II . La bonne femme et la preude femme

Les sources lexicales attestent l’usage fréquent de ces termes dans les œuvres littéraires, produites pour un public aristocratique. Dans ces textes, l’équivalence de « preude femme » et de « bonne dame » que nous avons mise en évidence, 77 traduit l’association de la bonté à la noblesse, idée de nature à plaire aux auditeurs. Chez les aristocrates, la qualité que l’on appréciait dans une femme était bien évidemment son sang, qui garantissait sa capacité à transmettre la probitas de ses aïeux à ses enfants. 78 Cette probitas était bien sûr la vaillance du corps et de l’âme, les traits masculins les plus prisés dans ce milieu, ainsi que nous l’avons expliqué au début de ce chapitre.

Etant donné que la maîtrise de la fécondité féminine était essentielle pour assurer que la descendance d’un lignage serait digne de ses ancêtres illustres, il n’est pas étonnant que la chasteté et ensuite la fidélité au mari soient les qualités fondamentales de la « bonne dame. » L'importance de ces qualités est affirmée nettement par Philippe de Novarre, auteur noble d’un ouvrage didactique de la fin du XIIIe siècle, qui prétend que les femmes bénéficient d’un avantage par rapport aux hommes. Tandis que ceux-ci doivent posséder de multiples atouts afin d’être tenus pour bons, la femme doit seulement éviter de pécher de son corps : « se ele est prode fame de son cors, toutes ses autres taches sont covertes, et puet aller partot teste levée. »79

Cependant, les femmes nobles aux comportements exemplaires n’étaient pas les seules qui fussent qualifiées de « preudes femmes. » De même que les hommes, il semble que les femmes qui manifestaient des qualités spirituelles exceptionnelles aient été désignées ainsi. Cet usage est attesté par la Vie d’Edouard le confesseur, texte anglo-normand réalisé probablement entre 1154 et 1170. La « preude femme » en question est une couturière dont les services sont très recherchés mais qui refuse par piété de travailler le jour de la fête du saint. Cependant, l’une de ses ouvrières est frappée d’une paralysie après avoir reproché à sa maîtresse sa détermination de chômer, décision qui pourrait l’empêcher d’achever à temps une robe commandée par une cliente importante. La nouvelle se répand vite dans la ville et tous les voisins accourent pour conforter la « preude femme » dans la détresse provoquée par la maladie de son employée. 80

Ce même usage élargi était courant chez les adhérents de la dissidence religieuse du Languedoc. Tout comme les hommes qui pratiquaient pleinement la foi dissidente s’appelaient « bons hommes », les femmes connues dans le mouvement pour leur sainteté exceptionnelle étaient désignées par des noms similaires. Tandis que certaines femmes nobles soulignaient l’apport de la naissance à cette sainteté, en s’appelant « bonne dame », d’autres, vraisemblablement de milieux plus modestes, se contentaient de la dénomination « bonne femme. »81 Cependant, dans le Midi, la dénomination « bonne femme » n’était pas réservée aux seules adeptes de la dissidence. Un registre inquisitorial raconte en effet que deux femmes du bourg de Sorèze furent accusées d’avoir agressé un agent des inquisiteurs, qui avait arrêté deux hérétiques. Cependant, quand l’inquisiteur arriva pour résoudre l’affaire, les deux femmes furent relâchées, car leurs concitoyens affirmèrent qu’elles n’étaient pas des amies des hérétiques mais simplement « deux bonnes femmes mariées du bourg. »82 Au dire de leurs voisins, ces femmes ne ressemblaient donc nullement aux hérétiques, tels que les inquisiteurs les représentaient ; loin d’être des personnages marginaux et dangereux, elles étaient des membres respectables de la communauté.

Les sources inquisitoriales laissent déduire donc que le choix des termes utilisés, « bonne femme » ou « bonne dame », marquait une distinction sociale : les « bonnes dames » étaient nobles, alors que la dénomination « bonne femme » pouvait désigner une femme respectable d’un milieu plus modeste. Cette distinction semble être maintenue par un autre texte contemporain, un recueil d’exempla écrit en français par un franciscain anonyme dans la deuxième moitié du XIIIe siècle. 83 L’œuvre ne semble pas avoir été diffusée très largement car seuls deux manuscrits intégraux et un fragment subsistent. 84 Cependant, elle était l’une des sources principales du Livre pour l’enseignement de ses fillesdu Chevalier de la Tour Landry, texte qui connut un grand succès : réalisée en 1371, le Livre est conservé dans 13 manuscrits français, 2 traductions anglaises dont une imprimée de 1494. Il en existe aussi deux éditions en français du début du XVIe siècle et 13 impressions de la traduction allemande. 85 Ce succès témoigne de la réception favorable des idées développées dans l’œuvre.

Etant donné la forme littéraire adoptée par l’auteur, l’exemplum, le texte était vraisemblablement destiné à fournir aux prédicateurs une matière leur permettant d’illustrer leurs propos à l’aide d’anecdotes. Les traits du manuscrit de Dijon confirment cette hypothèse : par son petit format, permettant une facilité de transport, son manque d’enluminures et sa reliure avec d’autres ouvrages théologiques, il semble avoir servi d’outil de travail à un ecclésiastique ayant des responsabilités pastorales. 86 Cependant, le manuscrit de Paris semble avoir été réalisé à l’intention d’un lecteur laïc : l’œuvre est reliée seule, les marges des folios sont ornées d’images d’oiseaux et au premier folio se trouve une miniature figurant un prédicateur qui présente un miroir devant un groupe de femmes. 87 Ces manuscrits furent donc fabriqués pour des utilisateurs divers, mais le caractère didactique du texte est incontestable.

Le texte est présenté en deux parties, dont la première est consacrée aux « mauvaises femmes » de la Bible, la deuxième aux « bonnes. » A part les femmes bibliques, l’auteur argue d’exemples tirés de divers textes, dont la plupart concernent des femmes nobles. C’est vraisemblablement le statut de celles-ci qui détermine le vocabulaire de l’auteur : dans le corps de son texte, il utilise presque exclusivement les termes « bonne dame » et « preude femme. » Cependant, étant donné que l’un des thèmes majeurs développés par l’auteur est le mariage, il est clair que les qualités des femmes dont il parle ne se résument pas à la noblesse. Le mariage était, après tout, considéré comme le statut normal des femmes de tous milieux. Cette banalisation des qualités attribuées aux femmes nobles est confirmée par le titre de l’œuvre : Le miroir des bonnes femmes.Par son usage du nom « bonne femme », l’auteur semble affirmer que les vertus dont il va parler ne sont pas l’apanage des aristocrates.

La conception du mariage qui transparaît à travers les exempla de « bonnes femmes » est en effet le modèle clérical ébauché à l’époque carolingienne et mis au point vers 1200. D’après les théologiens et les canonistes du XIIe siècle, la vie conjugale, institution propre à l’ordre laïc, était élevée au statut d’un sacrement et conçue comme essentiellement spirituelle. Grâce à ce caractère spirituel, le mariage purifiait la vie de couple en purgeant les rapports charnels de leur caractère pécheur. Cependant, le lien conjugal justifiait aussi la sujétion des laïcs au clergé car les membres de cet ordre-ci devaient s’abstenir totalement des relations sexuelles. La supériorité de la continence par rapport au mariage était donc maintenue. 88 Les traits essentiels de la « preude femme » et de la « bonne dame » tels qu’ils sont présentés dans ce texte se résument donc à l’acceptation des devoirs de la femme mariée.

Le souci d’inculquer le modèle clérical du mariage se révèle à travers deux thèmes, sur lesquels l’auteur revient sans cesse : harmoniser la spiritualité du mariage avec le caractère charnel, sexuel, reproductif et familial que l'institution revêtait dans les conceptions des laïcs ; et réconcilier le principe de l’égalité des époux, avec la condition de soumission de la femme à l’autorité masculine, soumission qui engendre paradoxalement une autorité spécifiquement féminine. Nous nous attacherons à exposer ces deux thèmes dans les sections suivantes.

Notes
77.

Voir supra, p. 11-12.

78.

DUBY, op. cit., p. 42.

79.

M. de FRÉVILLE, éd., Les quatres âges de l’homme, traité moral de Philippe de Novarre, Paris, 1888, p. 31.

80.

« Plusurs i sont dunc acuru / E demandent cument ço fut. / La prude femme unt cumfortée / kar ele esteit de tuz amee. » Osten SÖDERGARD, La vie d’Edouard le confesseur, poème Anglo-Normand du XII e siècle, Uppsala, 1948, 6164.

81.

PEGG, op. cit., p. 97-98.

82.

ARNOLD, op. cit., p. 142.

83.

Cette œuvre n’a pas été éditée. Une description des manuscrits et un résumé des exempla sont fournis dans J.L. GRIGSBY, « Miroir des bonnes femmes », dans Romania, t. 82, 1961, p. 458-8, t. 83, 1962, p. 30-51 ; et Idem, « A New Source of the Chevalier de la Tour Landry », Romania, 84, 1963, p. 171-208.

84.

Les deux copies intégrales sont conservées à Paris (Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 2156) et Dijon (Bibliothèque municipale, ms. fr. 213, fol. 86-139.) Le manuscrit de Dijon fut réalisé entre 1270 et 1290, celui de Paris entre 1325 et 1350. Le troisième manuscrit, qui ne contient que la moitié de l’œuvre, est conservé à Philadelphie (Bibliothèque de l’Université de Pennsylvanie, ms. fr. 32, fol. 82vo et suiv.) et est daté vers 1300.

85.

GRIGSBY, « A New Source… », op. cit., p. 173.

86.

Idem, « Le Miroir… », op. cit., 1961, p. 459.

87.

Idem, « A New Source… », op. cit., p. 173

88.

DUBY, op. cit., p. 173-97.