9.3.1.2. Morphèmes de temps : passé simple, imparfait

Les morphèmes dits de temps sont ceux du passé simple et de l'imparfait.

Pour le passé simple, la notion de passé factuel est proposée par Touratier (1996:101) pour rendre compte de ses différents emplois, c'est-à-dire que l'accent est mis sur le fait que l'événement dénoté appartient au passé et qu'il est envisagé comme un fait parfaitement délimité. Ainsi a-t-on pu dégager une valeur textuelle de ce tiroir verbal, permettant de marquer les événements appartenant à la trame événementielle dans une narration.

Une valeur gnomique est encore attribuée au passé simple dans certains énoncés (15).

‘(15) Qui ne sait se borner ne sut jamais voyager (Boileau, Art poétique) 404

Cette dernière valeur ne se présente pas dans nos corpus.

Le passé simple, si son usage semble limité à des circonstances particulières n'en est pas moins vivant 405 . On en trouve quelques exemples dans nos corpus. Il s'agit d'énoncés indépendants et isolés, ainsi que l'illustre l'extrait suivant :

‘Extrait du Corpus P9’ ‘*PBF: Tout d'un coup une secheresse equivoque toucha le channel’

Ce type d'énoncés produit une rupture. Il s'agit d'un changement de type de discours. Ces énoncés font en effet passer le texte dans le système du récit, toutefois, il est évident que l'intention du locuteur n'est pas de poursuivre une narration. Ces énoncés surviennent lorsqu'un événement vécu comme négatif survient sur le canal (p. ex. absence de messages, conflits). La fonction de ces énoncés semble être de détourner l'attention des participants de l'événement négatif. Mais nous ne nous prononcerons pas davantage sur l'emploi de ce tiroir dans nos corpus, dans la mesure où ses occurrences sont rares.

En ce qui concerne l'imparfait, ses utilisations ont été recensées dans leurs aspects textuels et discursifs. L'imparfait, selon Touratier (1996:107-108) "doit être associé à un signifié non proprement temporel comme "non actuel" plutôt qu'au signifié "passé" […] si l'on entend rendre compte de façon un peu rigoureuse de tous ses emplois". En effet, il est sans doute le morphème qui présente le plus de diversité. Ses emplois temporels permettent de référer au passé, ils sont distingués selon qu'ils apparaissent dans le récit ou dans le discours 406 . L'imparfait est alors en opposition avec le passé simple qui est factuel, délimité. La valeur de passé non délimité est selon Touratier (1996:111) "une conséquence possible des oppositions dans le système verbal français et dans les contextes d'emploi".

Les valeurs de l'imparfait ont été très étudiées pour ce qui concerne le récit. Weinrich (1973) en fait le centre du plan du commentaire, servant la mise en place d'un cadre pour la trame événementielle, ou au cours de la présentation de cette trame.

L'imparfait qu'on trouve dans des complétives associées à un verbe au passé est dit de concordance.

‘(16) je sentis que je l'aimais toujours. (Racine, Andromaque I, 1.) 407

Mais l'énoncé (17) 408 montre que le contenu propositionnel de la subordonnée est totalement intégré au procès passé introduit par le verbe principal.

‘(17) Vous avez dit que j'étais là (Courteline, Coco, Coco et Toto, M. Felix, p.70) 409

De plus, la concordance n'est pas toujours respectée, le second verbe se réalisant parfois au présent.

L'imparfait est encore relevé comme événementiel : imparfait d'événement, ou de rupture. Ces derniers ont attiré l'attention des grammairiens dans la mesure où ils présentaient une incohérence avec la valeur durative communément attribuée à l'imparfait.

‘(18) À 8 heures, la bombe explosait ’

Dans le discours, les valeurs relevées sont multiples. Les emplois temporels peuvent signifier le passé. Toutefois, Le Guern (1986) montre que dans certains cas, l'événement est présenté comme ayant été vrai dans le passé, mais que sa vérité est niée pour le moment de l'énonciation à moins d'une mention explicite indiquant le contraire.

‘(19) À l'époque, Pierre vivait à la campagne’ ‘(20) À l'époque, Pierre vivait à la campagne, comme maintenant.’

Berthonneau et Kleiber (1993:57) affirment de plus que "L'imparfait ne localise pas lui-même la situation qu'il introduit". L'imparfait est ainsi qualifié métaphoriquement de temps anaphorique. En effet, selon Berthonneau et Kleiber (1993:66) "son interprétation exige toujours la prise en compte d'une situation temporelle du passé, donc d'un antécédent, explicite ou implicite".

Sont encore relevées des valeurs temporo-aspectuelles, où l'imparfait est dit apporter une information de durée, ou encore d'habitude.

‘(21) Tout ce jour là, nous ne marchions pas, nous courions. 410 ’ ‘(22) Pierre fumait après chaque repas.’

Mais dans les exemples (21) et (22), ainsi que le remarque Touratier (1996:132-134) l'information est portée par un autre constituant (tout ce jour là, après chaque repas).

Les auteurs relèvent encore des valeurs modales pour l'imparfait, que Touratier préfère qualifier de non temporelles. Il s'agit de l'emploi de l'imparfait qui présente le procès comme ne relevant pas du monde réel. La possibilité est ainsi exprimée dans des conditionnelles.

‘(23) Si le train partait en retard, j'aimerais que tu m'appelles.’

Les imparfaits reconnus comme présentant l'irréel du présent (24), ou l'irréel du passé (25), le sont comme présentant ces valeurs par le seul fait que le contexte montre l'impossibilité du procès dénoté à l'imparfait.

‘(24) Un peu plus, il manquait son train’ ‘(25) Si je ne l'avais pas rappelé, il partait’

Enfin, sont identifiés des imparfaits de politesse (26) et hypocoristiques (27).

‘(26) Je voulais des fraises’ ‘(27) Il faisait des risettes à sa maman le bébé’

On rencontre encore des emplois qui se distinguent de ceux évoqués jusqu'ici :

‘(28) Et en plus il tournait.’

Cet énoncé, émis par le conducteur d'un véhicule qui venait d'en doubler un premier, suite à une maladresse commise par le premier conducteur, semble intéressant à plus d'un titre. Au moment où l'énoncé est produit le véhicule doublé est en train de tourner. L'explication qui recourt à la position de Kleiber et Berthonneau semble la plus valide. Ce que signifie le locuteur, c'est que l'autre conducteur savait qu'il allait tourner au moment où il a commis la maladresse.

De même, l'énoncé suivant, prononcé par un passant s'adressant à un autre au sujet d'un appartement avec terrasse devant lequel se prépare la construction d'un immeuble, semble mettre en défaut l'analyse de l'imparfait.

‘(29) Ils avaient de la lumière.’

Il se trouve que les habitants de l'appartement en question ont toujours et encore pour quelques mois de la lumière puisque les fondations de l'immeuble ont à peine commencé au moment du dire. La définition donnée pour l'imparfait de discours est ici en défaut. L'événement est présenté comme ayant été vrai dans le passé, sa vérité n'est pas niée pour le moment de l'énonciation mais pour un futur prochain.

Dans nos corpus, l'imparfait a des valeurs limitées. Toutes les valeurs évoquées ici ne se présentent pas et elles n'ont pas toutes égale importance dans les corpus. Les valeurs proches de l'imparfait de discours sont les plus usitées (Extrait du Corpus F1). On trouve également quelques imparfaits de politesse (Extrait du Corpus P1). Les autres emplois de l'imparfait naissent de l'interaction avec d'autres éléments de l'énoncé (conditionnelles).

‘Extrait du Corpus F1’ ‘*PAD: ca me mnquait de pas me faire virer lolol’ ‘Extrait du Corpus P1’ ‘*PAY: je me demandais combien est-ce que je devais gagner pour avoir la belle vie à paris’

Ce qui est commun à tous les emplois de l'imparfait dans notre corpus est qu'ils présentent les événements d'une façon non bornée.

Notes
404.

Exemple exposé par Touratier (1996:107).

405.

Blanche-Benveniste (1985).

406.

Benveniste (1974) postule, pour le français, la coexistence de deux systèmes distincts complémentaires dans l'emploi des temps. Il s'agit de l'opposition récit/discours. Cette opposition, établie en prenant en compte la dimension énonciative, fait éclater l'apparente homogénéité des temps de l'indicatif. Le système du discours implique un embrayage sur la situation d'énonciation, tandis que le système du récit en est dépourvu. Un certain nombre d'indices linguistiques sont alors déterminés comme appartenant à l'un ou à l'autre des systèmes (ex. le discours comporte des embrayeurs, déictiques… tandis que le récit n'en manifeste pas). L'examen de textes divers (et notamment littéraires – Maingueneau (1986)) montre cependant que les emplois de ces systèmes s'imbriquent ou qu'on peut imaginer des degrés de l'un à l'autre.

407.

Exemple relevé par Touratier (1996:116)

408.

Initialement relevé par Damourette et Pichon

409.

Exemple relevé par Touratier (1996:116)

410.

Exemple relevé par Touratier (1996:132).