9.3.2. Combinaisons principales concernant la référence temporelle

Les divers éléments d'un énoncés reconnus pour intéragir dans le calcul de la valeur globale pour la référence temporelle sont l'aspect lexical et les tiroirs verbaux, l'aspect lexical et les semi-auxiliaires aspectuels, l'aspect lexical et la transitivité, l'aspect lexical et les voix, l'aspect lexical et la modalité, le tiroir verbal et la négation, les adverbiaux temporels et l'aspect lexical, etc. La liste est longue, et tous les phénomènes n'ont sans doute pas encore été identifiés.

Le jeu entre l'aspect lexical et les tiroirs verbaux a été étudié pour l'anglais, par exemple, par Langacker (1995; 1999:222-229). En français, le bornage du procès déterminerait le choix de l'auxiliaire (être ou avoir) aux tiroirs composés : les verbes perfectifs se conjugueraient avec être et les imperfectifs avec avoir. Cette hypothèse, avancée par Guillaume (1929:26-27) entre autres, ne semble pas convenir systématiquement. En effet, certains verbes perfectifs requièrent l'auxiliaire avoir. Les verbes pronominaux prennent l'auxiliaire être, sans qu'on puisse relier ce fait avec l'aspect lexical du verbe. Enfin, fait relevé par Guillaume (1929:27), certains verbes se conjuguent avec être ou avoir ce qui selon Guillaume ne pose pas de difficulté à sa théorie puisque "ces verbes comportent, à peu près nécessairement, l'alternance du point de vue devenir avec le point de vue être".

‘(77) La tache est disparue.’ ‘(78) La tache a disparu.’

Cependant d'autres verbes présentent un emploi avec être ou avoir selon que la construction est transitive ou intransitive :

‘(79a) Il est sorti de la maison.’ ‘(79b) Il a sorti deux assiettes pour le déjeuner.’ ‘(80a) Il est monté sur le banc.’ ‘(80b) Il a monté un sac de ciment.’

De plus, la plupart des verbes qui sont dits prendre l'auxiliaire avoir ou être selon qu'ils expriment l'action ou l'état résultant de cette action : changer, crever, enlaidir ; ne se conjuguent pas véritablement, et il s'agit d'une forme adjective du participe passé :

‘(81) Il est enlaidi.’ ‘(82) Il a enlaidi.’

Les verbes qui collent a l'hypothèse de Guillaume restent en petit nombre : aboutir ; accourir ; apparaître ; disparaître ; grandir ; jaillir ; paraître ; ressusciter

Au sujet de ce type de combinaison, on relève également que le présent et l'imparfait 420 forcent une lecture non télique de verbes téliques. L'imparfait en effet est naturellement compatible avec les verbes atéliques, tandis qu'il est discordant avec les verbes téliques si on lui octroie une valeur aspectuelle en fonction de sa forme simple :

‘(83) La bombe explosait.’

Dans nos corpus, les verbes à l'imparfait dénotent essentiellement des états et activités, si bien que ce type de coercion est rare. On observe toutefois que l'hypothèse n'est pas concordante avec l'imparfait de discours (Extrait du Corpus F7).

‘Extrait du Corpus F7’ ‘*PHQ: PFL alors je donnais une solution sans chanserv’

Le passé simple d'un verbe télique présente le procès comme accompli de façon systématique, alors que le passé simple d'un verbe atélique peut présenter le procès comme inaccompli, inchoatif (84).

‘(84) Dès huit heures, il marcha.’

Il s'agirait là d'une incompatibilité, que nous ne rencontrons pas dans nos corpus.

Les combinaisons reconnues entre aspect lexical et semi-auxiliaire aspectuel ont été décrites de la façon suivante.

Un verbe télique peut devenir non télique avec un auxiliaire aspectuel.

‘(85) Jean a commencé à trouver la solution.’

Ce cas est très rare dans nos corpus (Extrait du Corpus P9).

‘Extrait du Corpus P9’ ‘*PBI: Tu es le sherrif ici? Tu arrive et tu commences a balancer tout le monde’

Ce type d'interaction est banal, il découle de la fonction du semi-auxiliaire aspectuel, qui est justement, de saisir un intervalle dans le déroulement d'un procès.

Les semi-auxiliaires présents dans le corpus ne semblent pas interagir avec d'autres éléments de spécification temporelle dans les énoncés. en train de produit une saisie du procès dans son déroulement et est combinable avec tous les types de procès. Commencer à permet de saisir le procès dans sa phase initiale tandis que finir de le saisit dans sa phase terminale.

‘Extrait du Corpus F3’ ‘*(action): P97 est entrain de manger une glace’ ‘%add: ALL’

La question de l'interaction entre l'aspect lexical et le caractère transitif du verbe postule que le contenu aspectuel d’un verbe peut varier avec sa construction (transitive, intransitive), et d’autre part, les déterminants du substantif. C'est depuis Verkuyl (1972) qu'a été exploré le fait que les syntagmes nominaux arguments du verbe ont un effet sur les propriétés aspectuelles de la phrase, selon que ces arguments sont comptables ou non comptables.

Les grammaires constructionnelles, issues des travaux de Fillmore, et principalement représentées actuellement par les travaux de Goldberg, proposent un traitement de l'aspect intégré au niveau d'analyse de la construction.

Les analyses issues de ce courant et d'autres, mettent en avant le fait que l'événement est borné par l'objet sur lequel il s'applique. La notion à laquelle ces travaux font appel est celle de l'exhaustion (measuring out). Le traitement de l'aspect est ici lié aussi à la notion de télicité, c'est-à-dire le fait qu'un procès présente en lui même l'indication de sa propre fin. On peut ainsi opposer les verbes chercher et trouver, chercher étant non télique tandis que trouver est télique. Le test auquel on recourt le plus fréquemment pour distinguer les procès téliques et non téliques est celui de en + CN durée, et pendant + CN durée, test qui fonctionne dans nombre de langues.

‘(86a) Il a trouvé le rouleau de scotch en 5 minutes.’ ‘(86b) ??Il a trouvé le rouleau de scotch pendant 5 minutes.’ ‘(87a) *Il a cherché le rouleau de scotch en 5 minutes.’ ‘(87b) Il a cherché le rouleau de scotch pendant 5 minutes.’

On remarquera que la lecture non-télique d'un procès spécifié par un verbe reconnu comme télique semble potentiellement plus acceptable que la lecture télique d'un procès spécifié par un verbe reconnu comme non télique.

Le constat que pour un même verbe, présentant la même construction, le test fonctionne pour les 2 alternatives, amène à considérer le phénomène d'exhaustion :

‘(88) J'ai lu ce roman pendant deux heures (lecture non télique).’ ‘(89) J'ai lu ce roman en deux heures (lecture télique).’

La proposition de Tenny (1994) est que le lien entre syntaxe et sémantique s'il est en partie déterminé par la mise en correspondance de rôles sémantiques et de positions syntaxiques est grandement régulé par des propriétés aspectuelles. La structure aspectuelle est vue comme une sous partie de la structure de l'événement associée à la présence de rôles aspectuels.

L'aspect dans le lien entre syntaxe et sémantique est la délimitation, c'est-à-dire la propriété 'un événement ayant une fin (borne) distincte, définie et inhérente.

‘(90) Paul mange une orange.’

Ce procès consomme un certain temps, et est terminé quand il n'y a plus d'orange. Selon Tenny, seuls les arguments internes sont concernés par les rôles aspectuels, et parmi ceux-là, seul le complément d'objet direct peut délimiter l'événement. Pour ce complément, la qualité délimité/non délimité (de l'eau, un verre d'eau) influe sur l'aspect. Il existe des verbes qui ont un argument interne mais qui ne délimite pas (statifs et non statifs). Il reste un problème pour traiter les verbes qui sont en construction intransitive, pour lesquels la notion d'exhaustion ne peut donc apporter de solution. À la voix passive, l'argument qui délimite serait le sujet. Ce ne serait donc pas le rôle syntaxique qui porterait la transitivité aspectuelle, mais le rôle sémantique de Patient.

Des phénomènes relatifs à la référence temporelle ont également été relevés dans la combinaison aspect lexical/voix. Les grammaires traditionnelles placent au sommet de la hiérarchie constitutive du système de conjugaison la notion de voix parmi lesquelles elles en distinguent deux ou trois parmi actif, passif, moyen, pronominal ou réfléchi. L'actif exprime que le sujet est agissant, le passif présente l'action comme subie par le sujet. Le moyen exprimerait la part que le sujet prend à l'action, il est intermédiaire entre actif et passif. La voix pronominale pose problème, elle peut être réfléchie ou réciproque. Cette position n'est pas tenable à notre avis, à la lumière des travaux récents sur la notion de voix. Le choix de la voix par le locuteur est seulement envisagé comme gouverné par l'adéquation de la parole à la réalité. Il l'est cependant aussi par le point de vue adopté par le locuteur. Les phénomènes de voix sont caractérisés par l'association régulière d'un changement de la forme verbale à un changement de la valence du verbe.

La notion de voix est liée à la notion de transitivité et cette dernière est liée à la notion d'aspect. Selon Givòn (1984:566-599), il y aurait dans le prototype du passif une affinité avec la valeur aspectuelle de stativisation. Cependant, il ne s'agirait, selon Creissels, que d'un résidu de l'histoire d'un certain passif, issu de formes statives résultatives 421 .

Lorsqu'on observe la mise en relation des phénomènes de voix et le caractère borné/non borné, agentif/non agentif du procès on note qu'il existe deux valeurs du passif selon que le verbe est perfectif ou non perfectif. Ainsi, un Verbe perfectif au passif sans complément d'agent dénoterait un état qui succède à un procès achevé tandis qu'un verbe imperfectif ou perfectif avec complément d'agent dénoterait du temps situé.

Les valeurs modales et l'aspect lexical seraient également à la source de phénomènes de coercion. Selon Le Querler (1996) les constructions si+Vimpft, telles que si je gagnais au loto… reçoivent des valeurs modales qui sont fonction de l'aspect lexical du verbe :

Ainsi, un verbe atélique forme le potentiel ou l'irréel du présent (91) tandis qu'un verbe télique ne peut former que le potentiel (92).

‘(91) Si j'avais de l'argent, je partirais.’ ‘(92) Si gagnais au loto, je partirais.’

Les verbes d'activité et d'accomplissement, sont également dits 422 avoir une incidence sur la valeur modale d'un énoncé :

‘(93) ce type là, il court pendant des heures.’ ‘(94) ce type là, il peut courir pendant des heures.’ ‘(95) ce type là, il te peint un tableau en une heure.’ ‘(96) ce type là, il peut te peindre un tableau en une heure.’ ‘(97) ce type là, il te trouve un appartement à Paris en 2 jours.’ ‘(98) ce type là, il peut te trouver un appartement à Paris en 2 jours.’

On notera toutefois que la lecture modale de ces énoncés est contribuée à la fois par l'aspect du verbe et le tiroir et est renforcée par l'adverbial temporel de durée.

Notes
420.

Michaelis (à paraître).

421.

Creissels (2000).

422.

Le Querler (1996).