Conclusion

Cette étude s'était donné pour but de caractériser l'usage linguistique dans les IRC, à partir d'un corpus naturel en fonction des propriétés du dispositif susceptible d'imposer une contrainte. Il ne faut cependant pas écarter le fait qu’il s’agit d’une étude réalisé sur un corpus recueilli sur quelques mois, et dans des canaux particuliers. Ainsi, on peut envisager qu’une étude réalisée sur un plus long terme ou sur d’autres types de canaux apporterait un éclairage plus précis.

Nous avons essayé de mettre en place une méthodologie de recueil et d’analyse des données qui puisse servir à d’autres études de ce type de corpus. Ainsi, le chapitre 4, bénéficiant de la description du corpus brut, a permis de mettre en perspective les différents traitements des corpus qui ont été nécessaires d'un point de vue déontologique et pour les analyses linguistiques. Ces traitements ont été effectués, il ne faut pas l'oublier, dans le souci de correspondre à un format compatible avec un logiciel de traitement des corpus. Nous avons évidemment pesé le choix du logiciel, en fonction du corpus lui-même, et également en fonction des traitements permis par le logiciel. Ce choix a donc été un compromis à plusieurs points de vue. Certes il aurait été préférable de concevoir un système complètement adapté à la spécificité de nos corpus, nous avons toutefois choisi d'utiliser un standard, ce qui présente l'avantage non seulement de bénéficier de l'expérience acquise d'autres chercheurs sur d'autres types de corpus, mais également de ne pas multiplier les formats de données utilisés dans la communauté scientifique et autorise donc les comparaisons entre des corpus de types différents. De plus, l'utilisation par des chercheurs d'horizons différents d'un même outil, en permet le perfectionnement.

Les procédures de standardisation et de lemmatisation appliquées aux corpus sont également contestables. Cependant, nous ne pouvions étudier le code écrit des IRC sans avoir recours à la norme, et nous ne pouvions quantifier l'écart à la norme sans adopter une procédure de normalisation systématique sur tout le corpus. Malgré tout, nos corpus restent adaptables à d’autres types de logiciels.

La méthodologie nécessite également de présenter de la façon la plus explicite possible le dispositif ayant généré le corpus. Nous avons choisi pour ce faire de replacer les IRC dans le contexte du réseau Internet et des différents types de communication humaine qu'il permet. Cette première étape est importante dans la mesure où ce milieu est en constante évolution à tous les niveaux. Nous avons, à cette occasion, en effet, entrevu que, du point de vue linguistique, si l'anglais en était le maître, des signes montrent qu'il se peut qu'il n'en soit pas toujours le cas dans le futur, et donc que les langues les plus parlées dans le monde en tout cas, puissent connaître des phénomènes liés à l'utilisation du réseau pour la communication humaine, qui ne sauraient être écartés de l'analyse. Des études de l’influence des contraintes d’un dispositif de communication sur différentes langues devraient permettre d’évaluer plus objectivement la spécificité d’un dispositif.

Ainsi, avons-nous présenté dans le détail, en évitant les descriptions techniques et en ne retenant que les dimensions nécessaires à la compréhension du déroulement des comportements communicatifs, les caractéristiques du dispositif IRC. Nous avons relevé celles qui étaient susceptibles d'avoir des effets particuliers sur la production de messages linguistiques. Les paramètres majeurs à prendre en considération sont que le dispositif est basé sur le texte dactylographié, et qu'il impose une contrainte temporelle. Mais le dispositif se définit par un ensemble de propriétés. Ainsi, un canal se matérialise par une fenêtre sur l'écran, dans laquelle les messages des participants s'inscrivent selon leur ordre d'arrivée dans le canal. Un participant a accès à l'historique de la communication sur le canal depuis son arrivée dans le canal. Nous avons vu également que la fenêtre d'activité d'un canal présente des messages de types différents. Les participants ont en effet nécessairement un statut dans le canal. Nous avons à ce sujet observé le fait que suivant son statut, un participant peut avoir certains privilèges (suspendre la communication, déconnecter un utilisateur…). Au niveau de la charge cognitive engendrée par le dispositif, nous avons mentionné qu'elle peut être augmentée par le fait d'une part que les participants peuvent être engagés simultanément dans plusieurs canaux publics et/ou privés, et d'autre part, par le nombre de participants actifs, puisque des unités conversationnelles impliquant des ensemble de participants différents et/ou des thématiques différentes peuvent avoir lieu en parallèle dans un même canal.

Nous supposons que ces contraintes se présentent également pour toutes les langues (sauf systèmes d’écriture différents) et il serait intéressant de comparer l’usage linguistique dans les IRC que font les locuteurs de langues différentes de celles les plus couramment étudiées.

Ainsi, au niveau de l'écart à la norme de l'écrit, nous avons supposé que la contrainte temporelle imposée par le dispositif aurait pour conséquence un emploi fréquent de procédés d'abréviation. Il apparaît que le non respect de la norme n'entrave pas la compréhension, nous n'avons relevé aucune marque d'incompréhension dans les corpus suite à l'emploi d'abréviations non conventionnelles. La contrainte temporelle a donc une influence sur le code écrit, ainsi qu'on s'y attendait. Toutefois, nous avons montré que le raccourcissement de la forme n'est pas le seul écart à la norme écrite. Nous avons relevé des phénomènes qui ne sont pas conformes à la norme sans pour autant produire une réduction formelle et des phénomènes qui au contraire présentent plus de matériel que la forme standard. Nous avons ainsi pu établir que le code écrit dans les IRC est modifié (par rapport à la norme) pour représenter des caractéristiques de l'oral. La chaîne orale est ainsi transposée par projection des différentes dimensions acoustiques sur les dimensions signifiantes de l'écrit. Nous avons également mis en évidence des procédés présentant un degré, certes faible, de cryptonymie, mais suffisant pour laisser supposer l'intention des internautes d'établir des signes d'appartenance à une communauté. Cette caractéristique est également abordée au chapitre concernant le lexique, mais, si des phénomènes similaires ont été relevés pour l'anglais, pour d'autres types de canaux, d'autres types de dispositifs de communication en réseau basés sur l'écrit, on peut se demander si cette caractéristique est valable pour tous les canaux, pour toutes les langues et pour tous les dispositifs.

Concernant le lexique, nous avons pu mettre en évidence une diversité lexicale importante. On trouve un certain nombre de termes dont la fréquence est peu élevée ou est absente en français standard. Les termes de faible fréquence standard dans le corpus sont essentiellement des noms d'armes ou d'êtres fictionnels. Ceux-ci apparaissent dans les unités conversationnelles de nos corpus discutées au dernier chapitre, et font penser au lexique des jeux de rôles. Les formes absentes du français standard sont essentiellement des formes utilisées pour référer à l'environnement IRC et au champ de l'informatique et des réseaux. Ces unités sont essentiellement des emprunts à l'anglais. Il apparaît également des jurons, des termes référant à des tabous sexuels, des doublons, des éléments de verlan, et des termes de variétés régionales du français. On ne peut non plus omettre le fait qu'un certain nombre d'unités appartiennent à des sociolectes de jeunes (15-25 ans).

Au point de vue de la syntaxe, nous avons pu constater qu'elle reflète la syntaxe de l'oral, hormis les phénomènes de construction en grille relevés par Blanche-Benveniste (1997). Les structures disloquées, par exemple, sont en nombre important. Les phénomènes d'intégration syntaxique se présentent globalement de façon similaire à ce qui est relevé pour l'oral. Toutefois, le dispositif n'interdit pas de recourir sporadiquement à des constructions habituellement qualifiées de plus littéraires. Il est là aussi problable que des canaux sur lesquels des thématiques de discussion précis sont établis manifestent une autre utilisation de la syntaxe.

Au plan de la temporalité, nous avons mis en évidence son mode de référence est essentiellement déictique. Une fois de plus, nous ne disons pas que les références non déictiques ne sont pas possibles, mais qu'elles sont peu fréquentes. Nous avons constaté que toutes les formes verbales ne sont pas utilisées dans nos corpus, et que, celles qui le sont, ne le sont pas également. Nous avons ainsi montré l'importance en nombre du tiroir présent. D'autre part, les références temporelles ne sont pas précises, elles sont même fréquemment vagues, et on note également des mentions fréquentes de la durée et de la vitesse. Ceci porterait à penser que les internautes sont moins préoccupés par le temps chronologique (calendrier) que par l’occurrence des événements les uns par rapport aux autres et à la quantité de temps que consomment les événements. Mais cette particularité n’est sans doute pas entièrement contribuée par le dispositif. Certes, le temps partagé des locuteurs ne peut être directement qualifié qu’en référence au temps GMT (les locuteurs sont engagés dans des temporalités cycliques décalées ou culturellement différentes), mais on peut supposer que les buts communicatifs et le type de locuteur joue sur cette facette. En effet, nous avons ensuite observé des phénomènes de construction narrative fictionnelle coopérative qui ne peuvent pas non plus être le seul fait du dispositif (culture des jeux de rôles, absence d’histoire conversationnelle commune…).

Tout au long de ce travail, nous avons sporadiquement relevé la ludicité en œuvre dans l'échange de message linguistique. Celle-ci se manifeste à divers niveaux. Ainsi, les internautes jouent-ils du linguistique (polysémie et ambiguïtés), du métalinguistique (corrections orthographiques, négociations sur le code) autant que de l'extralinguistique (événements survenant sur le canal, situations des participants, etc.) et du dispositif (possibilités de changer de surnom, d'exclure des participants, etc.). Cette dimension semble une caractéristique importante des messages linguistiques sur les IRC.

L'usage linguistique ici examiné présente sans doute un certain degré d'instabilité. Ayant considéré des corpus antérieurs (fin des années 90), il nous semble en effet que des différences s'observent (au niveau du lexique et des sigles IRC en particulier). Ce constat demanderait bien sûr une analyse complète et la possibilité de mettre en parallèle ces évolutions/différences à celles observées pour d'autres dispositifs et dans les années à venir.