9.1. Le concept de temps

La démarche que nous allons adopter dans cette section, avant de nous attaquer à la matérialité linguistique proprement dite, ressemble à un exercice de réflexion sur les notions qui seront essentielles à nos analyses. En effet, avant d'aborder la question de la temporalité linguistique dans les corpus, il a paru qu'un questionnement raisonné sur le concept de temps était indispensable.

La temporalité dans le langage peut en effet être envisagée de nombreux points de vue. La littérature linguistique en témoigne par son extrême abondance, et sa diversité. Si temporalité est entendu comme expression du temps, il nous faut préalablement définir ce qui relève du temps. Ce qui est en question ici, ce n'est pas simplement la polysémie si fréquemment mentionnée de ce terme en français. Nous nous interrogeons sur la nature du temps, ce que c'est que le temps afin de mieux cerner ce qui se joue pour le temps dans le langage et les langues. Bien sûr, il ne s'agira pas d'une exploration rigoureuse des théories physiques ou philosophiques du temps, néanmoins nous aborderons les problématiques essentielles concernant le temps.

Cette démarche pose une question cruciale quant aux rapports entre le langage et la pensée. Faut-il commencer l'épreuve par une réflexion quasi-philosophique sur le temps ou doit-on partir des phénomènes linguistiques ? Nous pensons, au premier abord, que ces deux approches sont complémentaires. Il nous semble illusoire de penser l'une sans penser l'autre. Sur quelle base en effet sélectionner les phénomènes linguistiques sans avoir déterminé ce qui est en question, et comment, à l'inverse, déterminer ce qui dans notre pensée est dicté par la langue, ou par le langage ? Ce problème est bien sûr ancien, et donne lieu à de vifs débats. La pensée est conçue selon deux perspectives antagonistes, entre lesquelles on trouve, bien sûr, des positions plus nuancées : pensée comme masse amorphe avant qu'elle ne soit structurée par le langage ou structurée de façon innée pour permettre le langage.

De nombreux chercheurs, s'inspirant du modèle computationnel dans lequel l'ordinateur fait figure de métaphore du cerveau, ont postulé l'existence d'un "langage de la pensée", un mentalese selon Fodor (1983). Cette conception postule de façon analogue à ce qui se passe pour l'ordinateur un langage machine : le "langage mental" support de la pensée. Lakoff (1987:337) résume, de plus, que "Selon cette perspective, l'esprit est un ordinateur avec un matériel biologique et fonctionne en utilisant des programmes essentiellement similaires à ceux utilisés dans les ordinateurs aujourd'hui" 350 .

La pensée est alors une question de manipulation de symboles et toutes les activités cognitives sont conçues, dans ce cadre, comme algorithmiques. La raison humaine est alors abstraite et indépendante de l'expérience. Les concepts sont des représentations internes de réalités externes. Les symboles manipulés reçoivent leur signification seulement de leur capacité à correspondre à des aspects de la réalité.

Beaucoup de débats sont générés par cette question de l'interaction entre langage et cognition. À la suite de Chomsky, nombre de linguistes postulent l'autonomie du langage, en se basant par exemple sur les dissociations découvertes entre les capacités grammaticales et diverses capacités cognitives non-linguistiques. D'autres linguistes postulent, principalement à la suite de Piaget, une étroite interdépendance entre langage et cognition, avec primauté tantôt de la cognition, tantôt du langage. Les défenseurs de l'hypothèse de la relativité linguistique, c'est-à-dire de l'hypothèse selon laquelle les différences entre les langues influenceraient la pensée habituelle s'opposent aux universalistes.

Dans les conceptions les plus récemment élaborées, la linguistique cognitive nie l'existence d'un mode de représentation autonome issu de la faculté de langage et semble confondre représentations cognitives et représentations linguistiques. La difficulté rencontrée est alors la même que celle qu'ont éprouvée les grammairiens tels que Ferdinand Brunot (1922) dont les investigations partaient de la pensée pour aller vers la langue. Il est véritablement difficile de se dégager de la circularité mentionnée au début de ce paragraphe. Quel(s) rapport(s) les opérations linguistiques entretiennent-elles avec les autres processus cognitifs ? Si les langues construisent une diversité de représentations du monde, est-ce à dire que chaque langue enferme ses locuteurs dans un système de pensée ? Derrière la diversité des langues se présente l’universalité de la faculté de langage, qui pose la question de la nature des invariants. Il reste que des conceptions plus ou moins larges de ce que sont le langage, la pensée, la cognition, l'intelligence, les représentations, les concepts et de ce que sont leurs interrelations etc., ne font que brouiller davantage le tableau général.

Le développement cognitif d'un individu est très certainement contraint par son environnement et par les catégories conceptuelles et culturelles véhiculées dans son environnement linguistique. Toutefois s'il existe des énoncés intraduisibles ils ne sont jamais incompréhensibles. Les langues peuvent forcer l'expression de certains concepts, elles peuvent contraindre ce que le locuteur doit transmettre et ainsi éventuellement, être dans certaines circonstances plus ou moins efficaces les unes par rapport aux autres.

Si l'on considère qu'il existe une même structure conceptuelle pour toutes les langues, on reste en interrogation devant le fait que certaines choses sont prises en charge par des éléments de classes fermées et d'autres par des éléments de classe ouverte. Talmy (2000a) propose que les éléments appartenant à la grammaire concourraient à la structure de la représentation cognitive tandis que les éléments de classes ouvertes contribueraient surtout à son contenu. Si tel est effectivement le cas, l'hypothèse serait que des différences dans ce qui est grammaticalisé dans une langue et pas dans une autre correspondraient à des différences de structuration conceptuelle. D'autre part, les procédés de grammaticalisation effectueraient des changements dans les structures conceptuelles des locuteurs d'une langue à travers le temps.

Est-ce à dire que la structure conceptuelle est superordonnée aux représentations cognitives qui, elles, seraient dépendantes des langues ? Et si tel est le cas, quel genre d'"évidence" la linguistique peut-elle avancer ? Pour l'heure, prendre position dans ce débat semble davantage résulter d'un acte de foi que d'une démarche scientifique.

Nous parlions plus haut de la polysémie que manifeste en français le terme temps. Cette question a été examinée à maintes reprises, et il se trouve que les différentes acceptions du terme temps, ne se laissent pas analyser d'une façon claire et évidente en dehors de l'acception météorologique, qui se dégage assez nettement. Nous questionnerons donc en premier lieu le concept de temps.

Le temps est une réalité pour laquelle nous n'avons pas de perception immédiate. Nos sens ne permettent pas de l'atteindre, de l'appréhender directement. Aussi sa perception est-elle probablement différente entre les espèces, et pour les humains, entre les cultures. Le temps est une expérience qui ne cesse, malgré la familiarité que nous avons avec elle, de nous rappeler que nous n'en savons rien, se présentant de manière si évidente et naturelle qu'elle en devient presque indicible.

La physique prétend qu'avant le big-bang, le temps n'était pas et que c'est le refroidissement qui a permis la naissance du temps 351 . Une telle affirmation peut sembler quelque peu hermétique, voire paradoxale. L'argument est que l'instant zéro de l'univers se manifestant comme une purée de quarks homogène où tout se ressemble, où l'espace est indifférencié, ne connaît pas le temps. Le refroidissement serait donc à l'origine du temps puisqu'à l'origine de la différenciation. La recherche du commencement du temps suppose un "avant le temps sans temps" ce qui est difficilement concevable. Se demander ce qu'il y a avant le temps n'a pas de sens et pourtant notre intuition nous pousse à rechercher cet avant qui ne peut exister si le temps n'est pas.

La relation temps/température, mise en avant ici, ne serait que la médiation avec la relation temps/espace. Le temps n'existe pas dans l'espace indifférencié, le temps commence avec le changement 352 de l'espace lui-même initié par le changement de température. C'est dans l'opposition entre l'immuable et les métamorphoses que se dessine le concept de temps. Ce qui crée le temps c'est le changement. Dès que survient le changement, le temps existe.

Le temps est, du point de vue humain, également en rapport avec la mémoire. L'identification de situations comme répétées ou différentes n'est pas possible sans mémoire. Le temps ne se perçoit pas en lui-même, c'est l'observation des ressemblances/différences de l'environnement perçu qui permet de construire le concept de temps.

Les rapports que le temps entretient avec la température et l'espace sont ainsi primitifs, et de ces rapports, on peut envisager des rapports dérivés. La relation temps/espace engendre une relation d'ordre. Les changements qui surviennent sont ordonnés, ils se précèdent, se succèdent ou sont simultanés.

Le temps se mesure. La mesure du temps repose sur l'identification d'un phénomène dont la durée est clairement définie et qui soit reproductible à l'identique de façon infinie. Il s'agit de la recherche d'un étalon. Pour mesurer une distance, ou un poids, le choix de l'étalon est conventionnel. Pour le temps, ou la température, le choix de l'étalon est plus complexe. L'unité de temps est, au commencement de la physique, arbitraire, tout comme l'unité de longueur. En physique, l'unité de longueur dépend de l'unité de temps, elle est définie en fonction de l'unité de temps, de la seconde. La mesure du temps se base sur des phénomènes périodiques : course du soleil, mouvement d'un pendule… Elle s'affine progressivement en fonction des exigences de la société. Au XVe siècle avant notre ère, en Égypte, on repérait l’heure du soleil selon l’ombre des pyramides. Le siècle suivant, l’ombre d’un bâton planté verticalement en terre, ancêtre des cadrans solaires, permet l'observation des heures claires et sans nuages. L'invention de la clepsydre permet ensuite de se libérer des contraintes météorologiques et solaires. Au IXe siècle le temps se consume, en Angleterre avec la chandelle graduée et en orient avec des bâtons d’encens; puis s'égrène avec le sablier vers l'an mille. À la fin du XIIIe siècle, naît la première horloge à poids, puis la première horloge à pendule apparaît en 1657. Le principe de la montre à quartz est connu depuis 1920. À titre anecdotique, la seconde, depuis son invention, correspond à la 1/86 400e partie du jour solaire. Cette base de calcul étant insuffisante, la seconde est redéfinie en 1955 comme la 1/36 556 925 947e partie de l’année 1900. Il faut se rendre à l'évidence que tous les phénomènes utilisés présentent des irrégularités, pour remédier à ces imprécisions les scientifiques de notre siècle utilisent les propriétés des atomes et plus particulièrement celles du césium. La découverte de l'horloge atomique réduit l'imprécision, la seconde devient "la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133." 353 Ces précisions ont évidemment peu d'incidence sur notre façon courante de penser le temps, mais elles peuvent engendrer des pratiques nouvelles. De plus, la physique avance que contrairement à la perception qu'on en a, le temps est granulaire, c'est-à-dire qu'il existe une limite au-delà de laquelle il n'est plus possible de diviser le temps 354 . Einstein a également postulé que "l'écoulement du temps n'est pas le même pour deux témoins dès qu'ils bougent l'un par rapport à l'autre" 355 , ce qui remet en cause l'universalité du temps et oblige à penser ensemble espace et temps.

La relation temps/espace est encore en relation avec la distance. Les événements s'inscrivent dans un repère spatio-temporel. Mettre en rapport le temps et la distance aboutit au concept de vitesse. La propagation de la lumière est à l'échelle de la perception humaine instantanée 356 tandis que la propagation de l'onde sonore est d'environ 340 mètres par seconde. On peut donc à partir de ces vitesses calculer la distance qui nous sépare d'un point de foudre en comptant le nombre de secondes qui séparent la perception de l'éclair de la perception de la déflagration.

La question de la temporalité met donc en jeu différentes perceptions : celles du changement et de l'ordre dans lequel les changements surviennent, de la durée ou mesure du temps, et celle de la vitesse.

Les représentations du temps sont de deux ordres : cycliques ou linéaires. Le temps cyclique permet d'accéder au temps linéaire. Les premières horloges que furent le soleil et la lune ont conduit à l'établissement des calendriers 357 et de l'Histoire. Ce sont donc des phénomènes qui se reproduisent dans le même ordre régulièrement qui permettent le repérage.

Il a été affirmé que des sociétés et des cultures différentes présentent des conceptualisations différentes du temps. Il apparaîtrait ainsi comme cyclique 358 , ramifié 359 ou linéaire. Des auteurs affirment que ces conceptualisations/représentations ne se manifestent pas au niveau de la grammaire d'une langue et qu'on peut utiliser la représentation traditionnelle du temps, c'est-à-dire une ligne (orientée) sur laquelle des points de référence peuvent être portés.

L'hypothèse de la relativité linguistique, dont les plus illustres représentants sont Sapir et Whorf, a été mise à l'épreuve en partie avec la question de la temporalité dans le langage. Ainsi que le rappelle Lakoff (1987), il existe différents types et différents degrés de relativisme, selon la façon de concevoir les différences de systèmes conceptuels. En particulier, concernant la question de la profondeur des différences de systèmes conceptuels, certains considèrent que les éléments qui composent le système n'ont pas tous le même statut. Il y aurait des concepts fondamentaux et d'autres plus superficiels, les plus fondamentaux étant les concepts de temps et d'espace. Cette distinction de statuts des parties d'un système conceptuel renvoie de façon assez proche à celle entre l'universel et le spécifique. Dire que les concepts de temps et d'espace sont fondamentaux dans un système conceptuel ne laisse que peu de probabilité que ces derniers puissent manquer, être absents. Les concepts mineurs, superficiels en revanche sont spécifiques et moins probablement présents dans les systèmes conceptuels. Toutefois cela ne dit rien de la comparabilité des concepts. De plus, les concepts fondamentaux, formant la base du système, sont plus susceptibles d'être réutilisés par d'autres parties du système conceptuel que les concepts spécifiques ; et l'on s'attend à ce que les concepts fondamentaux soient aussi plus grammaticalisés. Enfin, plus les concepts fondamentaux diffèrent, plus les systèmes diffèrent, puisque les concepts fondamentaux sont à la base de plus de concepts dérivés. Ainsi, Whorf (1970) manifeste une position radicale, en affirmant que les concepts de temps et de changement reçoivent, dans les langues amérindiennes et particulièrement en hopi, des caractérisations très différentes de celles rencontrées dans l'Average European language 360 . Cette conclusion est tirée du fait que ces langues ne présentent pas la catégorie grammaticale du temps 361 . Cependant, ainsi que le remarque Comrie (1985:4) "il serait aussi logique d'affirmer que les locuteurs de langues qui ne connaissent pas la catégorie grammaticale du genre ont un concept du sexe radicalement différent des locuteurs de langues qui présentent ces catégories" 362 , et c'est bien là toute la question.

Nous avons donc pu dégager les différents aspects que recouvre le concept de temps. Il convient à présent d'examiner les moyens linguistiques d'expression de la temporalité dans nos corpus.

Notes
350.

"According to this view, the mind is a computer with biological hardware and runs using programs essentially like those used in computers today".

351.

Klein & Spiro (eds) (1996).

352.

Cette position est exploitée, entre autres, dans le modèle de Kamp et Reyle (1993).

353.

Définition de la Conférence Générale des Poids et Mesures, le 13 octobre 1967.

354.

Jacquard (2001).

355.

Jacquard (2001:59).

356.

Selon les physiciens, la vitesse de la lumière ne saurait être dépassée.

357.

Ewing Duncan, D. (1999). Cet ouvrage présente entre autres les manipulations que subissent les calendriers au cours de l'Histoire Occidentale et leurs motivations religieuses, politiques et scientifiques.

358.

Choi (2000).

359.

Diodore Cronos (fin IV av. J.C.) et ses disciples. Les logiciens de l'école de Mégare ont constitué un sytème axiomatique de la logique des propositions à partir des lois logiques établies par Aristote dans les Premiers Analytiques. La logique leur doit d'avoir dégagé des schèmes d'inférence (en particulier, les célèbres indémontrables : modus ponendo ponens et modus tollendo tollens) et étudié le fonctionnement des opérateurs (implication et disjonction notamment). On doit à Diodore Cronos la formulation des opérateurs modaux en termes temporels, et la conception du futur ramifié.

360.

Dénomination tirée de Whorf (1970).

361.

Une réfutation de ces hypothèses se trouve dans Malotki (1983).

362.

"It would be equally logical to assert that speakers of languages lacking grammatical gender categories have a radically different concept of sex from speakers of languages with such grammatical categories".