qui présentent plusieurs éléments disloqués (174).

‘(174) Extrait du Corpus F3’ ‘*PAJ: PDL t'es ki toi?’

Nous avons également codé la position des éléments en question par rapport à l'unité phrastique à laquelle ils sont associés : à droite, ou à gauche. D'autres positions peuvent apparaître pour les vocatifs (entre le verbe et l'objet), cependant, nos corpus ne les manifestent pas.

La position syntaxique qui connaît le plus de dislocations est celle de sujet, dans tous les types, à plus de 80%. Ce résultat confirme bien l'hypothèse avancée par Creissels évoquée plus haut, et présente donc nos corpus comme utilisant des structures d'une manière proche de celle de l'oral.

Si on compare la proportion de dislocation à gauche par rapport à la dislocation à droite pour chacun des deux types (avec ou sans vocatif), on remarque qu'il se présente une préférence pour la dislocation à gauche, mais dans des proportions différentes. Les disloquées comportant des vocatifs ont une tendance bien plus forte pour la position à gauche.

Dans le cas le plus fréquent, un seul élément est disloqué. Toutefois, 6,43% présentent des combinaisons. Il se dégage deux types préférentiels qui sont l'apparition d'un vocatif nom propre à gauche, doublé d'un sujet à droite et l'apparition d'un vocatif pronominal sujet à gauche, doublé d'un vocatif nom propre sujet à gauche. Les contraintes positionnelles ne peuvent être plus finement étudiées.

En ce qui concerne la position droite ou gauche dans nos corpus, elle semble liée au fait que le référent du terme disloqué est plus ou moins facilement identifiable par le destinataire.

Notes
334.

Picoche & Firmin (1992).

335.

Dupont (1983).

336.

Parmi les "fronting constructions".

337.

La fonction de topicalisation du second argument attribuée au passif par la littérature est remise en cause par des exemples mis en avant par Gaatone (1998:211) du type : "Comme président, je serais un homme qui unira toute la population, car j'aurais été élu par tous".

338.

Les tournures passives sont également rares dans nos corpus.

339.

Exemple de Norbert Dupont, Syntaxe, Cours de Licence de l'université Lumière Lyon2.

340.

Ici l'astérisque ne vaut que pour l'impossibilité d'enchaînement.

341.

"Topics are not constituent of the clause but rather are external to it, in juxtaposition to the clause as a whole […] They do not necessarily bear any semantic relationship to the predicate or its arguments".

342.

Voir aussi Ward & Prince (1991).

343.

island condition, Ross (1967) cité par Prince (1991).

344.

Nous n'affirmons pas là que l'interprétation a été erronée, l'ambiguïté a également pu être saisie volontairement.

345.

Bally (1985) cité par Lambrecht (1998:37).

346.

"left dislocation […] denotes a syntactic form in which some (nonvocative) NP appears in initial pre-clausal position, coreferential with a personal pronoun occuring somewhere in the clause".

347.

Anti-topique.