b. Intégration et exclusion : Les « bons hommes » et la charité

Les notables locaux que l’on désignait « bons hommes » et « prud’hommes » ne s’en tenaient pas à l’exercice de fonctions strictement politiques et juridiques. Dès le XIIe siècle, ces termes sont employés pour décrire des laïcs qui, en Italie et dans le Midi, se chargeaient d’organiser et d’administrer des institutions caritatives. 54

A part l’objectif ostensible de distribuer des aumônes aux gens qui se trouvaient dans le besoin, cette activité contribuait aussi à resserrer les liens entre les membres de la communauté urbaine, et, de plus, à construire celle-ci. Cette fonction sociale avait un fond théologique. En s’appuyant sur les évangiles, selon lesquels l’homme riche devait accueillir le pauvre comme il accueillerait le Christ, des auteurs carolingiens, tels que Hincmar de Reims et Jonas d’Orléans, affirmaient que l’aumône constituait un lien social entre riches et pauvres. Elle était nécessaire pour sauver les riches, pour maintenir la paix sociale et pour restaurer l’ordre social établi par Dieu. Les théologiens du XIIe siècle reprirent ce thème, en prétendant qu’il existait une communauté naturelle des biens terrestres ; l’aumône ne faisait donc que rendre à certains ce que d’autres s’étaient appropriés, des biens qui avaient été donnés par Dieu à tous, don qui unissait tous les membres de la société chrétienne. En contrepartie, le pauvre était contraint à l’obligation réciproque d’offrir des suffrages pour l’âme de son bienfaiteur. 55

Ces notions n’entraînaient nullement l’affaiblissement de la hiérarchie sociale. Ainsi, la distribution d’aumônes, tout en manifestant les obligations des riches envers les pauvres, affirmaient aussi la solidarité entre les donateurs et les distinguaient des bénéficiaires. C’est la raison pour laquelle les aumônes confraternelles étaient souvent effectuées au moment de la fête annuelle de la confrérie, événement qui se terminait par un repas commun partagé par les confrères. 56 D’autres charités collectives adoptèrent des pratiques semblables. A Avignon, par exemple, au moins 17 aumônes de quartier ont été recensées, dont certaines sont signalées dès le XIIIe siècle. Ces distributions étaient organisées par les habitants d’une rue particulière le jour de la fête d’un saint patron, tout comme les aumônes confraternelles. Les bayles, chargés d’effectuer les distributions, visitaient les quartiers pauvres et les prisons dans un premier temps et ensuite s’installaient dans le quartier de l’aumône pour donner de la nourriture aux pauvres qui se présentaient. Ces aumônes étaient enfin suivies d’un repas commun offert aux « bons omes » du quartier. 57

Si les charités auxquelles participaient les « bons hommes » mettaient en scène les liens horizontaux et verticaux qui unissaient les membres de la communauté urbaine, elles pouvaient aussi mener à l’exclusion de ceux dont on estimait qu’ils ne méritaient pas l’aumône. Cette exclusion avait également sa justification théologique. La réflexion du XIIe siècle, tout en soulignant avec insistance la communauté des riches et des pauvres, condamnait implicitement les pauvres qui n’étaient pas utiles à la société. Ainsi, des auteurs tels que Hugues de Saint Victor, Jacques de Vitry et Jean de Salisbury assimilaient le pauvre au paysan et à l’artisan et justifiaient son appartenance à la société par l’utilité de son travail manuel. 58 Il se trouve donc que l’idée, selon laquelle le pauvre doit présenter un minimum de statut social, germe déjà chez ces auteurs.

A la même époque, Pierre le Chantre préconise la nécessité de faire preuve de discernement en faisant l’aumône car c’est un sacrilège de donner à ceux qui ne sont pas vraiment pauvres : les histrions et les faux mendiants qui sont en réalité des gens de mauvaise vie. 59 Au XIIIe siècle, s’ajoute l’idée développée par Thomas d’Aquin, selon laquelle la récompense reçue par le donateur d’aumônes dépendait du mérite que le bénéficiaire présentait. Qui étaient les bénéficiaires qui avaient du mérite ? Parmi les critères qui permettaient de reconnaître le pauvre honnête, figurait son utilité au bien général. 60 Chez ces théologiens très influents, on découvre donc un lien entre la capacité du pauvre à remplir ses obligations envers les riches, son honnêteté et sa contribution à l’œuvre collective de la société. Thomas d’Aquin avance aussi une autre idée susceptible de rendre la charité plus exclusive : toutes choses égales, on devait porter secours d’abord aux proches, car ceux-ci pourraient avoir honte de demander de l’aide aux gens qu’ils ne connaissaient pas.

C’est peut-être la diffusion de ces idées qui explique la progression, attestée dès le début du XIVe siècle, de la générosité envers les « pauvres honteux », ceux qui souffraient de carences matérielles mais qui ne mendiaient pas. Le souci d’aider ceux-ci se manifesta en Italie en 1311, date à laquelle l’archevêque de Ravenne ordonna à ses suffragants de nommer un nombre convenable de citoyens pour porter secours aux pauvres honteux. Les citoyens chargés de remplir ce devoir devaient d’abord faire une quête dans les quartiers de la ville et ensuite redistribuer ces aumônes, « selon leur discrétion. » 61 Le texte de l’ordonnance assimile les personnes nommées pour faire les quêtes aux « bons hommes » car elles sont qualifiées de « catholici et devoti et honorabiles viri » ; c’est en termes similaires que sont décrits les « bons hommes » qui devaient surveiller l’élection des abbés d’un hôpital fondé à Arezzo au XIIe siècle. 62 Deux institutions florentines, l’hôpital de San Paolo de Convalescenti, et la Société d’Or San Michele, consacrent au XIVe siècle la plupart de leurs aumônes aux « pauvres honteux », tout en entretenant un minimum d’aide aux mendiants. 63 Les « honteux » constituent une clientèle permanente, connue des capitaines des institutions et choisie majoritairement parmi les mères de famille avec de nombreux enfants, les veuves, les filles à marier et les accouchées. 64 Dès la même époque, des charités paroissiales, administrées par des « probi homines » et vouées au secours des « pauvres honteux » sont également fondées à Barcelone. 65

A partir du début du XVe siècle, les statuts de certaines confréries commencent à assimiler les « pauvres honteux » aux membres déchus des associations elles-même. Ainsi, les institutions de la fraternité milanaise de la Miséricorde (1422) stipulent que les confrères doivent porter secours aux pauvres malades et aux mendiants, et aussi aux confrères, hommes de « bona fama », qui ne peuvent plus pourvoir à leurs propres besoins. 66 Afin de justifier cette aide, le statut invoque le principe selon lequel on doit faire preuve de charité d’abord à l’égard de ceux auxquels on est uni par des liens de parenté, surtout de parenté spirituelle. Attestée dès 1442, la confrérie florentine des Buonomini di San Martino, organisation chargée de remplir cette même double mission, associe explicitement le nom de « bon homme » à la distribution d’aumônes aux pauvres honteux. 67 Des confréries similaires furent fondées à Vicenze, Bologne, Faenze, Rome et Gênes de la fin du XVe au début du XVIe siècle. 68

Toutes ces fondations peuvent être mises en relation avec une évolution de la réflexion sur les pauvres honteux, dont témoignent les textes littéraires et la peinture. Au terme de cette évolution, les honteux ne furent plus simplement les pauvres qui ne mendiaient pas, mais plutôt les familles déchues parmi les élites urbaines, soucieuses de ne pas manifester leur déchéance à cause de l'opprobre que cet état leur infligeait. Cette évolution de la pensée tient à la progression de l’appauvrissement parmi les élites à l’époque et à l’affirmation d’une éthique d’entraide dans les milieux aisés, selon laquelle la classe était assimilée à la parenté spirituelle. C’est justement cette éthique d’entraide qui se manifeste dans les statuts de la confrérie de la Miséricorde évoquée ci-dessus. Ces idées s’affirmèrent au XVe siècle et furent codifiées dans le siècle suivant dans la législation civile réglant les confréries de Buonomini. 69 Ainsi, à travers l’exemple italien on perçoit un rapprochement entre les donateurs d’aumônes, les « bons hommes », et les bénéficiaires, les pauvres honteux. Du fait de ce rapprochement, les conditions morales qui déterminaient le mérite des pauvres se confondirent avec les origines sociales de ceux-ci, de sorte que les rapports mis en scène par l’aumône représentait un cercle fermé : en étaient exclus ceux qui, par leurs origines modestes, ne pouvaient pas avoir honte d'être pauvres.

Les travaux sur les institutions caritatives en France au nord de la Loire ne signalent aucun emploi des termes « bon homme » et « prud’homme » pour désigner les administrateurs de la charité. Pourtant, diverses sources attestent que les Français intégrèrent l’enseignement concernant le lien entre le mérite du pauvre et sa capacité à remplir ses obligations envers ses bienfaiteurs. Il se trouve, par exemple, que certaines confréries tenaient compte de qualités morales en recrutant de nouveaux membres et en effectuant leurs distributions caritatives. Les confrères comme les bénéficiaires de leur générosité devaient être des personnes de « bonnes mœurs », de « bonne réputation » et de « bonne conversation. » De plus, certaines confréries, surtout celles qui avaient des moyens limités, réservaient toutes leurs aumônes à leurs membres déchus. Parallèlement, bon nombre d’organisations imposaient à leurs membres l’obligation de présenter un comportement conforme aux conventions morales, sous peine d’expulsion. 70

Ainsi, tout comme l’Italie, le nord de la France fut marqué par un certain rapprochement, du moins sur le plan moral, entre les donateurs des aumônes et les bénéficiaires. Autre signe de cette tendance : les legs testamentaires faits au profit des « pauvres ménagers » (dès 1265.) 71 Les dictionnaires de l’ancien français confirment que ce terme avait un sens analogue à celui de « pauvre honteux. » Le terme « ménager » tout court signalait simplement un chef de foyer. 72 Ainsi, le terme « pauvre ménager » désignait un individu qui possédait des biens, mais qui, à la suite vraisemblablement d’un revers de fortune, ne pouvait plus pourvoir aux besoins de sa famille. 73 Les deux expressions « pauvre honteux » et « pauvre ménager » désignent donc un individu qui a connu la déchéance. Des legs aux deux genres de pauvres figurent aussi dans bon nombre de testaments parisiens du XIIIe et XIVe siècles et il en subsiste au moins deux qui associent les deux catégories, stipulant en effet des donations aux pauperibus menageriis verecundis. 74

L’hypothèse selon laquelle les Parisiens assimilaient la pauvreté à la déchéance est confortée par l’acception du terme « pauvre » que l’on trouve dans les lettres royales de rémission accordées à certains délinquants. Loin d’être indigents ou mendiants de longue date, ces individus étaient plutôt des artisans ou des commerçants. Pourtant, ils prétendaient être pauvres et invoquaient leur incapacité à maintenir leur train de vie et à respecter leurs obligations familiales pour justifier leur crime et leur appel à la grâce du roi. A la lecture de ces lettres, le pauvre était donc le criminel qui, en s’humiliant devant le roi et en recevant ainsi son pardon, est transformé en bon sujet. 75 Ces documents attestent aussi un élargissement du sens du terme « prud’homme » : celui-ci était en effet assimilé à ce même idéal du bon sujet, qualité qui est ouverte aux gens des milieux modestes. 76 C’est donc par l’intermédiaire de cet idéal qu’un rapprochement du « prud’homme » et du pauvre se manifestait.

Les travaux sur la charité à la fin du Moyen-Age confortent donc nos propos concernant l’usage des termes « bon homme » et « prud’homme. » Désignant au départ des individus dont les exploits et la sagesse hors du commun entraînaient la reconnaissance d’une autorité acquise, ces termes se banalisent aux XIVe et XVe siècles. Dés lors, ils constituent plutôt une reconnaissance d’intégration sociale, d’une capacité à bénéficier de la solidarité. Tandis qu’en Italie, cette capacité semble avoir été réservée aux élites, elle était reconnue en France à tous gens de « bonne vie », de « bonnes mœurs » et de « honnête conversation. » Cependant, en France, tout comme au sud des Alpes, l’envers de ce changement de sens était la tendance à exclure ceux qui ne présentaient pas ces qualités, en l’occurrence, ceux qui n’avaient ni travail ni biens ni domicile.

A supposer que les versions féminines de ces termes aient subi une banalisation similaire, l’étude des institutions caritatives fondées à Paris pour des "bonnes femmes" fournirait une occasion d’étudier de près les phénomènes sociaux qui accompagnaient le changement lexical ; en effet, le rôle des conditions morales dans la vie associative est particulièrement visible à travers l’assistance, comme en témoignent les thèmes développés dans cette section. C’est donc afin de démontrer que les usages des versions masculine et féminine des termes qui nous intéressent évoluèrent dans le même sens, et ainsi de justifier l’étude des communautés parisiennes de « bonnes femmes », que nous entreprenons une étude lexicale de cette dénomination-ci et de ses synonymes.

Notes
54.

ARNOLD, op. cit., p. 144 ; J.-P. DELUMEAU, « Laïcs, monastères et hospices dans la région d’Arrezo », dans Les mouvances laïquesop. cit., p. 178.

55.

Michel MOLLAT, Les pauvres au Moyen-Age, Paris, 1978, p. 58-62, 134-36.

56.

Catherine VINCENT, Les confréries médiévales dans le royaume de France, XIII e -XV e siècle, Paris, 1994, p. 13-14, 158-64.

57.

Daniel LE BLEVEC, La part du pauvre : l’assistance dans les pays du Bas-Rhône du XII e siècle au milieu du XV e siècle, Rome, 2000, t. 1, p. 263-66 et n65.

58.

MOLLAT, op. cit., p. 132-34.

59.

Ibid., p. 137.

60.

Thomas d’AQUIN, Somme théologique, II2, t. 3, Paris, 1985, art. 9, p. 240-41.

61.

J. D. MANSI, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Graz, 1960-61, XXV, c. 473 : « Et ut pauperibus verecundis valeat provideri, in quolibet quarterio vel sexterio cujuslibet civitatis, et aliis insignibus locis notrae provinciae, quolibet anno eligantur quatuor vel sex, sicut videbitur episcopo esse sufficiens, catholici et devoti et honorabiles viri, qui questam requirant pro eleemosyna hujusmodi pauperibus facienda ; et dividant, prout discretioni eorum videbitur expedire. » Le texte est cité dans Richard C. TREXLER, « Charity and the Defense of Urban Elites in the Italian Communes », dans The Rich, the Welle-Born and the Powerful : Elites and Upper Classes in History, Urbana, IL, 1973, p. 75, n44. 

62.

Voir supra, p. 18, n32.

63.

Sur ces deux institutions, voir, outre l’ouvrage de Richard TREXLER, cité ci-dessus, L. PASSERINI, Storia degli stabilimenti di beneficenza e d’istruzione elementare gratuita della città di Firenze, Florence, 1853 et S. LA SORSA, La compagnia d’Or San Michele overo una pagina della beneficenza in Toscana nel secolo XIV, Trani, 1902.

64.

Sur la clientèle de ces charités, voir Charles de la RONCIERE, « Pauvres et pauvreté à Florence au XIVe siècle », dans Michel MOLLAT, éd., Etudes sur l’histoire de la pauvreté, t. 1, Paris, 1974, p. 717-719 ; John HENDERSON, « Women, Children and Poverty in Florence at the Time of the Black Death », Poor Women and Children in the European Past, Londres, 1994, p. 160-79 ; Idem, Piety and Charity in Late Medieval Florence, Oxford, 1994.

65.

Manuel RIU, « La ayuda a los pobres en la Barcelona medieval : El ‘plat dels pobres vergognants’ de la parroquia de Sanat María del Mar », A pobreza e a Assistênza aos pobres na península Ibérica durante a idade média, t. 2, Lisbonne, 1973, p. 783-811.

66.

A. NOTO, éd., Statuti dei luoghi pii elemosine amministrati dall’ Ente Comunale di Assistenza di Milano, Milan, 1948, p. 13 ; une analyse de ce statut est fourni par TREXLER, op. cit., p. 86-87.

67.

C. TORRICELLI, La congregazione dei Buonomini di S. Martino in Firenze. Notizie Storiche, Florence, après 1942 ; TREXLER, op. cit., p. 85

68.

TREXLER, op. cit., p. 99.

69.

Ibid., p. 85-105.

70.

VINCENT, op. cit., p. 68-84, 135-39.

71.

GODEFROY, t. 5, p. 293 ; TOBLER-LOMMATSCH, t. 5, col. 883-84.

72.

Ibid., : « Plusieurs povres, en contrevenant aux ordonnances par eulx nagueres faites, se rangerent journellement, tant de jour que du soir, de desmander l’aumosne par les maisons des mesnaigers de la ville. »

73.

GODEFROY, t. 5, p. 293 : « Je suis un povre mesnagier / Qui n’ay que donner a mangier / A iii petiz enfans que j’ay. »

74.

Sur les legs aux pauvres honteux, voir AN S 6123, no149 (1260), AN L 938A no 53 (1307), Léon Brièle, éd., Archives de l’Hôtel-Dieu de Paris, 1157-1300. Paris, 1894, no 1037, p. 550-53 (1295) ; aux pauvres ménagers, voir AAP, Fonds Saint Jacques, 1er Chartrier, no 13 (1329), Ibid., no 14 (1330), Ibid, 11e Chartrier, no 481 (1378) ; aux pauperibus menageriis verecundis, voir « Testament de Jeanne Malaunay, » Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 19, 1892, p. 167-170 (1311) et AN L 938A , no 49 (1300).

75.

Claude GAUVARD, ‘De Grace Especial’ : Crime, état et société en France à la fin du Moyen-Age, Paris, 1991, t. 1, p. 400-410.

76.

Ibid., t. II, p. 741-43, 889-92.