9.4. Phénomènes de construction narrative coopérative.

Les locuteurs engagés dans les conversationnelles de nos corpus sont dans des espaces distants. Ils construisent ensemble un espace virtuel commun dans lequel ils interagissent.

Cet espace virtuel est physiquement est un ensemble d'informations binaires dont certaines sont reproduites de façon quasi-simultanée sur des supports informatiques d'ordinateurs connectés par le biais d'Internet à un canal d'un réseau IRC puis traduites vers les écrans. La perception des utilisateurs de cet espace – hormis les connaissances implicites et explicites qu'ils ont du réseau – est matérialisée par une fenêtre sur leur écran. On remarque que les moyens de référer à l'espace virtuel se basent sur cette représentation et sont les moyens de la référence spatiale ordinaire.

‘Extrait du Corpus F4’ ‘*PCA: elle etait la tout a l'heure’

Ainsi des indications de localisations spatiales se basent sur les manifestations de la présence des locuteurs dans la zone "liste des participants" 428 .

‘Extrait du Corpus F1’ ‘*PBW: PAG ;))))))))))… pourquoi t, es pas en haut?’ ‘%add: PAG’

L'extrait du Corpus F1 présenté, bien que manifestant une interrogation sur la position spatiale de l'allocutaire est une interrogation sur le statut de l'allocutaire. En effet, les surnoms des utilisateurs qui ont des statuts particuliers (opérateurs et voice) apparaissent en début de liste, c'est-à-dire, sur l'écran, dans la partie supérieure de la zone "liste des participants". L'extrait du Corpus P3 ci-dessous est du même type.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*PAS: bcp de tetes connues pour moi ici dans le haut peuple...’

La localisation spatiale des participants est en fait une indication de statut des participants.

Des indications de localisation spatiale apparaissent pour d'autres éléments. L'extrait du Corpus F3 ci-après contient une intervention qui indique à l'allocutaire que l'information qu'il cherche est présente sur son écran, dans la partie supérieure. L'émetteur produit donc son message comme s'il partageait la deixis de l'allocutaire, ce qui n'est évidemment pas le cas. Pour ce faire, il postule ou sait que l'interface de l'allocutaire est telle que l'information topic est présentée dans la partie supérieure de l'écran.

‘Extrait du Corpus F3’ ‘*PIW: regarde en haut PJQ.... tu trouveras le site :)’ ‘%add: PJQ’

La perception/représentation d'un canal IRC est similaire à celle d'un espace délimité. Il existe un dehors et un dedans, ainsi que les extraits suivants permettent de le déduire.

‘Extrait du Corpus F2’ ‘*PAD: ah ok VVV qui se fait foutre dehors à chaque fois qu'elle vient c un ragot’ ‘%add: PAG’ ‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PDY: ben si vous voulez me foutre dehors ok, je reviendrais pas, sauf que j'aurais pas compris en quoi je foutais la merde’

On note également une dissociation de la deixis, entre un ici, référant à la localisation spatiale réelle des locuteurs et un ici référant à l'espace virtuel. Les deux exemples suivant présentent le contraste.

‘Extrait du Corpus F1’ ‘*PBW: veinarde!!!!!!! tu devais venir ici... tu aurais vu de la neige à volonté :)’ ‘%add: PAY’ ‘Extrait du Corpus P9’ ‘*PAF: icci c pas toi qui decide fdes aop’ ‘%add: PAB’

Dans nos corpus, on doit signaler qu'un certain nombre d'énoncés font référence à des éléments de situation non partagés. Il s'agit de description des actions, activités ou environnement du locuteur. Quelques-unes seulement de ces interventions se produisent parce que l'événement décrit a une incidence sur la conversation ainsi que l'illustre l'extrait suivant.

‘Extrait du Corpus P8’ ‘*PBB: brb lgros qui me sert de chum mapelle :)’

Le locuteur, ici, explicite la raison de son absence délimitée prochaine. Les plus nombreuses sont toutefois purement "gratuites" et ne s'insèrent pas dans une unité conversationnelle en cours. Ces énoncés ne répondent pas à la loi de pertinence, à moins de considérer que la pauvreté de l'information annexe transmise par le dispositif nécessite des palliatifs.

‘Extrait du Corpus F6’ ‘*(action) PCN écoute ­­ DJ Taylor & Flow Dieu Dansa.MP3 ­­ 3:29 (128kbps 44.1kHz Stereo) ­­’ ‘(1)’ ‘*(action) PCD écoute ma main dans ta gueulle.mp3’

L'extrait présenté ci-dessus montre l'agacement que peut causer ce type d'interventions. Cependant dans une grande partie des cas, il ne suscite aucun commentaire, ou des commentaires manifestant de l'intérêt.

‘Extrait du Corpus F8’ ‘*(action): PAH se reprend une meringue au chocolat, hummmm’ ‘(3)’ ‘*PDT: PAH... moi je préfère les meringues nature ;)... tu me les laisses ;)’ ‘%add: PAH’

Les conversations menées, outre leur grande liberté d'expression, semblent banales. Il est toutefois un phénomène que nous ne trouvons mentionné nulle part ailleurs et qui semble lié au dispositif de communication. Ce phénomène semble encore dédoubler la deixis de l'espace virtuel.

On remarque en effet ça et là au long du corpus des énoncés qui font référence à des situations qui n'existent que par des énoncés – ainsi que dans la fiction. Certaines toutefois sont tout à fait banales et peuvent se rencontrer dans d'autres types d'interactions verbales. Ainsi, au téléphone, lorsque le faire n'est pas possible, le dire s'y substitue.

‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PDE: je t'embrasse PAH :))’ ‘%add: PAH’

Ces énoncés semblent très circonscrits et apparaissent essentiellement dans les séquences d'ouverture et de clôture. On remarquera que les locuteurs choisissent pour ce faire le plus souvent le mode de message actions de la façon dont on trouve un exemple ci-dessous.

‘Extrait du Corpus P9’ ‘*(action): PBG fait de gros bisous a PAH :))’

C'est là un pas vers des énoncés qui ne font en rien référence à la réalité, ces derniers se situant essentiellement dans des messages de type action.

L'extrait ci-dessous présente un premier type.

‘Extrait du Corpus F8’ ‘*PDT: PAH... moi je préfère les meringues nature ;)... tu me les laisses ;)’ ‘%add: PAH’ ‘(6)’ ‘*(action): PAH offre des meringues nature a PDT’

L'extrait du Corpus P3 ci-dessous est du même type. Le locuteur PAS répond à une intervention descriptive problématique de PAJ en apportant une solution "virtuelle" : il dit envoyer un fichier de nourriture.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*(action): PAJ a FaIm’ ‘*(action): PAS DCC send almorino Nourriture.ZIP’ ‘%add: PAJ’

Il survient également que ces interventions obtiennent leur pertinence d'une façon plus complexe. Dans l'extrait ci-dessous un locuteur produit un énoncé évaluatif, axiologique, au bénéfice de sa propre face. PAD manifeste son accord à l'égard du contenu propositionnel, mais le minimise immédiatement par un message de type action qui met en scène l'allocutaire dans une situation que les connaissances extralinguistiques permettent d'interpréter comme un rapport entre un humain et un chien. L'énoncé devient ainsi potentiellement menaçant pour la face de l'allocutaire.

‘Extrait du Corpus F1’ ‘*PAD: 'tain putain tu as fais quoi aux zautre aop? lol’ ‘%add: PCJ’ ‘*PAD: ils sont pas tous deop par ma faute qd meme mdr’ ‘%add: PCJ’ ‘*PCJ: ben kestu veux, je suis le seul gars irréprochable sur ce chan, c pas ma faute! LOL’ ‘%add: PAD’ ‘*PAD: c vrai’ ‘%add: PCJ’ ‘*(action): PAD donne un susucr a PCJ lol gentil garcon gentil ;)’ ‘%add: PCJ, ALL’ ‘*PCJ: j'av lu un suçon lololololololol’ ‘%add: PAD’ ‘(1)’ ‘*PCJ: POUAHAHAHAHA PTDR’ ‘%add: P99’ ‘*PAD: pfuuu.....’ ‘%add: PCJ’

Toutefois, l'emploi de garçon dans la seconde partie de l'énoncé vient en contradiction avec cette hypothèse et adoucit la menace.

Le type d'interventions discuté jusqu'ici est ponctuel. Le second type s'inscrit dans de véritables unités conversationnelles développées. Il implique le plus souvent plus de deux locuteurs. Ces derniers construisent ensemble, à la volée, une narration. Là, le mode de message action n'est plus tant préférentiel.

Il existe plusieurs types de déclencheurs de ces unités. Les cas sont catégorisables. Le déclencheur peut être un FTA produit envers un allocutaire, qui réagit par un message action. Il s'agit du cas le plus fréquent. Le déclencheur peut également être un énoncé (ou une partie d'énoncé) métaphorique, feint(e) d'être interprété(e) dans son sens littéral. Il peut être encore un énoncé injonctif avec impossibilité pour l'allocutaire de répondre à l'ordre ainsi formulé, c'est-à-dire, assumer le rôle que le verbe assigne en principe au sujet. Enfin, le déclencheur peut être une erreur commise par un participant.

Les unités conversationnelles fictionnelles qui font suite à un FTA, mettent en scène des combats. Dans l'extrait du Corpus F3 ci-dessous, c'est sur le surnom de PBZ que se produit le FTA.

‘Extrait du Corpus F3’ ‘*(action): PBZ se retient pour pas frapper PAE’ ‘%add: ALL’ ‘*PCM: non non retient toi pas vas y on na rien vu’ ‘%add: PBZ’ ‘*PCM: lol’ ‘%add: PBZ’ ‘*PBZ: lol’ ‘%add: PCM’ ‘*PDY: lolol’ ‘%add: PCM’ ‘*PAE: pkoi PDY?’ ‘%add: PDY’ ‘*PDY: pkoi koi PAE?’ ‘%add: PAE’ ‘*pAE: pkoi tu veux me frapper’ ‘%add: PDY’ ‘*(action): PCM donne un grand baton en mousse a PBZ tien vas y gene toi pas’ ‘%add: ALL’ ‘*PCM: lol’ ‘%add: PDY, PAE, PBZ,’ ‘*PDY: lol PAE, j'ai rien dit moi’ ‘%add: PAE’ ‘*PDY: c PBZ le méchant lol :p’ ‘%add: PAE’ ‘*PAE: oops j'ai mal lu’ ‘%add: PDY’ ‘*PBZ: une envie soudaine PAE, je voulais des fraises mais j'en ai pas sous la main alors je t'ai choisi’ ‘%add: PAE’ ‘(15)’ ‘*(action): PBZ saute sur PAE et la baillonne au radiateur’ ‘%add: ALL’ ‘*(action): PAE sort son armure de gladiateur’ ‘%add: ALL’ ‘*PCM: jespere que le radi est ferme au moins arf’ ‘%add: PBZ, PAE,’ ‘*PCM: lol’ ‘%add: PBZ, PAE,’ ‘(1)’ ‘*(action): PAE coupe ses attaches’ ‘%add: ALL’ ‘*PAE: VIENS TE BATTRE’ ‘%add: PBZ’

Les unités conversationnelles fictionnelles dont le déclencheur est un énoncé métaphorique sont bien moins fréquentes mais manifestent une fois de plus la dimension ludique des interactions dans les IRC.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*(action): PAG s'est autodétruite, présentement’ ‘(4)’ ‘*(action): PAS rammasse les miettes de PAG’

Ce que nous avons appelé les défis improbables sont les cas ou un locuteur demande à un allocutaire de réaliser quelque chose qu'il n'est pas possible de réaliser immédiatement par le biais du dispositif. L'extrait ci-dessous en est un exemple.

‘Extrait du Corpus F3’ ‘*PCK: et la toupie chipriote, vs connaissez?’ ‘%add: ALL’ ‘(3)’ ‘*PCA: la pasteque indonesiene’ ‘%add: ALL’ ‘*PAE: PCK montre moi lol’ ‘%add: PCK’ ‘(1)’ ‘*PBK: tu me montres PCK?’ ‘%add: PCK’ ‘(2)’ ‘*PCA: la choucroute marsienne’ ‘%add: ALL’ ‘*PCK: je vs préviens faut s' accrocher sinon gare au mal de coeur’ ‘%add: PAE, PBK’ ‘*(action): PAE s'accroche fort a PCK’ ‘%add: ALL’ ‘(1)’ ‘*PCK: mmmmmhh la choucroute :))))’ ‘%add: ALL’ ‘*(action): PBK s accroche tres fort a PAE’ ‘%add: ALL’ ‘*PAE: LOLOLOLOL’ ‘%add: ALL’ ‘*(action): PCK attention les p'tits loups accrochez vous, le manège va partir’ ‘%add: ALL’ ‘(2)’ ‘*(action): PAE lache’ ‘%add: ALL’ ‘(7)’ ‘*PAE: A mon signal dechainez les enfers’

PAE et PBK demandent à PCK de lui montrer quelque chose, ce qui n'est pas possible réellement via le dispositif. PAE entame donc une mise en scène, à laquelle adhèrent les requérants et les autres participants de l'unité conversationnelle.

Le dernier cas est lorsque le déclencheur est une erreur commise par un participant. Celle-ci peut être une erreur de manipulation (commandes des opérateurs), une erreur dans un énoncé (syntaxique, lexicale, morphologique…), ou une erreur de décodage (lecture ou interprétation) d'un énoncé.

‘Extrait du Corpus P3’ ‘*PAB: j'ai mal viser!’ ‘%add: ALL’ ‘(4)’ ‘*(action): PAS offre une paire de lunette a PAB’ ‘%add: PAB’ ‘(3)’ ‘*(action): PAB remerci PAS ca fait longtemp que j'en voulait!!!’ ‘%add: PAS’ ‘(1)’ ‘*(action): PAB tombe en senaglo dans les bras de PAS’ ‘%add: PAS’ ‘*(action): PAS de rien ca me fait plaisir j'insiste ca fait 200 euros’ ‘%add: PAS’ ‘(1)’ ‘*PAS: lol PAB’ ‘%add: PAB’ ‘*PAB: heh’ ‘%add: PAS’ ‘*(action): PAS courage PAB tu vas tenir le coup’ ‘%add: PAB’ ‘*PAG: il se passe quoi tit PAB?’ ‘%add: PAB’ ‘*(action): PAS tape dans le dos de PAB’ ‘%add: ALL’ ‘(3)’ ‘*(action): PAB tiendra le cup coute que coute! que PAK d'ailleur! ;)’ ‘%add: ALL’

Si on parvient à peu près à déterminer les déclencheurs de ces unités, il n'en va pas de même de leur arrêt. L'arrêt est rarement lié à l'expression d'agacement d'un locuteur. Deux autres cas se présentent plus couramment : soit un dénouement est atteint, soit une autre unité conversationnelle attire progressivement les locuteurs.

Le tiroir verbal utilisé dans ces unités est essentiellement le présent, qui a l'avantage de simplifier la construction de la trame et pose les événements comme indiscutables. Il n'y a pas de négociation explicite sur la construction de la trame narrative : on ne remet pas en cause l'élément de trame narrative contribué par autrui explicitement. Il survient toutefois qu'un locuteur utilise des structures permettant de modifier ce qui a été construit auparavant.

Notes
428.

Cf. Chapitre 2, section 2.2.4, Illustration (2-8)