II. Les localisations des communautés

Bien que la Rive gauche ne manquât pas de gens de métier, c'est de l'autre côté de la Seine que la population artisanale et marchande était concentrée. Cette population naquit au XIIe siècle. A cette époque, un groupe de commerçants attirés par l'opportunité de s'enrichir en assurant l'approvisionnement des nombreuses églises et couvents de la Cité et de la Rive gauche s'installa aux abords du Grand Pont. Cette colonie devint le quartier de la Grève, nommé d'après la place qui donnait sur les bords du fleuve, endroit propice à l'amarrage et au déchargement des barques. 200 Situés assez proches de la Grève, deux autres bourgs marchands se constituèrent à la même époque, autour du monceau Saint Gervais et du cloître de Saint Merry. Deux autres lieux d’échange, situés dans la partie centrale de la Rive droite, sont attestés dès la première moitié du XIIe siècle : le marché des champeaux, qui occupait les rues au Fuerre, de la Coçonnerie et de la Charronnerie ; et la foire de Saint Lazare, qui se déroulait à la pointe de Saint Eustache. 201 L’établissement de ces lieux d’échange démontre le lien entre le peuplement de la Rive droite et le développement du commerce.

Des mesures prises par les rois Capétiens pour faciliter les affaires des marchands et artisans parisiens contribuèrent aussi à accélérer l’occupation du sol sur la Rive droite au XIIIe siècle. Depuis Louis VII, les rois accordèrent en effet aux négociants parisiens une série de privilèges qui leur procurèrent le contrôle du transport de marchandises dans la région parisienne. Désormais, ce riche marché était interdit à tout commerçant qui n'appartenait pas à la Hanse des marchands de la capitale, dénommée les Marchands de l’eau. 202 En 1192, Philippe Auguste confia aux bourgeois de Paris le monopole de la vente du vin dans la ville, privilège qui s’étendit par la suite au sel. 203 Saint Louis accorda la police de tous ces privilèges aux Marchands de l’eau entre 1260 et 1265, décision qui marqua la naissance de la municipalité parisienne. Le Parloir aux bourgeois, tribunal où étaient jugées les infractions aux privilèges municipaux, se trouvait près du Grand Châtelet, aux abords du Grand Pont. 204 La construction par Philippe Auguste des Halles et d'une enceinte protégeant la rive droite encouragea aussi le développement des échanges, ainsi que l'immigration. 205

C'est dans cet espace urbain bouillant d'activité que se trouvaient les maisons des « bonnes femmes. » Nous avons déjà évoqué les emplacements de quatre maisons de « bonnes femmes », toutes situées sur la rive droite, à l’intérieur ou près de l’enceinte de Philippe Auguste : celles de Constance de Saint Jacques (Sainte Avoye), dans la rue du Temple, d’Etienne Haudry, dans la rue de la Mortellerie, de Jean Roussel, dans la rue des Poulies, hors la porte Barbette et celle des « Marcel », dans la rue de Paradis, prolongement de la rue des Poulies. 206 A une exception près, toutes les autres communautés que nous pouvons localiser se trouvaient sur la Rive droite.

PLAN 1 : LES LOCALISATIONS DES MAISONS DE « BONNES FEMMES » (vers 1350)
LA RIVE GAUCHE
LA RIVE GAUCHE

La rue aux Fauconniers, où était située l'une des communautés figurant dans le compte royal, longeait le Grand Béguinage de Paris, fondé par saint Louis vers 1260 hors la porte Baudoyer 207 dans la paroisse de Saint Paul. Le béguinage était adossé au mur de Philippe Auguste et protégé par un carré de maisons dont les fenêtres étaient recouvertes de grilles afin de rendre l'endroit plus sûr. Au milieu de cette enceinte se dressait un grand logis central, où habitaient les béguines pauvres et âgées, tandis que les femmes plus aisées achetaient ou louaient les maisons qui formaient l'enclos, dont celles de la rue aux Fauconniers. 208 Ainsi, les « bonnes femmes de la rue aux Fauconniers » étaient vraisemblablement les béguines qui résidaient dans les maisons, situées dans l’enclos, qui donnaient sur cette rue. Ces béguines correspondent probablement aux « pauvres femmes habitant à Paris derrière le béguinage de Paris », évoquées dans le testament de Jeanne la fouacière, veuve d'un bourgeois parisien. 209 Elles figurent également dans le testament de Jean Crété sous le nom des « bonnes femmes des béguines. »

A l'exception de la rue des Parcheminiers, qui longeait l'église paroissiale de Saint Séverin sur la Rive gauche, et la Tumbière, endroit que nous n'avons pas pu identifier, 210 toutes les autres rues où des "bonnes femmes" habitaient se trouvaient sur la Rive droite. Le « Pont Perrin » était situé hors les murs, pas loin de l'abbaye de Saint Antoine, couvent habité par des moniales cisterciennes. 211 Les « bonnes femmes » de l'Egyptienne, évoquées par Jean Crété, résidaient vraisemblablement près d’une église consacrée à sainte Marie l'Egyptienne, qui faisait l'angle de la rue Montmartre, hors la porte, et de la rue Coque héron. 212 La rue du Coq, qui figure également dans le testament de Crété, était située hors la porte de Saint Honoré et menait du Louvre à l’église collégiale de Saint Honoré.

Les indices concernant les emplacements des communautés de « bonnes femmes » semblent donc conforter l’hypothèse que nous avons avancée en arguant des renseignements sur les fondateurs. La fondation de ces maisons semble avoir été un phénomène lié à la sociabilité de la bourgeoisie parisienne. Six fondateurs sur les sept que nous avons pu identifier appartenaient à ce milieu, et le septième, chanoine de Chartres ayant fait carrière à la Chambre des comptes, avait des liens professionnels avec eux. De même, à part la maison de la rue des Parcheminiers, toutes les communautés dont nous avons réussi à établir la localisation se trouvaient sur la Rive droite. Cet espace fut marqué par une forte croissance démographique au XIIe et XIIIe siècles, due au développement des échanges et de la production artisanale.

Les emplacements de ces communautés laissent déduire un autre trait commun relatif à la vocation des « bonnes femmes. » Les sites semblent en effet avoir été choisis afin de donner aux résidentes une facilité d’accès à un lieu de culte. Les fondations d’Etienne Haudry et de Constance de Saint Jacques avaient chacune sa chapelle, tandis que les autres « bonnes femmes » vivaient près d’une église : celles des Blancs manteaux (les femmes des « Marcel » et de Jean Roussel), de Saint Honoré (les femmes de la rue du Coq), de Saint Séverin (femmes de la rue des Parcheminiers), du Grand Béguinage (femmes de la rue des Fauconniers), de l’Egyptienne, de l’abbaye de Saint Antoine (femmes du Pont Perrin). Cette proximité d’une église n’aurait-elle pas traduit une volonté d’encourager les femmes à remplir les obligations religieuses qui leur incombaient en tant que laïques pieuses ? En assumant ses obligations, n’auraient-elles pas manifesté des comportements convenables à des femmes pauvres qui étaient dignes des aumônes qu’elles recevaient ? Nous avançons donc l’hypothèse selon laquelle cette idée de pauvreté honnête constituait les assises des relations entre les « bonnes femmes » et leur milieu. Nous tâcherons de développer cette hypothèse dans les sections suivantes en étudiant le statut religieux des « bonnes femmes » et l’organisation de leurs communautés.

Notes
200.

Sur les lieux évoqués dans l'exposé suivant, voir le Plan 1 : « La localisation des communautés de bonnes femmes au XIVe siècle », infra, p. 60-61.

201.

Adrien FRIEDMANN, Paris, ses rues, ses paroisses du Moyen-Age à la Révolution, Paris, 1959, p.144, 212-19, 277. Sur l'emplacement des lieux évoqués, voir le Plan 1, infra, p. 60.

202.

CAZELLES, op. cit.,p. 197-210 ; Guy FOURQUIN, Les campagnes dans la région parisienne à la fin du Moyen-Age, Paris, 1964, p. 102-105.

203.

FOURQUIN, op. cit., p. 108-110.

204.

CAZELLES, op. cit., p. 200-202.

205.

FRIEDMANN, op. cit., p. 157-59 ; Anne LOMBARD-JOURDAN, Aux origines de Paris. La genèse de la Rive droite jusqu’en 1223, Paris, 1985, p. 75-77.

206.

Sur les localisations de toutes ces communautés, voir le plan 1, joint à ce chapitre.

207.

Le nom de cet endroit dérivait de l'ancienne enceinte qui protégeait le bourg entourant l'église de Saint Gervais. Cette fortification tomba en ruine après la construction des murailles de Philippe Auguste.

208.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 319.

209.

AN L 938A no 49.

210.

Outre les ouvrages classiques sur la topographie parisienne, nous avons également consulté le fichier topographique d'Adolph Berthy, conservé à la Bibliothèque historique de la ville de Paris. Aucune de ces sources ne nous a permis de trouver des informations sur ce lieu.

211.

Le cartulaire concernant les biens parisiens de l’abbaye recèle un acte de donation daté du 20 avril 1278, selon lequel les moniales reçurent une rente perçue sur une maison située « versus dictum monasterium apud pontem perrinum… » ; voir AN LL 1595, fol. 5-5vo.

212.

Fernand BOURNON, Rectifications et additions à L’abbé LE BEUF, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, Paris, 1890, p. 32-33 ; des legs au profit de cette communauté se trouvent dans deux testaments des archives de l’hôpital de Saint Jacques aux pèlerins ; ceux d’Alice, veuve de Jean de Gentilly (AAP, Fonds Saint Jacques, 2e chartrier, no 49, vidimus de la prévôté de Paris, le mercredi 12 décembre 1380, d’un acte du notariat apostolique, fait le vendredi 7 octobre 1373 ; et de Pernelle, femme de Jean Beaucaire, marchand de draps et bourgeois de Paris (Ibid., no 50, vidimus du prévôté de Paris, fait le mercredi 15 janvier 1388 (n. st.). La première testatrice désigne les « bonnes femmes » comme les « pauvres femmes de la maison de Sainte Marie l’Egyptienne demeurant outre la porte Montmartre », tandis que la deuxième les appelle simplement « la maison de l’Egyptienne. »