L’usage fréquent de l’adjectif « pauvre » pour décrire les « bonnes femmes » nous fournit un premier indice du caractère des devoirs spirituels que les femmes devaient remplir vis-à-vis des membres de leur entourage. En tant que pauvres, elles pouvaient bénéficier d’aumônes et en contrepartie elles étaient obligées d’offrir leurs suffrages pour les âmes de leurs bienfaiteurs. 213 C’est probablement la raison pour laquelle les mentions des « bonnes femmes » comme « pauvres » se trouvent essentiellement dans des testaments, documents réalisés afin de régler les affaires terrestres des mourants et de s'occuper de leur salut. 214
Deux communautés, celles d’Etienne Haudry et de Constance de Saint Jacques, étaient en plus réservées aux veuves. 215 Cette condition est conforme à la conception de la « bonne femme » qui est présentée dans les ouvrages didactiques, selon lesquels chaque femme devait honorer les trois états, virginité, mariage et veuvage. Ainsi, la vie religieuse était inaccessible à la femme jusqu'à ce qu'elle fût veuve. 216 Le témoignage fourni par un testament parisien réalisé en 1311 semble confirmer que les autres communautés de « bonnes femmes » posaient cette même condition. Le testament en question est celui d’une veuve nommée Jeanne de Malaunay qui légua 5 sous parisis à « chaque hôpital de pauvres veuves à Paris. » 217 Bien que la testatrice ne nomme aucune communauté particulière, elle se référait vraisemblablement à l’ensemble des maisons de « bonnes femmes. » Son legs laisse supposer donc qu'une femme devait normalement être veuve pour pouvoir intégrer ces communautés.
Cette condition de veuvage soulève pourtant la question de savoir en quel sens les « bonnes femmes » étaient « pauvres. » Au Moyen-Age, le sens de cet adjectif s’assimilait souvent à celui de l’humilité et de l’impuissance. Ainsi, la pauvreté ne correspondait pas nécessairement au besoin matériel et revêtait souvent un aspect religieux. 218 Puisqu'une veuve était dans une position de faiblesse dans la mesure où elle n’avait plus de mari pour la protéger, on pouvait donc la considérer comme « pauvre », même si elle n’était pas dénuée de ressources. Ces réflexions renvoient à la question que nous nous sommes posée à la fin du chapitre précédent : en choisissant de privilégier les veuves, les administrateurs des communautés de « bonnes femmes » excluaient-ils les femmes qui avaient vraiment besoin d’assistance ? Nous reprendrons cette interrogation dans l’un des chapitres suivants.
D'autres renseignements sur le statut des « bonnes femmes » d'Haudry et de Sainte Avoye sont fournis par des titres selon lesquels un groupe de femmes représentant l'hôpital participa à l'authentification d'un contrat. Ces femmes furent qualifiées de "rendues et demeurant" à l'hôpital. 219 D’autres titres concernant l'hôpital d'Etienne Haudry emploient également les termes "rendue" et "sœur rendue" pour désigner des femmes particulières. 220
Ce terme dérive de la formule latine « se et sua reddere », employé dans les cérémonies de profession dans les monastères depuis le XIe siècle. Ce don « de soi et de ses biens » relève de la conception de la profession monastique comme une conversion, un passage du siècle à Dieu. Cette conception atteignit sa forme la plus aboutie dans la pensée de Pierre Damien, d’après qui la profession était assimilée à un holocauste, une présentation de soi en offrande à l’autel de Dieu. A partir du XIIe siècle, cette notion de conversion fut adaptée à d’autres formes de vie religieuse, y compris celles des « donnés », prêtres ou laïcs qui se rattachaient à une communauté religieuse--monastique ou hospitalière--sans faire de vraie profession. Désormais, le « don de soi et de ses biens » qui marquait la conversion n’entraîna plus de rupture totale par rapport au siècle : tout en participant au travail et à la vie commune de la communauté en question, le « donné » continuait à poursuivre certains aspects de sa vie séculière, en fonction du contrat particulier qu’il avait passé avec les religieux. 221
La désignation des « bonnes femmes » de ces deux hôpitaux comme des « rendues » confirme en effet qu’elles avaient un statut très proche de celui des « donnés. » Tout comme ceux-ci, elles faisaient don de leurs biens et d’elles-mêmes aux hôpitaux, sans faire de vraie profession ni prononcer de vœux. Toutefois, les « bonnes femmes » se distinguaient des « donnés » vivant dans les établissements réguliers dans la mesure où elles n’existaient pas aux marges d’une communauté primaire, composée d'hospitalières vivant comme des religieuses ; en effet, ce fut justement la régularisation de certaines communautés hospitalières qui établit la distinction entre les donnés, d'une part, et, d'autre part, les frères et sœurs hospitaliers. Désormais, ceux-ci durent porter un habit religieux, prononcer les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance et se plier aux exigence d'une règle, normalement une forme de celle de Saint Augustin. Or, avant cette transformation, le personnel d’un hôpital n’était uni, sur le plan institutionnel, que par une fraternité informelle. Ainsi, l’entrée d’un nouveau frère ou sœur dans une communauté fut marquée, non pas par une vraie profession religieuse, mais par un don « de soi et de ses biens. » 222
En revanche, cette distinction entre données et sœurs régulières n’existait pas dans les hôpitaux d’Etienne Haudry et de Sainte Avoye car toutes les « bonnes femmes » étaient des « rendues. » Il se peut que ce manque de régularisation ait été normal, du moins dans certaines régions, même au XIVe siècle. Le registre des visites effectuées dans les maisons-dieu et léproseries du diocèse de Paris de 1349 à 1367 en témoigne : sur les 73 établissements visités, seuls 7 étaient régularisés, de sorte que le personnel avait un statut religieux. Dans les autres, en général de petits hôpitaux, des donnés assuraient à la fois le soin des malades et la gestion des biens. 223
Composées uniquement de « données », les hôpitaux d’Etienne Haudry et de Sainte Avoye représentaient le contraire du modèle universaliste de l’hôpital que les réformateurs ecclésiastiques tentèrent d’imposer à partir du début du XIIIe siècle. D’après ce modèle, formulé dans les canons des conciles de Paris et de Rouen (1213-1214), la seule mission de l’œuvre hospitalière devait être l’accueil du pauvre passant, représentant anonyme du Christ. L’exécution de cette mission exigeait, aux yeux des réformateurs, la réduction du personnel soignant et administratif au strict minimum et, comme nous l’avons noté ci-dessus, l’acceptation par ce personnel d’une règle. Cette conception de l’hôpital laissait peu de place aux donnés, dont le statut correspondait ni à celui des hospitaliers réguliers, ni à celui des pauvres passants. Aussi les archidiacres, chargés de la visite et de la régularisation des hôpitaux dans leur diocèse, préconisaient-ils l’expulsion des donnés. 224
Cette campagne de régularisation remporta un succès limité. Il semblerait qu’elle n’ait pas touché bon nombre de petits établissements, comme en témoigne le registre de visites menées dans le diocèse de Paris. De plus, même dans les institutions dont les frères et sœurs revêtirent l’habit religieux, les visiteurs furent obligés d’accepter l’existence des donnés. La réforme se heurta en effet à la résistance des communautés locales auxquelles les hôpitaux étaient liés par des réseaux de solidarité et de patronage. La présence des donnés dans les hôpitaux s’affirma même aux XIVe et XVe siècles. A la suite de la mauvaise conjoncture provoquée par les guerres, les famines et la peste qui marquèrent le crépuscule du Moyen Age, bon nombre d’hôpitaux éprouvèrent des difficultés financières. Comme la réception d’un donné permettait à l’institution de récupérer ses biens, cette pratique était particulièrement intéressante pour un hôpital contraint de prendre des mesures d’austérité. 225
Ce développement a souvent été interprété comme un signe de décadence et une déviance de la vraie mission hospitalière, telle que les réformateurs ecclésiastiques l’avaient définie. Cependant, d’autres auteurs ont affirmé le vrai caractère caritatif de l’institution des donnés. La réception d’un donné dans un hôpital lui garantissait en effet le soin médical et le réconfort moral dont il aurait besoin dans ses vieux jours. 226 Il n’empêche que le donné représentait une conception de la mission hospitalière selon laquel les rapports entre l’insitution et son milieu urbain ou villageois étaient privilégiés. Cette conception s’opposait nettement à la vision prônée par les réformateurs. A la différence de ceux-ci, bien des habitants des communautés locales considéraient en effet que l’hôpital ne devait pas en rester à l’accueil des pauvres passants. Ainsi, les hôpitaux fournissaient souvent, aux résidents de la ville ou du village où ils se trouvaient, une variété de services, tels que la célébration de messes et d’obits, la scolarisation d’enfants, le soin de retraités et l’accueil de débiteurs. Ceci était, par ailleurs, une autre pratique particulièrement critiquée par les réformateurs. 227 Servant dans les hôpitaux sans quitter le monde séculier, et soignés en leur vieillesse par les hospitaliers, les donnés incarnaient donc cette conception communautaire de l’hôpital.
Comme les hôpitaux d’Haudry et de Sainte Avoye étaient habités uniquement par des personnes dotées d’un statut similaire à celui des donnés, ces institutions sembleraient relever de cette conception communautaire de l’hôpital. Le statut de ces « bonnes femmes » conforte donc notre hypothèse, selon laquelle leur sainteté découlait des rapports qu’elles avaient noués avec les membres de la population qui vivaient autour de leurs communautés.
Il se peut que les « bonnes femmes » du Pont Perrin aient aussi été dotées d’un statut de « donnée. » Située proche de l’abbaye cistercienne de Saint Antoine, couvent habité par des moniales, cette maison fournissait sans doute une demeure idéale à des femmes laïques pieuses. Grâce à la proximité du couvent, ces femmes pouvaient bénéficier de sa protection et suivre les offices célébrés dans l’église abbatiale, sans être soumises à la pleine rigueur d’une vie cloîtrée. De plus, il existe un indice de la présence de données dans l’abbaye. A la lecture de l’un des cartulaires abbatiaux, nous apprenons en effet que Pétronille, veuve de Thibaut Forre, se donna avec tous ses biens au monastère de Saint Antoine, le 18 janvier 1235. 228 La maison du Pont Perrin n’est pas évoquée dans cet acte, mais le geste de Pétronille laisse penser que les moniales n’étaient pas indisposées à accueillir des données.
Ce n’était donc pas leur statut de « donnés » qui marquait la différence entre les « bonnes femmes » des hôpitaux d’Etienne Haudry et de Sainte Avoye et le personnel des autres maisons-dieu. Cette différence est plutôt à chercher dans le caractère de la mission caritative que les « bonnes femmes » assuraient, mission que nous exposerons dans la section suivante.
Sur cette conception de la charité et des rapports entre riches et pauvres, voir supra, chapitre 1, p. 18-19.
Sur le double objet des testaments, voir Jacques CHIFFOLEAU, La comptabilité de l’au-delà : les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen-Age (vers 1320-1480), Rome, 1980, p. 34-89, avec la bibliographie fournie par cet auteur. Des legs aux « bonnes femmes », qualifiées de « pauvres », se trouvent dans les testaments suivants :
femmes d’Etienne Haudry (AN L 1043, no 24, AN L 1043, no 24, AN L 938, no 49, Ibid., no 61, AAP, Fonds Saint Jacques, 1er Chartrier, no 17)
femmes de Constance de Saint Jacques (AN L 1043, no 24, AN L 938, no 49, AAP, Fonds Saint Jacques, 4e Chartrier, no 101 ; Chartes et documents de l’abbaye Saint-Magloire, t. II, 1280 à 1330, éd. Anne Terroine et Lucie Fossier, Paris, 1966, no 108 ; Léon Le Grand, éd., « Testament d’une bourgeoise de Paris, » Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 14, 1887, p. 42-47).
femmes des « Marcel » (AN L 938, no 49 )
femmes de Pierre Hareng (AAP, Fonds Saint Jacques, 1er Chartrier, no 17)
femmes de l’Egyptienne (AAP, Fonds Saint Jacques, 2e Chartrier, nos 49, 50).
C'est le testament de Jeanne Haudry (AN L 1043, no 24), réalisé en 1309, qui l'atteste. A la condition de veuvage s'ajoute, pour les "bonnes femmes" de Sainte Avoye, celle d'âge : l'acte de fondation (AN L 1078, 29 septembre, 1463 (1283) exige qu'elles aient au moins 50 ans.
Voir supra, chapitre 1, p. 28-33.
« Testament de Jeanne Malaunay », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 19, 1892, p. 167-170. (8 janvier 1310 (1311, n. st.)
Voir infra, chapitre 4, p. 142-143.
Les "bonnes femmes" de Saint Avoye sont qualifées ainsi dans un contrat de vente (AN S 5068B, titre daté du jeudi, 10 mai 1380). Quant aux femmes d'Etienne Haudry, il s'agit de procurations accordant au gouverneur de l'hôpital l'autorité de passer des contrats concernant les biens de l'établissement ; voir AN S 68, no 9 (25 mai 1349) ; AN S 4630, dossier no 5 (acte daté du 26 mars 1371 (n. st.).
AN S *4634, fol. 112vo (e), 10 mai 1380 ; fol. 98vo (ppppp), 22 novembre 1370.
Charles DE MIRAMON, Les « donnés » au Moyen-Age : Une forme de vie religieuse laïque, v. 1180-v. 1500, Paris, 1995, p. 8, 30-45. Sur les donnés dans les hôpitaux voir aussi LE BLEVEC, La part du pauvre…op. cit., t. 2, p. 704-712.
DE MIRAMON, op. cit., p. 362-64. Sur la régularisation des hospitaliers voir aussi François-Olivier TOUATI, « Les groupes laïcs dans les hôpitaux et les léproseries au Moyen-Age », dans Les mouvances laïques…op. cit., p. 138-61. Le caractère fraternel des premières communautés hospitalières est illustré de manière particulièrement nette par les léproseries (Idem, Maladie et société au Moyen Age. La lèpre, lépreux et léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIV e siècle, Bruxelles, 1998) etles œuvres de pont du Bas-Rhône (voir LE BLEVEC, La part du pauvre…op. cit., p. 315-449).
Léon LE GRAND, "Les maisons-dieu et léproseries du diocèse de Paris au milieu du XIVe siècle", Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, t. 25, 1898, p. 146-151. Les sept établissements régularisés étaient les suivants : le maisons-dieu de Saint-Gervais et de Sainte Catherine à Paris, ainsi que les maisons-dieu de Gonesse, de Lagny et de Corbeil ; et les léproseries de Saint Lazare à Paris et de Pontoise.
DE MIRAMON, op. cit., p. 187, 357-60.
Bernard DELMAIRE, Le diocese d’Arras de 1093 au milieu du XIV e siècle, t. 1, Arras, 1994, p. 283-85 ; Pierre DE SPIEGELER, Les hôpitaux et l’assistance à Liège, X e -XV e siècles : aspects institutionnels et sociaux, Paris, 1987, p. 268-83 ; MOLLAT, Les pauvres…op. cit., 1978, p. 185 ; TOUATI, « Les groupes laïcs …», op. cit.,p. 144 .
LE BLEVEC, La part du pauvre…op. cit., p. 706-12, 781-86 ; John N. MUNDY, « Charity and Social Work in Toulouse, 1100-1250 », dans Traditio, t. 22, 1966, p. 255-73 ; Odile REDON, « Autour de l’hôpital de Santa Maria della Scala à Sienne au XIIIe siècle », Ricerche storiche, t. 15, 1985, p. 25-26.
DE MIRAMON, op. cit., p. 357-360.
AN LL 1595, no 73, fol. 32vo.