9.2.1. Morphologie verbale

Le moyen de spécification du temps sur lequel s'est le plus précocement focalisée l'étude de la langue est le verbe. Ne trouve-t-on pas en effet chez Aristote que le verbe "est ce qui ajoute à sa propre signification celle du temps"? 364 Le verbe est conçu comme le lieu privilégié de l'expression du temps. Mais cette observation ne convient bien que pour les langues qui connaissent le phénomène de la conjugaison 365 , c'est-à-dire, si l'on se réfère aux linguistes contemporains intéressés par l'origine des langues et leur évolution, le phénomène né de la jonction de deux "verbes" différents pour les langues germaniques et le hittite et de trois verbes différents pour le grec et le sanskrit 366 , qui pour une même base lexicale présente une série de formes selon des variations en personne, en temps et en mode.

"Conjugaison" est attesté selon le Petit Robert en 1236, et provient de la terminologie grammaticale latine. Selon le dictionnaire étymologique de Picoche 367 , ce terme est issu d'une forme racine indo-européenne (*yug-) signifiant "atteler", qui donne jugare, conjugare "unir" et conjugatio , -onis "union, conjugaison" en latin. Ce terme renvoie donc à la manière dont les radicaux des verbes sont joints, attelés aux terminaisons. Pour le latin 368 par exemple, quatre conjugaisons sont distinguées selon la finale du radical présent :

‘amo, amas, amare’ ‘deleo, deles, delere’ ‘lego, legis, legere’ ‘audio, audis, audire’

Les définitions du verbe mêlent critères morphologiques, sémantiques et syntaxiques. La caractérisation syntaxique du verbe, dans les termes de Givòn (1984:73), est que "les verbes tendent à former le noyau obligatoire des phrases. C’est-à-dire qu’ils sont le plus souvent le prédicat de la phrase" 369 .

Nombre des caractérisations que reçoit la notion de verbe se heurtent à la comparaison inter-linguistique. La notion de verbe ne semble recevoir de définition universelle que dans la mesure où elle prend pour paramètre la notion d’intégration d’un ensemble de constituants nominaux en unité phrastique. Ainsi, Creissels (1995:11) rappelle que :

‘"une réflexion générale sur la grammaire n’a donc de sens que si, au-delà de la spécificité indéniable de chaque système morphosyntaxique, il est possible de définir des notions syntaxiques générales telles que les notions fondamentales dans la description de chaque langue particulière puissent se laisser reconnaître comme la forme particulière que prennent dans les différentes langues ces notions syntaxiques générales".’

La caractérisation sémantique (notionnelle) 370 du verbe repose sur l’idée de répartir les classes lexicales majeures dans les langues (nom, verbe, adjectif, adverbe) sur une échelle de "stabilité temporelle". Ainsi, les langues tendraient à lexicaliser les expériences qui restent relativement stables dans le temps (à l’échelle de l’observation humaine) comme des noms, tandis que les événements et actions, qui sont des changements rapides donc moins stables dans le temps, seraient plus probablement lexicalisés comme des verbes. Noms et verbes sont alors disposés chacun à une extrémité de l’échelle. Les verbes tendraient donc à coder des expériences moins stables dans le temps. Ici se pose une première distinction entre chronologie et stabilité temporelle (ou changement).

S'il est courant de rencontrer des langues dans lesquelles le verbe connaît l'affixation d'indices pronominaux et/ou autres variations, il est des langues sans système d'affixes verbaux, ou qui ne connaissent qu'un système d'indices pronominaux. Toutefois, à travers les langues, il est souvent observé que le verbe fait preuve d'une complexité morphologique très supérieure à celle que connaît le nom, et qu'il est rare de ne pas être en mesure de reconnaître un verbe en fonction d'un système d'affixation particulier. Au niveau de la caractérisation morphologique, il s’agit d’identifier les sous-systèmes qui se groupent autour du verbe : temps aspect modalité, négation, accord pronominal, morphèmes transitivants ou détransitivants (voix). Toutes les langues n'ont pas le même nombre de tiroirs verbaux. Mais parmi les systèmes les plus fournis, c'est-à-dire ceux pour lesquels il existe une distinction relative au degré d'éloignement, le nombre de tiroirs n'excède pas dix.

Au sujet de la conjugaison, ou des temps grammaticaux, Comrie (1985:3) rappelle que :

‘"Clairement, si notre intention est de fournir une explication du temps verbal qui soit valide pour toute langue, alors cette explication ne doit pas être basée sur des concepts du temps culturellement spécifiques mais devrait plutôt être une théorie générale appropriée à toutes les cultures et ainsi à toutes les langues" 371 .’

C'est pourquoi nous avons mené une discussion sur le concept de temps, pour laquelle nous avons vu qu'il semble toutefois difficile de se dégager complètement des problématiques culturelles, mais qui nous a permis d'identifier les diverses dimensions du concept.

Un morphème se définissant comme la plus petite unité à deux faces, le principe de d'identification se base sur la forme et le sens. Pour chaque catégorie grammaticale, on devrait donc pouvoir définir un jeu de conditions nécessaires et suffisantes ou un prototype représentant la signification de la catégorie en question et justifiant de son emploi, de ses emplois particuliers. Il se trouve que la signification des morphèmes de temps présente ce que l'on pourrait en premier lieu qualifier de polysémie de la catégorie, voire d'homonymie, dans le cas où les liens entre les significations postulées ne se laissent pas expliquer de façon immédiate et transparente.

La morphologie verbale du français ne spécifie pas seulement la temporalité. En effet, trois catégories linguistiques semblent si étroitement liées qu'elles sont presque indissociables : le temps, le mode et l'aspect – toutes trois faisant partie de la caractérisation des formes verbales en français.

Dès lors, se posent des problèmes de terminologie. Si en français la polysémie du terme "temps" permet de repousser la question du point de vue, ou du niveau d'analyse ; l'emploi de mode et aspect requiert que des précisions soient apportées. Nombre de linguistes se sont penchés sur la question, se demandant s'il y avait lieu de les envisager séparément ou ensemble 372 . Pour notre propos, il nous semble indispensable de les distinguer dans un premier temps, quand bien même elles présenteraient des zones de recouvrement, afin d'être en mesure de déterminer ce qui ressort de l'une ou de l'autre.

Il faut bien entendre pour commencer que le temps linguistique se distingue du temps notionnel ou expérientiel, et qu'il n'entretient pas des rapports simples avec ce dernier. On invoque souvent pour preuve de cette distinction les termes anglais ou allemands, respectivement time et tense, Zeit et Tempus mais il s'agit là d'une dimension supplémentaire, qui parmi les moyens d'expression de la temporalité distingue les phénomènes présentés par la morphologie verbale (temps verbal) des autres phénomènes.

Dans de nombreux travaux, la notion de temps se forme selon une conception linéaire, continue et unidimensionnelle. Le temps morphologique s'analyse couramment à partir de la représentation de la temporalité par un axe horizontal tripartite orienté à droite, c'est-à-dire mettant essentiellement en jeu des questions de chronologie, d'ordre dans lequel se déroulent les événements. Cette tripartition représente le découpage du temps en époques : passé, présent, futur. Il s'agit d'une représentation linéaire, où passé et futur sont conçus comme des infinis orientés dans la même direction (vers le futur), le présent étant figuré par un point 373 .

La temporalité est construite à partir du "maintenant" du locuteur. Le moment du dit est repéré par rapport au moment du dire. Ces approches effectivement ne permettent guère que de situer le moment de l’événement énoncé par rapport au moment de son énonciation, et donc de fournir une conception tripartite du temps : ce qui est énoncé comme se présentant avant, pendant, ou après le moment de l’énonciation. La catégorie des temps est alors déictique puisque le temps des événements est situé par rapport au moment de l’énonciation.

Les temps liés au moment de l’énonciation, au moment de parole sont des temps dits absolus 374 . On parlera de temps relatifs, lorsque ceux-ci permettent le repérage d’une situation (événement) par rapport à une autre situation (événement) elle-même le plus souvent repérée déictiquement. La distinction se pose également en termes de temps anaphoriques ou non anaphoriques. Les temps dits anaphoriques ont besoin d'un point d'ancrage pour obtenir la référence temporelle, tandis que les temps non anaphoriques se suffisent en eux-mêmes en relation au moment de l'énonciation pour établir cette référence.

‘(1) Alicia a perdu son bracelet.’ ‘(2) Sylvain se promène dans les bois.’ ‘(3) Depuis que Pierre est parti, Marie ne mange plus.’

Les approches qui situent le moment de l'événement décrit par rapport au moment de parole dérivent, de près ou de loin, de la conception reichenbachienne du système des temps 375 . Ces conceptions donnent un rôle central à l'énonciation dans le traitement du temps dans la langue, elles formulent une sémantique minimale des temps et permettent d'indiquer les relations temporelles entre les phrases dans le discours. C'est la configuration de trois "moments" sur la ligne du "temps" qui détermine les différents items de la représentation des temps : soit S le moment de parole, E le moment de l'événement et R le moment de référence.

Au niveau de la morphologie verbale, l’expression du temps serait le résultat d’une évolution qui serait caractéristique des langues indo-européennes alors qu’on trouverait dans les autres familles de langues une préférence pour l’expression de l’aspect, la morphologie du verbe restant indifférente au temps chronologique. Pour le français, qui hérite son système verbal du latin, il est traditionnel de reconnaître que les formes verbales répondent à une division du temps en trois époques : passé, présent, futur et permettent d’exprimer en outre le "futur dans le passé" et le "passé dans le futur", ce qui revient à accepter l’idée que le système verbal du français exprime essentiellement le temps chronologique. Il semble que cette évolution parte d’une innovation du latin alors que l’indo-européen d’après la grammaire comparée exprimait surtout l’aspect. Pour Vendryes (1923:131), "l’indo-européen était beaucoup moins préoccupé de marquer le temps que la durée. Ce qui l’intéressait dans une action, ce n’était pas d’indiquer à quel moment (passé, présent ou futur) s’accomplissait l’action, mais de marquer si on l’envisageait dans sa continuité ou à un point seulement de son développement, si c’était le point initial ou le point final, si l’action n’avait lieu qu’une fois ou se répétait, si elle avait un terme et un résultat."

L'aspect entretient des rapports étroits avec la temporalité chronologique. Il peut se marquer dans la morphologie verbale. Le temps verbal, d'après Comrie (1985:9) est :

‘"[…] l'expression grammaticalisée de la localisation dans le temps" 376

tandis que l'aspect est :

‘"[…] la grammaticalisation de l'expression de la constitution temporelle interne" 377

Il s'agit donc aussi, au point de vue sémantique, de temporalité, mais de celle du procès en lui-même. Les définitions de l'aspect sont de loin celles qui manifestent le moins de consensus au sein des théories linguistiques, et il est courant de trouver dans la littérature des positions telles que celle de Andersson (1972:39) 378 au sujet de l'allemand :

‘"En ce qui concerne le débat au sujet de la notion d'aspect allemande, je voudrais à la question si il existe un aspect en allemand, pour ma part répondre de la manière suivante : cela dépend de ce qu'on entend par aspect et par existe."’

Il s'agit en effet de définir précisément la notion d'aspect et d'identifier clairement ses moyens d'expression et les niveaux de descriptions pris en compte. Il est aujourd'hui de coutume de rappeler que cette notion a pour origine dans les théories linguistiques la linguistique slave 379 et que le phénomène originellement étudié dans les langues slaves connaît des définitions plus spécifiques et ne correspond plus à la diversité des conceptions de l'aspect. Le terme d'aspect est employé aussi bien pour parler de catégories morphologiques, que pour désigner des catégories lexico-sémantiques, et on emploie souvent dans ce dernier cas le terme d'Aktionsart.

Guillaume (1929) distingue ainsi le temps expliqué du temps impliqué, à mettre en parallèle avec l’opposition bergsonienne entre temps vécu, subjectif et temps pensé, objectif. C’est là l’opposition qui fonde la notion d’aspect comme temps interne au procès, temporalité intrinsèque. Le temps grammatical verbal situe les procès par rapport à un repère, ou situe les procès les uns par rapport aux autres. Le procès peut être envisagé quant à sa place sur l’axe du temps (chronologie) ou quant à son déroulement interne et aux bornes qui le limitent. Il s'agit là de deux dimensions temporelles. L’aspect exprime les manières différentes de voir la constitution temporelle interne d’une situation. Ainsi le sémantisme du verbe implique un certain rapport au temps. La signification du verbe lui confère un certain "mode d'action". Il existe alors une dimension aspectuelle inhérente au verbe, lexicale. C'est par cette dernière qu'on opposera par exemple l'inchoativité de chercher à la résultativité de trouver.

‘(4) a. il a cherché les clefs pendant des heures’ ‘ b. *il a trouvé les clefs pendant des heures 380

L'inchoativité accepte une spécification durative, tandis que la résultativité n'accepte pas de spécification durative.

L'aspect peut se manifester au niveau morphologique, grammatical, et c'est dans ce cas que le locuteur choisit de présenter le procès comme un résultat, une durée...

Au sujet de l'aspect comme catégorie morphologique, les définitions négatives du type "l’aspect est tout ce qui dans le verbe ne correspond pas aux catégories de personne, nombre, voix, temps et mode" ne sont pas satisfaisantes dans la perspective typologique dans la mesure où l’ensemble des morphèmes verbaux n’est pas fixé.

Au niveau de la terminologie, il est donc deux notions à préciser : celles d'aspect et d'Aktionsart. On peut relever dans la littérature différentes acceptions de ces termes, nous nous efforcerons de donner quelques pistes de différenciation de ces termes.

La distinction aspect/Aktionsart se joue soit sur un plan purement sémantique, soit en fonction du niveau de description auquel aspect et Aktionsart sont rattachés. Au niveau sémantique (notionnel), la littérature propose que l'Aktionsart concerne les types de procès, tandis que l'aspect réfèrerait à différentes perspectives possibles sur un seul et même procès. L'Aktionsart appartient alors au lexique, tandis que l'aspect appartient à la grammaire.

Les dimensions aspectuelles (au niveau morphologique ou lexico-sémantique) relevées par les auteurs sont nombreuses, et intègrent parfois des caractères qui ne sont pas strictement liés à la temporalité (locatifs, intrumentaux… 381 ). Parmi ces dernières, on peut répertorier les plus usitées, en notant toutefois que les auteurs n'ont pas toujours une définition consensuelle pour chacune d'entre elles. La notion de durée est spécifiée pour l'aspect en termes de duratif vs non duratif (ou 'momentané', 'pontuel'). Le nombre verbal (itération) est identifié comme une opposition entre semelfactif vs répété (itératif ou fréquentatif), dimension étroitement liée à la celle de la durée. Une autre dimension est la détermination ou orientation du procès (télique vs non télique) : l’action verbale est orientée ou non vers un point à atteindre, un but (par ex. marcher / aller), elle contient l'idée de franchissement d'un seuil. La dimension de l’achèvement se subdivise en achèvement objectif et achèvement subjectif. L’achèvement objectif ressort de l’opposition terminatif vs non terminatif. L’achèvement subjectif élicite l’opposition perfectif vs imperfectif. On considère aussi la dimension du résultat (l’action est présentée avec ou sans son résultat), qui est, elle aussi, divisée en deux : objectif / subjectif (concernant l’agent de l’action). On trouve encore des spécifications telles que la dimension de vision de l’action comme partialisée ou non partialisée, l'expression de la phase ou du degré de déroulement de l’action. Enfin, il est examiné la collocation ou incidence (action verbale située par rapport à d’autres actions non nommées mais impliquées).

Temps et mode entretiennent également des rapports, bien que ceux-ci soient notionnellement moins évidents à déterminer. La présentation des formes verbales par les grammaires traditionnelles suggère ces rapports, puisqu'elle propose une division des modes en temps. Cependant, les critères qui permettent de définir les modes sont plus qu'hétérogènes et la division des modes en temps paraît quelque peu artificielle. Le mode le plus achevé, pour le latin, le grec classique et le français entre autres, est celui de l'indicatif, et il semble que les divisions des autres modes aient été plus ou moins calquées sur ce dernier.

Nous avons distingué temps du procès et temps intérieur au procès. Si le mode surplombe ces derniers, on peut se demander quel est son exercice. Est-il manière d'exister du procès, manière de présenter le procès ? Le mode peut être envisagé au plan formel (les modes sont alors distingués selon la présence ou absence des marques de personne, de genre...) ou au plan sémantique. Il n'est a priori pas possible de considérer les modes établis par la grammaire traditionnelle sous un même angle. Pour exemple, on n'est pas en mesure de donner une description sémantique pour chaque mode. Il est relativement complexe d'y parvenir pour les modes personnels, et la description est bloquée avec les modes impersonnels.

La modalité ne se cherche pas en fait uniquement dans les formes verbales, et il faut distinguer mode et modalité, ainsi qu'on distingue temps verbal et temporalité. Traditionnellement, on recherche la modalité dans le mode, ce qui renforce son statut de catégorie exprimée par la morphologie verbale. Il semble cependant que dans de nombreuses langues, la modalité ne soit pas principalement exprimée dans la morphologie verbale 382 , que l'on songe aux verbes modaux anglais, aux particules modales en Grec 383 ... La modalité se définit comme l'expression de l'attitude du locuteur à l'égard de ce qu'il dit 384 , à l'égard du contenu propositionnel de son énoncé, pour être plus précis. Il n'y a pas de raison qu'elle ne soit portée que par le verbe, en dehors du fait qu'il est souvent l'élément le plus central d'un énoncé, réalisant la prédication.

On constate que des marques temporelles, aspectuelles sont susceptibles d'exprimer des valeurs modales :

‘(5) a. Il aura pris la voiture de sa mère.’ ‘(5) b. Il a sûrement pris la voiture de sa mère.’ ‘(6) a. Marie, elle te fait une robe sans patron.’ ‘(6) b. Marie peut te faire une robe sans patron.’

On peut également constater de la modalité dans la diathèse :

‘(7) a. Les sauterelles, ça se mange.’ ‘(7) b. On peut manger des sauterelles.’

Il faut donc noter qu'il n'est pas de relation biunivoque entre temps et temporalité, mode et modalité, aspect et "aspectualité". Ainsi des marques temporelles ou aspectuelles peuvent recevoir une valeur modale, et la temporalité, la modalité, et l'aspectualité sont susceptibles d'être portées par des marques autres que verbales, l'aspectualité restant plus étroitement liée au verbe par le fait qu'elle spécifie le procès.

L'analyse des marques morphologiques à laquelle nous adhérerons, est celle proposée par Touratier (1996). Selon lui,

‘"les temps simples, les temps composés et les temps surcomposés de la conjugaison française constituent trois séries de temps entièrement parallèles. Les temps composés sont en effet formés à l'actif, à partir des temps simples de l'auxiliaire avoir ou être, suivis du participe dit passé du verbe à conjuguer. Et les temps surcomposés sont formés à partir des temps composés du seul auxiliaire avoir, suivis eux aussi du participe passé du verbe à conjuguer, c'est-à-dire par conséquent qu'ils ajoutent le participe passé du verbe à conjuguer non plus au temps simples d'un auxiliaire, mais à la combinaison que constituent les temps simples d'un premier auxiliaire et le participe passé d'un second auxiliaire." 385 . ’

Il se pose d'emblée une question au sujet du passif. En effet, si on oppose temps composés à temps simples, alors le problème se pose pour le passif, qui est constitué de formes composées et surcomposées. La conjugaison des formes de passif n'est que très rarement présentée dans les ouvrages de référence (grammaires, dictionnaires…). La raison en est sans doute, que les formes de passif n'apparaissent que pour les verbes transitifs et répond plutôt à une question de syntaxe. Le passif de première et deuxième personnes n'apparaît que pour les verbes qui acceptent à l'actif un objet animé/humain. Ainsi que le remarque Gaatone (1998:66) :

‘"la question qui se pose est donc la suivante : est-il possible de prédire la passibilité d'un verbe en français ? Comme pour beaucoup d'autres phénomènes syntaxiques, la réponse ne va pas de soi. L'étude minutieuse des données révèle un comportement hautement idiosyncrasique des verbes par rapport au passif, à tel point qu'on peut être tenté d'y voir un problème à reléguer au lexique".’

D'autre part, sont ordinairement considérées deux formes de passif : passif d'action et passif d'état 386 . Touratier (1996:192) propose de ne considérer que la première comme véritable forme passive du verbe 387 . Nous considérerons également avec Touratier (1996) que le morphème du passif est homonyme de certaines formes du morphème d'accompli.

L'analyse de Touratier (1996) amène à considérer des catégories sans marques formelles (indicatif, présent, actif, formes simples) et des morphèmes de temps, d'aspect, de mode et de voix, ce qui lui permet de construire la représentation suivante (Figure 9-1).

Figure (9-1) – "Structure morphologique ordonnée" du verbe français – Touratier (1996:62 Fig. 9)
Figure (9-1) – "Structure morphologique ordonnée" du verbe français – Touratier (1996:62 Fig. 9) Apparaissent entre accolades les catégories qui constituent une classe dont un des éléments doit être présent. Entre parenthèses apparaissent les catégories qui peuvent ne pas apparaître. Les catégories compatibles apparaissent sur une même ligne. sont rassemblée entre crochets.

Touratier (1996) résout le problème des catégories sans marques formelles (mode indicatif, présent, tiroirs simples, voix active) en postulant pour le présent que "Dépourvu de signifié propre, le présent est en effet apte à apparaître dans les types d'énoncés les plus divers, voire les plus curieux au point de vue de la temporalité"(Touratier 1996:96). L'actif, l'indicatif et les formes simples sont caractérisés de la même manière :

Touratier (1996:98) propose en effet que "l'absence de marque formelle propre qui caractérise l'indicatif par rapport au subjonctif n'est nullement le signifiant zéro d'un morphème modal, dont le signifié ne semble pas définissable, et que le terme d'indicatif désigne simplement l'ensemble des formes verbales qui ne contiennent aucun morphème de mode."

De même, "les formes dites simples du verbe n'associent aucune signification à leur absence de marque formelle […] les prétendues formes simples ne sont que les formes verbales dépourvues de morphème aspectuel". (Touratier 1996:99)

Enfin, selon Touratier (1996:100) "Il est clair qu'il n'y a rien de commun du point de vue de la sémantique entre tous les verbes à la voix active. Il est donc préférable de rattacher à l'actif l'ensemble des formes verbales qui n'ont aucune unité morphologique là où les formes dites passives présentent une unité morphologique /et…PP 389 , et les formes dites pronominales une seconde unité morphologique de personne dite réfléchie. L'actif, n'ayant ni signifiant ni signifié, correspond donc à une absence de morphème de voix."

Les morphèmes de temps sont alors le passé simple, dont le signifié est "passé factuel", l'imparfait auquel est associé le signifié de "non actuel".

Un seul morphème d'aspect est envisagé, associant un signifiant discontinu à un signifié d'"accompli" ou "achevé".

Les morphèmes de mode sont le subjonctif, le futur, l'infinitif, le participe, et le gérondif. Le cas du subjonctif est particulier, puisqu'il s'en dégage trois morphèmes : morphème de volonté 390 , de possibilité, et de servitude grammaticale. Le morphème du futur reçoit le signifié de "projeté". Infinitif participe et gérondif sont les signifiants de morphèmes ayant un signifié purement grammatical et ne sont combinables qu'avec le morphème d'aspect et/ou les morphèmes de voix.

Les morphèmes de voix identifiés par Touratier (1996) sont celui du "passif" et le "pronominal" subdivisé en "réfléchi/réciproque" et "passif".

Nous avons établi l'inventaire des tiroirs verbaux dans le corpus. Les formes simples sont proportionnellement bien plus usitées que les formes composées. Toutefois, c'est le présent qui contribue majoritairement ce résultat. En effet, ce tiroir représente plus de 70% des formes verbales finies. Cependant cela ne signifie pas que les locuteurs ne réfèrent qu'à des situations afférentes au moment de parole. Le présent dans les corpus représente une constellation de valeurs, il est loin d'être toujours déictique.

Tableau (9-1) – Répartition des tiroirs verbaux dans le corpus
tiroir proportion
présent 74,43
impératif présent 6,80
imparfait 3,42
futur simple 2,03
conditionnel présent 1,88
subjonctif présent 1,12
passé simple 0,09
Total formes simples 89,79
   
passé composé 6,79
plus-que-parfait 0,39
futur antérieur 0,03
conditionnel passé 0,49
subjonctif passé 0,04
passé antérieur 0,01
futur périphrastique 2,45
Total formes composées 10,21
  100

Au niveau de ce simple inventaire, on est frappé de constater que le présent, c'est-à-dire les formes verbales qui ne comportent que la marque de la personne, présente une proportion si importante.

On pourrait être tenté d'ajouter à cet inventaire trois tiroirs qui ne sont traditionnellement pas reconnus comme tels. Il s'agit du futur périphrastique à l'imparfait (8), des formes en venir de sans autres marques formelles que celles de personnes (9), et des formes en venir de à l'imparfait (10).

‘(8) Extrait du Corpus F7’ ‘*PJQ: j'allais acheter une 607 HDI à 200 kF, mais une TT à 150 pas mal aussi lol’ ‘%add: PEI’ ‘(9) Extrait du Corpus P2’ ‘*PAP: PAY pourtant jvien douvrir la fenetre.. :/’ ‘%add: PAY’ ‘(10) Extrait du Corpus F3’ ‘*PAE: PCO bah tu m'a donne l'url j'y suis alle’ ‘(2)’ ‘*PAE: mais j'ai rien ecoute je venais de mangfer un TUC’ ‘%add: PCO’

Ces "tiroirs" ressortent davantage de ce qu'on a coutume de considérer comme des semi-auxiliaires, mais dans ce cas, la position du futur périphrastique, avec lequel ils présentent de nombreuses similarités, est à revoir. D'un point de vue sémantique, ils appartiennent aux moyens de repérage temporel, tandis que les semi-auxiliaires couramment identifiés pour le français se rapportent à l'aspectualité ou à la modalité.

Notes
364.

Aristote (1984) De l’interprétation (Organon II), tr. J. Tricot, Paris, Vrin.

365.

Parmi les langues qui ne connaissent pas la conjugaison, la plus illustre est sans doute le chinois.

366.

Martinet (1986).

367.

Picoche & Firmin (1992).

368.

Lebelle (1938:18). Pour le français, la grammaire traditionnelle distingue trois conjugaisons en fonction de la marque de l'infinitif et du participe présent. Dubois (1967) distingue les conjugaisons en fonction du nombre de bases présenté par les formes verbales.

369.

"verbs tend to form the obligatory nucleus of sentences. That is, they are most commonly the predicate of the sentence".

370.

Givòn (1984:64).

371.

"Clearly, if our intention is to provide an account of tense valid for any language, then this account must not be based on culture-specific concepts of time, but should rather be a general theory appropriate to all cultures, and thus to all languages".

372.

Gosselin (1998).

373.

Notons que Guillaume (1929) présente une autre analyse, que nous évoquerons plus bas.

374.

Comrie (1985:36-82).

375.

Reichenbach (1947).

376.

"grammaticalised expression of location in time".

377.

"[…] the grammaticalisation of expression of internal temporal constituency".

378.

"Angesichts der Debatte über deutsche Aspektbegriffe möchte ich die Frage ob im Deutschen ein Aspekt existiert, meinerseits auf folgende Weise beantworten : Es hängt davon ab, was man unter Aspekt versteht, und unter existiert " Andersson (1972:39) cité par Wilmet (1980) – Notre traduction.

379.

Cohen (1989).

380.

Une lecture itérative permettrait de lever l'astérisque.

381.

Ceci est contribué par le fait que l'aspect entretient des relations avec le cadre participatif.

382.

Palmer (1986).

383.

Basset (1989).

384.

Bally (1965).

385.

Touratier (1996:33).

386.

Blanche-Benveniste (1984), Le Goffic (1993:200-201).

387.

Les formes de passif d'état s'analysent comme un participe passif combiné avec être et occupant une fonction d'attribut. Le participe passif serait une variante de la forme de la série composée.

388.

Apparaissent entre accolades les catégories qui constituent une classe dont un des éléments doit être présent. Entre parenthèses apparaissent les catégories qui peuvent ne pas apparaître. Les catégories compatibles apparaissent sur une même ligne. sont rassemblée entre crochets.

389.

être fléchi associé à un verbe au participe passé.

390.

L'impératif est également le signifiant du morphème de volonté selon Touratier (1996:167).

391.

Les tiroirs verbaux s'entendent toutes voix confondues (active, passive, pronominale). Nous avons conservé la terminologie traditionnelle.