I . Le « bon homme » et le « prud’homme »

a. L’autorité acquise

A la lecture des sources et des ouvrages lexicaux relatifs aux termes « bon homme » et « prud’homme », on peut dégager une notion commune qui sous-tend les diverses acceptions : l’individu désigné comme « prud’homme » ou « bon homme » détient une autorité qui provient de la considération des autres, fruit d’une longue expérience et d’une réussite face à diverses épreuves. Les exemples du chevalier et de l’ermite en tant que personnages littéraires permettent d’ébaucher une preuve de cette prémisse.

S’agissant du chevalier, l’usage du terme « prud’homme » subit une évolution du XIe au XIIIe siècles. Dans un premier temps, le terme désigne l’individu présentant des qualités essentiellement guerrières, mais depuis la fin du XIIe siècle jusqu’au début du XIIIe, l’usage se transforme. Désormais, le « prud’homme » unit l’excellence en guerre à des vertus morales et religieuses, telles que la sagesse, l’honnêteté, la bonté, la charité et la courtoisie. 29

Au moment de cette transformation, l’usage littéraire du terme s’élargit pour désigner les religieux, moines ou ermites, mais plus souvent ces derniers. Ceci est une transposition bien logique, dans la mesure où l’ermite est souvent un ancien chevalier qui a renoncé au combat guerrier pour se consacrer au combat spirituel contre les tentations de la chair. 30 Certains auteurs entremêlent aussi les dénominations « bon homme » et « prud’homme » en se référant aux ermites. 31 Les recherches sur le personnage de l’ermite dans la littérature ont démontré que ces termes ne désignent pas tous les membres d’un groupe. Au contraire, seuls les individus qui se distinguent par leurs qualités exceptionnelles ou par le rôle central qu’ils jouent, vis-à-vis d’un chevalier poursuivant une aventure, s’appellent ainsi. 32 L’usage du terme est donc le résultat d’un jugement subjectif.

A ce propos il convient aussi d’évoquer un passage connu de l’œuvre de Jean de Joinville, dans lequel l’auteur expose ses idées concernant les qualités du vrai chevalier. Le témoignage de Joinville atteste bien la subjectivité dont nous avons parlé car le sénéchal royal affirme qu’il connaît beaucoup de chevaliers preux, mais peu de vrais « prud’hommes. » La rareté de ceux-ci tient, pour Joinville, à leur mise en pratique des valeurs chrétiennes et plus précisément à leur engagement dans la voie du chevalier au service de Dieu. En revanche, les chevaliers « preux » ne sont que des guerriers incultes. 33 Joinville poursuit en précisant que la prud’homie n’est acquise qu’au bout d’un long parcours, parsemé d’obstacles ; la réussite de ces épreuves permet au prud’homme de gagner la considération de la société, reconnaissance qui semble être fondamentale. 34

Les circonstances dans lesquelles Joinville expose ses idées concernant le « prud’homme » confirment le rôle du regard de la société dans la constitution de l’autorité du prud’homme. L’auteur prit la parole à l’occasion d’un débat avec le théologien Robert de Sorbon qui aurait eu lieu devant le roi saint Louis. 35 Ce débat eut pour sujet la question de savoir lequel présentait le plus de mérite, le « prud’homme » ou le « béguin », personnage défendu par Robert. Tout naturellement, Joinville prétend que le roi prononça en faveur du « prud’homme », mais il ne se donne pas la peine de présenter les arguments de son adversaire. Grâce à l’un des sermons de Robert, nous savons pourtant comment le théologien concevait le comportement et l’attitude du « béguin. » Ceci était en effet celui qui mène une vie pénitentielle, mais qui poursuit une vocation active dans le monde, au lieu de se retirer dans un couvent. A la différence du « prud’homme », il s’attire souvent le mépris des gens qu’il côtoie parce que ses comportements de pénitent sont perçus comme incompatibles avec sa vocation mondaine. Cependant, au lieu de déplorer le dédain de ses voisins, le béguin l’accepte et même s’en réjouit. 36 C’est cette conception de la voie du béguin qui démontre, par un raisonnement inverse, la provenance de l’autorité du prud’homme : autant le béguin représentait un modèle de comportement social et spirituel qui s’opposait au prud’homme, comme en témoigne le débat évoqué par Joinville, autant la recherche du mépris du monde, esprit qui déterminait la conduite du béguin, s’oppose à cette recherche de la considération du monde qui constitue en quelque sorte l’autorité du prud’homme.

Les attributs de l’ermite, tels qu’ils sont représentés dans les œuvres littéraires, témoignent de la similitude entre son autorité et celle du prud’homme-chevalier. Son apparence physique est en effet le reflet d’une autorité acquise au bout d’un cheminement ardu : il est presque toujours très âgé, ayant adopté une vie d’ascétisme après avoir fait ses preuves en tant que chevalier. Vêtu d’une robe blanche, couronné de cheveux blancs et reluisants, il manifeste tous les signes d’une longue épuration. 37

En dressant ce portrait de l’ermite, les auteurs romanesques s’inspiraient peut-être d’ermites réels, ceux de l’ordre de Grandmont. On peut en effet déceler chez les Grandmontains, pendant le premier siècle de leur mouvement, l’application d’un principe d’autorité similaire à celui qui est représenté par les « bons hommes » littéraires. Seul ordre érémitique d’origine française, les Grandmontains tiraient leurs origines du groupe d’ascètes animé par Etienne de Muret, un prêtre qui entreprit une vie d’ermite dans un bois près de Limoges vers 1076-1078. Au cours du XIIe siècle, ses disciples et leurs successeurs fondèrent des prieurés au nord et au sud de la Loire. On appelait « bons hommes » les membres d’au moins sept prieurés grandmontains, situées aux environs d’Angers, 38 de Chartres, 39 de Poitiers, 40 de Compiègne, 41 de Troyes 42 et dans le bois de Vincennes, près de Paris. 43

Pendant le premier siècle de leur existence, très peu de prêtres figuraient parmi les membres de ces communautés. De plus, aucune distinction entre les frères n’était acceptée dans le partage des tâches ; les prêtres et les laïcs de chaque communauté effectuaient ensemble le travail manuel et le travail de gestion et de gouvernement. La célébration de l’office était, bien entendu, la seule tâche réservée aux frères-prêtres. 44 Ces usages allaient à l’encontre de la tendance suivie par les autres groupes monastiques car à cette époque un nombre croissant de frères de chœur, qui assumaient le travail spirituel et le gouvernement des communautés, étaient prêtres. 45 Cette généralisation de l’ordination des moines accentuait la sujétion des convers laïcs, qui assuraient les charges manuelles.

L’autorité sacerdotale dont tant de moines étaient investis à cette époque s’opposait nettement à la sainteté du « bon homme » grandmontain. Cette sainteté dérivait vraisemblablement de sa pratique ascétique stricte, qu’il poursuivait dans une communauté liée de manière très informelle à d’autres groupes semblables, à la manière des premières communautés chrétiennes. Ainsi, les premiers Grandmontains s’inspiraient des paroles attribuées à leur fondateur, qui aurait affirmé que l’Evangile était la seule règle nécessaire au salut. 46 En revanche, le sacerdoce tirait son autorité de l’ordination, en vertu de laquelle un pouvoir central, la hiérarchie ecclésiastique, conférait un office à un individu. Désormais, celui-ci dérivait son autorité spirituelle, non pas de ses propres qualités ou de la communauté qui l’entourait, mais de son office. Aussi le refus de lier l’autorité temporelle et spirituelle au sein des communautés grandmontaines au sacerdoce, semble être fondé sur l’idée d’une autorité acquise. Comme celle-ci était la qualité fondamentale du « bon homme », il se peut que les Grandmontains se soient appelés ainsi en raison de cette fraternité égalitaire qu’ils cherchaient à entretenir.

Cette conception de la communauté ne dura pas. Vers la fin du XIIe siècle, un conflit est déclenché entre les frères laïcs et les frères prêtres, au sujet du gouvernement de l’ordre. En 1186, le pape intervient afin de régler cette crise et impose une réorganisation. Désormais, la suprématie spirituelle et gouvernementale au sein de chaque communauté est confiée au prieur, un clerc auquel tous les frères sont soumis. 47 Cette résolution du conflit au sein de l’ordre s’inscrivit bien entendu dans le projet, mené par les réformateurs ecclésiastiques depuis le XIe siècle, qui consistait à libérer l’Eglise de l’emprise laïque. Cette libération entraînait, comme en témoigne la réforme grandmontaine, la sujétion des laïcs au clergé dans le gouvernement des institutions ecclésiastiques. 48

C’est dans une atmosphère semblable, de conflit entre partisans de la réforme ecclésiastique et représentants d’une forme d’autorité opposée, que l’on voit d’autres laïcs adopter le nom de bon homme. Des recherches récentes sur la dissidence religieuse en Languedoc ont en effet montré que les termes « cathare » et « albigeois », qui ont toujours été utilisés par les historiens pour désigner les dissidents, ne furent jamais employés dans les sources inquisitoriales. Or, bien que ces sources posent des problèmes d’interprétation, elles sont les seuls documents dérivant d’un contact direct avec la dissidence. A ce titre, elles sont les plus susceptibles de fournir des indices concernant les idées de ses adhérents. Ceux-ci, aux yeux des inquisiteurs, n’étaient ni cathares ni albigeois, mais tout simplement hérétiques, tandis que la désignation utilisée le plus fréquemment par les témoins et les accusés pour nommer les dissidents était « bon homme. »49

Les rapports entre la recrudescence des diverses hérésies et la réforme ecclésiastique n’ont pas échappé à l’attention des historiens ; c’est justement l’effort mené par les réformateurs pour imposer leur vision très arrêtée de l’Eglise qui engendra les mouvements dissidents. Ces dissidences représentaient donc un rejet du programme de la réforme, fondée sur de nouvelles idées relatives aux sacrements et à la suprématie du clergé. Celui-ci, conçu comme une hiérarchie centralisée qui était dirigée à partir de Rome, devint de plus en plus envahissant à partir du milieu du XIe siècle. Désormais, le clergé intervint dans des domaines, tels que le mariage, le soin des morts et la tutelle des églises locales, où les chefs de famille et les autres élites laïques avaient antérieurement exercé une autorité considérable, voire exclusive. 50 Ce n’est donc pas par hasard que les dissidents du Languedoc, en s’appelant « bons hommes », s’assimilaient à ces élites traditionnelles. L’autorité de celles-ci, qui dérivait de leur réputation auprès des membres de la communauté locale, s’opposait nettement à l’autorité nouvelle et étrangère revendiquée par les représentants de l’église romaine. 51

A travers l’exemple des ermites grandmontains, on s’aperçoit non seulement que les qualités reconnues aux « bons hommes » leur permettaient d’acquérir de l’autorité, mais aussi qu’elles constituaient les assises d’une sociabilité. Leurs communautés réunissaient en effet ceux qui cherchaient à s’épurer au creuset d’une vie commune menée « dans le désert. » De même, en utilisant les termes « hérétique » et « bon homme », les inquisiteurs et les habitants du Languedoc cherchaient à affirmer leur conception particulière de la communauté chrétienne. La dénomination « hérétique » avait un sens négatif car il désignait tous ceux qui n’acceptaient pas la foi telle qu’elle était conçue par Rome. Or, pour les inquisiteurs, l’appartenance à l’Eglise passait justement par l’acceptation de la doctrine et des institutions approuvées par le Pape. En qualifiant leurs adversaires d’» hérétiques », les inquisiteurs cherchaient donc à les exclure de la communauté chrétienne. 52 En revanche, appelés à justifier leur fréquentation des « hérétiques », les témoins interrogés par l’Inquisition répondaient souvent qu’ils croyaient des accusés qu’ils étaient des « bons hommes. » 53 Cette dénomination est donc une affirmation incontestable de la réputation de l’accusé en tant que membre honorable de la communauté locale.

Il semble donc que la dénomination « bon homme » ait signalé ceux qui étaient, en vertu de leurs qualités, fréquentables. Considéré sous cet angle, on perçoit que la « bonhomie » constituait l’appui d’une sociabilité ; pourvu de cette qualité, un individu était le bienvenu chez ses voisins. Peut-on aussi en déduire l’inverse ? Quel était le sort de ceux dont leurs voisins estimaient qu’ils ne possédaient pas ces qualités ? Une étude du rôle des « bons hommes » dans l’administration de la charité nous permettra de répondre à ces questions.

Notes
29.

Nelly ANDREIX-ROUX, Ancien Français, fiches de vocabulaire, Paris, 1987, p. 117 ; BRUCKER, op. cit., p. 168-97.

30.

Paul BRETEL, Les ermites et les moines dans la littéature française du Moyen-Age (1150-1250), Paris, 1995, p. 483.

31.

Voir par exemple, Chrétien de Troyes, Le chevalier au Lion, éd. David F. Hult, Paris, 1994, 2838, 2861, 2873, 2883 ; Idem, Le conte du Graal, dans Michel Zink, éd., Romans, Paris, 1994, 6228-6288. L’auteur anonyme du Lancelot en prose emploie aussi les deux désignations ; voir Lancelot du Lac, Roman français du XIII e siècle, éd. François Mosès, Paris, 1991, p. 566-68 ; Lancelot du Lac, III : La fausse Guenièvre, éd. Idem, Paris, 1988, p. 150, 152.

32.

BRETEL, op. cit., p. 479-82.

33.

Jean de JOINVILLE, Histoire de saint Louis, éd. Natalis de Wailly, Paris, 1867, § 32. Sur ce texte, voir ANDREIX-ROUX, op. cit., p. 117 et Nicole BÉRIOU, « Robert de Sorbon, le prud’homme et le béguin », Académie des inscriptions et belles-lettres. Comptes rendus, f. 2, 1994, p. 469-510.

34.

BÉRIOU, op. cit., p. 476-77.

35.

Ibid., p. 469.

36.

Ibid., p. 469.

37.

BRETEL, op. cit., p. 483.

38.

Prieuré de Jumelles (cant. Longué, arr. Baugé, dép. Maine-et-Loire), fondé au XIIe siècle.

39.

Prieuré d’Authon (ch.-l. de cant., arr. Nogent-le-Rotrou, dép. Eure-et-Loire)fondé en 1140/1163, dont les frères s’appelaient boni viri autonnum.

40.

Prieuré situé dans la forêt de l’Isle-Adam (co. Coutières, cant. Menigoutte, arr. Parthenay, dép. Deux-Sèvres), fondé entre 1140et 1165.

41.

Il s’agit de deux prieurés : celui de Choisy (co. Choisy-au-Bac, cant. et arr. Compiègne, dép. Oise), situé sur l’Aisne, et celui de Seringes (co. Seringes-et-Nesles, cant. Fère-en-Tardenois, arr. Château-Thierry dép. Aisne), fondés tous les deux au XIIe siècle.

42.

Le prieuré des bons hommes dits « de Arcisiis » (co. Isle-Aumont, cant. Bouilly, arr. Troyes, dép. Aube), fondé dès 1190.

43.

Sur les Grandmontains de Vincennes, voir Dom Jean BECQUET, « Les Grandmontains de Vincennes : signification d’une fondation », dans Etudes Grandmontaines, Paris, 1998, p. 197-206. Attestés dès 1158, les Grandmontains de Vincennes s’appellent « boni homines » dans plusieurs actes du roi Louis VII, datés à partir de 1164 ; voir Achilles LUCHAIRE, Etudes sur les actes de Louis VII, Paris, 1885, nos 417, 441, 475, 508. Sur les autres prieurés de « bons hommes » grandmontains voir L. H. COTTINEAU, Répertoire topo-bibliographique des abbayes et prieurés, t. 1, Mâcon, 1939, col. 434.

44.

Maire M. WILKINSON, « Laïcs et convers de l’ordre de Grandmont au XIIe siècle : la création et la destruction d’une fraternité », dans Les mouvances laïques des ordres religieux, Colloque du C.E.R.C.O.R, Tournus, 1992. Saint Etienne, 1996, p. 38-40.

45.

J. LECLERCQ, F. VANDENBRUCKE, L. BOUYER, Histoire de la Spiritualité, vol. 2, Paris, 1961, p. 123.

46.

Dom Jean BECQUET, « Etienne de Muret », dans Dictionnaire de spiritualité, t. IV/2, 1961, col. 1505.

47.

WILKINSON, op. cit.., p. 38-40.

48.

Gerd TELLENBACH, The Church in Western Europe from the Tenth to the Early Twelfth Century, tr. Timothy Reuter, Cambridge, 1993, p. 334-41.

49.

John J. ARNOLD, Inquisition and Power : Catharism and the Confessing Subject in Medieval Languedoc, Philadelphia, 2001, p. 140-144 ; Jean-Louis BIGET, « ‘Les Albigeois’, remarques sur une dénomination », dans M. Zerner éd., Inventer l’hérésie ? Discours, polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Nice, 1998, p. 219-21 ; Mark G. PEGG, « On Cathars, Albigenses and Good Men of Languedoc », Journal of Medieval History, no 27/2, 2001, p. 181-95 ; Idem, The Corruption of Angels : the Great Inquisition of 1245-1246, Princeton, 2001, p. 92-103 ; THÉRY, op. cit., p. 75-83.

50.

Jacques CHIFFOLEAU, « Vie et mort de l’hérésie en Provence et dans la vallée du Rhône du début du XIIIe siècle au début du XIVe siècle », dans Cahiers de Fanjeaux, 20, 1985, p. 73-93 ; Georges DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre : le mariage dans la société féodale, Paris, 1981, p. 122-49 ; Michel LAUWERS, « Dicunt vivorum… » dans Inventer l’hérésieop. cit., p. 157-92 ; André VAUCHEZ, « Orthodoxie et hérésie dans l’Occident médiéval (Xe-XIIIe siècle) », dans S. Elm, E. Rebillard, A. Romano dir., Orthodoxie, christianisme, histoire, Rome (CEFR 270), 2000, p. 321-332 ; Monique ZERNER, « Hérésie », dans J. Le Goff, J.-C. Schmitt, dir., Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, 1999, p. 464-82.

51.

ARNOLD, op. cit., p. 144 ; THÉRY, op. cit., p. 85-87.

52.

Sur le sens négatif du terme hérétique, voir, avec les ouvrages cités dans la note 27, Robert I. MOORE, The Formation of a Persecuting Society : Power and Deviance in Western Europe, 950-1250, NY-Oxford, 1987.

53.

PEGG, op. cit., p. 92-93 ; THÉRY, op. cit., p. 84-85.