Chapitre 1
Le « bon homme » et la « bonne femme » : image, autorité et sociabilité

Qu’est-ce qu’une « bonne femme » au XIVe siècle ? Dans l’usage courant d’aujourd’hui, ce terme, ainsi que son équivalent masculin, a un sens plutôt péjoratif, voire condescendant. Or, comme nous l’avons remarqué, les dénominations « bon homme », ainsi que « prud’homme », désignaient dès l’époque carolingienne, des hommes respectés en raison de leur sagesse et leur savoir technique, qualitiés qui les amenaient à se voir confier des responsabilités : l’expertise juridique, la représentation de leurs communautés auprès des pouvoirs et, à terme, les charges municipales. 23 Au XIIIe siècle, les « prud’hommes » des corporations professionnelles à Paris étaient les artisans ayant accédé à la maîtrise et ouvert leur propre boutique. 24 Dans les romans et les chansons de geste, deux personnages clés, le chevalier et l’ermite, sont désignés « prud’hommes » et « bons hommes » lorsqu’ils manifestent des qualités telles que la douceur, la bonté et la charité. 25

L’usage du terme « bonne femme » au Moyen-Age est moins connu que celui de son équivalent masculin. Aucun ouvrage lexical de l’Ancien Français ne lui consacre une entrée, mais les adresses correspondant aux termes voisins, notamment l’adjectif « bon » et le nom « prude femme », nous fournissent des renseignements précieux. On constate d’abord que les termes « preude femme », « bonne dame », et « prud’homme » sont souvent juxtaposés, ce qui laisse supposer qu’ils avaient un sens complémentaire. 26 La forme « bonne femme » semble avoir été plus rare, mais on peut en trouver au moins une juxtaposition avec « prud’homme. »27 Ces entrées attestent aussi que les dénominations féminines avaient le même sens général que leurs équivalents masculins : celui d’une femme réputée pour sa sagesse et son honnêteté et par conséquent digne de respect, d’admiration et d’honneur. 28 Cette similitude conduit à penser qu’une comparaison approfondie des divers usages des formes masculines et féminines de ces termes pourrait nous permettre de mieux dégager le sens exact de la dénomination « bonne femme. » Tel est l’objet de ce chapitre.

Notes
23.

Voir supra, Introduction, p. 3, n5.

24.

René DE LESPINASSE et François BONNARDOT, éds., Le livre des métiers d’Etienne Boileau, Paris, 1879, CXVIII-CXXII.

25.

Sur ces usages du terme « prud’homme », voir Paul BRETEL, Les ermites et les moines dans la littéature française du Moyen-Age (1150-1250), Paris, 1995, p. 475-494 etCharles BRUCKER, Sage et Sagesse au Moyen-Age (XII e et XIII e siècles), Genève, 1987, p. 168-197. Nos propres recherches ont révélé que le terme « bon homme » avait un sens similaire ; voir infra, p. 13, n9.

26.

Ainsi, dans Adolf TOBLER et Erhard LOMMATSCH, Altfranzösisches Wörterbuch, Wiesbaden, 1951, t. 7, col. 1929, on trouve les citations suivantes : » an ne puet pas dire la some de buene dame (var. prode fame) et de prodome », « li prodome et la prode femme », et « li prodome et les prodefemmes » ; dans GODEFROY, t. 6, p. 399 on relève : « Il avoit une serour, molt boine dame et preude feme et vaillant. »

27.

TOBLER-LOMMATSCH, t. 1, c. 1059, à l’adresse du mot « bonniers » : « uns preudoms doit amer bonne femme, s’il l’a ; mais li bonniers est bons qui une en portera. » Le « bonier » était une mesure agricole plus grande qu’un arpent. Le terme signifiait aussi un champs borné. Le sens de cette phrase n’est donc pas très clair.

28.

Idem, t. 7, c. 1929 : « La prude famme unt cumfortee, kar ele esteit de tuz amee » ; « Je faç asés de dras par ans, et si sui prodefeme et sage » ; « Par de seur tote creature doit preude fame estre onnoree » ; GODEFROY, t. 6, p. 399 : « la profemme estoit honoree del roi et de ses genz amee » ; « Sa vertu de bon bruit n’aura jamais de faut : car toutes nations, de cette honeste dame ont fait des chants d’honneur par qui la preude fame. »