9.2.2.2. Sémantisme des verbes

En ce qui concerne le verbe et la spécification de la temporalité intrinsèque, pour le français, sont signalés trois types de marquage grammatical au niveau morphologique : tiroirs verbaux composés/surcomposés/simples, affixes verbaux (préfixes, suffixes), semi-auxiliaires aspectuels. L'aspect affixal proposé par Wilmet (1998), est remis en cause pour le français dans la mesure où les processus ne sont pas réguliers (ils ne s'appliquent pas sur tous les verbes ni sur des classes de verbes). On ne peut pas non plus affirmer que les morphèmes répertoriés constituent toujours des marques d'aspect.

Les préfixes identifiés comme aspectuels par Wilmet (1998) sont re-, de-, a-, en-, par- et ils sont caractérisés comme aspectuels de la façon suivante :

re- duplicatif refaire, rejouer, repartir
inversif défaire, découdre
a- et en- perfectivisant apporter, attirer, emporter
par- perfectivisant parachever, parfaire

Les suffixes formeraient un aspect multiplicatif, répétitif avec effet secondaire de minimisation : -aill-, -ass-, -el-, -ill- … (bouillonner, sautiller…)

Les semi-auxiliaires aspectuels permettent d'exprimer différents points de vues sur le déroulement du procès, considéré à différentes étapes de sa réalisation.

On considère d'autre part qu'il existe une spécification de l'aspect inhérente au verbe, c'est-à-dire que l'aspect s'inscrit dans le sémantisme du verbe lui-même. De cette observation découlent des typologies de procès, parmi lesquelles, la plus usitée sans doute est celle de Vendler (1967).

Pour le français, parmi les travaux précurseurs, on doit citer ceux de F. Brunot (1922) dont l'entreprise est particulière, à cette époque, puisqu'il se propose de partir des idées pour accéder aux moyens d'expression. C'est en réaction à la bipartition des verbes en verbes d'états opposés aux verbes d'actions et au sujet de laquelle il formule deux critiques (i. e. tous les verbes ne rentrent pas dans au moins une de ces catégories et un même verbe peut entrer dans l'une ou l'autre des catégories selon la forme à laquelle il est employé) qu'il élabore une théorie générale de l'aspect lexical en français. La classification de Brunot se base sur la formation morphologique des verbes (verbes de production, instrumentaux, de matière, de manière, de mise dans un état, d'entrée dans un état, de renouvellement, négatifs…). Il propose aussi quatre grands types d'actions : instantanées, limitées, illimitées, partiellement limitées et considère que c'est seulement à des énoncés pris dans leur intégralité qu'on peut associer des représentations aspectuo-temporelles, le contexte linguistique pouvant modifier le caractère d'une action.

C'est la redécouverte d'une catégorisation des procès 394 en germe dans la théorie d'Aristote, les verbes de kinesis (performance) et les verbes d'energeia (activity) qui est à l'origine de ce type d'analyses dans les travaux contemporains.

Parmi les premiers travaux, la classification de Kenny (1963) repose sur des tests linguistiques explicités, et forme la classification présentée Figure (9-2) :

Figure (9-2) – Classification des types de procès selon Kenny (1963)
Figure (9-2) – Classification des types de procès selon Kenny (1963)

Les travaux de Kenny portent sur l'anglais. La distinction entre statif et non-statif se fait sur un test de progressivisation, et la distinction entre performance et activity se fait ensuite par test de compatibilité avec le pluperfect (activity si Mary is listening implique Mary has listened ; et performance si Mary is building a house n'implique pas Mary has built a house).

Selon Vendler (1967), les procès (lexicalisés par des verbes) peuvent être classés en quatre groupes : states, activities, accomplishments, achievements, les verbes des deux premiers se caractérisant comme non-téliques, et des deux derniers comme téliques. Ainsi, les quatre classes fondamentales de types de procès sont présentées dans le tableau (9-2).

Tableau (9-2) – Types de procès d'après Vendler
  dynamique borné Ponctuel
States - - -
Activities + - -
Accomplishments + + -
Achievements + + +

Cette analyse revient à scinder la classe des verbes de performance de Kenny en deux selon le caractère plus ou moins ponctuel d'une action.

La combinatoire complète, sur laquelle il faudrait s'interroger afin de se demander si réellement 3 traits sont nécessaires à la classification des types de procès est : ---, --+, -+-, -++, +--, +-+, ++-, +++, soit 8 types. L'impossibilité rencontrée pour certaines de ces combinaisons (par exemple, procès non dynamique, non borné, et ponctuel) remet en cause le choix des traits.

Dowty (1977, 1979, 1986), et Bennett et Partee (1978) dégagent 3 classes aspectuelles : les états, les activities, et les accomplishments/achievements. La différence majeure entre les analyses de Dowty et de Vendler, est comparablement à la distinction entre les analyses de Kenny et Vendler, qu'il n'y a pas de distinction entre accomplishment et achievement. D'autre part, chez Vendler, l'accent est mis sur les verbes seulement, tandis que Dowty propose que le fait d'être une activity, un accomplishment… est une propriété de la proposition entière qui peut être déterminée par les syntagmes nominaux sujet ou objet, par la présence ou l'absence de syntagmes directionnels, ou le choix d'adpositions (pour l'anglais, l'opposition entre to et toward)…

Toujours dans le domaine des classification de procès, on trouve, à partir des travaux de Culioli 395 sur les substantifs, une analyse effectuée par des représentants de son école, des types de procès en 3 classes : discret, dense, compact. Les procès discrets reçoivent une délimitation qualitative et quantitative, i.e. il existe un état résultant du procès, et le procès est dénombrable. Les procès denses sont discrétisables, et c'est l'objet qui discrétise. Enfin, les procès compacts ne sont pas discrétisables. Cette analyse semble revenir à la tripartition originelle entre states, activities, performance.

Talmy (2000:68) propose également les critères de classification sémantiques qui se résument par le schéma suivant.

Figure (9-3) – Sémantique de l'aspect selon Talmy  (Talmy 2000b:68)
Figure (9-3) – Sémantique de l'aspect selon Talmy  (Talmy 2000b:68)

Ces différentes observations montrent la diversité des conceptions de l'aspect au point de vue sémantique. Au sujet de ces classifications, une des difficultés principales est de définir des critères de validation pour l'attribution d'une catégorie (en l'occurrence un type de procès) à un verbe. Les linguistes utilisent pour ce faire l'intuition immédiate, ou des tests linguistiques, ce qui ne va pas sans poser de difficultés. Comment distinguer ce qui relève du sémantisme du verbe de ce qui relève de caractéristiques de la construction utilisée pour le test ? Et comment échapper à la circularité de l'entreprise ?

Gosselin (1996:41-47) présente les tests linguistiques les plus couramment utilisés pour essayer de classer les procès en trois ou quatre catégories :

Tableau (9-3) – Principaux tests linguistiques pour décider de l'aspect lexical d'un verbe.
Hypothèse testée Moyen linguistique problèmes
Dynamicité être en train de Vinf Ce test est incompatible avec les achievements bien qu'ils soient dynamiques.
? La bombe est en train d'exploser
Caractère atélique +pendant + GNdurée
Si PC compatible, non-borné.
Des glissements possibles peuvent conduire à des interprétations de réitérations
? Il a atteint le sommet pendant des heures
Caractère télique + en+durée Des glissements peuvent affecter états et activités (procès non-bornés). Dans ce cas n'est retenue que le changement initial, la phase qui précède immédiatement ce changement initial.
Il a marché en une heure
ponctualité Mettre n temps à/pour Vinf L'utilisation d'un circonstanciel ponctuel n'est pas un test fiable, dans la mesure où les glissements consistant à ne retenir que l'une des bornes sont réguliers.

Indique la durée du procès pour les accomplishments
Indique la durée précédant la culmination du procès pour les achievements

Un point essentiel ressort de ces différentes analyses : la nature compositionnelle de la spécification temporelle. Si on observe le fonctionnement des types de procès avec les différents temps et aspects verbaux, on s'aperçoit que les phénomènes de glissement de sens sont fréquents et réguliers. L'aspect dépend du type de procès, de l'objet, du sujet du verbe, du tiroir verbal employé, d'adverbiaux…

Cette section nous a permis d'une part de présenter les phénomènes linguistiques que nous considérons comme relevant de la temporalité, et d'autre part de dresser l'inventaire des différents types d'unités concernées dans notre corpus.

Nous envisagerons plus précisément, dans la section suivante, les moyens de la référence temporelle de nos corpus.

Notes
394.

Notons que le terme de procès est souvent utilisé à défaut de mieux comme désignant les représentations sémantiques associées aux prédicats verbaux (et aux substantifs déverbaux).

395.

Culioli (1980), (1990).