Les indices préliminaires que nous avons présentés dans ce chapitre démontrent que les « bonnes femmes » des hôpitaux parisiens présentaient des traits semblables à ceux des femmes évoquées dans les œuvres littéraires et les traités didactiques. Elles choisirent d’adopter une vie religieuse dans leur veuvage, après avoir vraisemblablement passé l'étape antérieure, le mariage, qui mirent fin à une jeunesse chaste. Ce choix traduit un respect des trois états de la femme chers à l’auteur du Miroir des bonnes femmes. Elles semblent également avoir entretenu des rapports proches avec leurs voisins ; c’est justement la considération des voisins qui affirmait les vertus, la sainteté et l’autorité des autres « bons hommes » et « bonnes femmes. » Composées uniquement de « données », les communautés de « bonnes femmes » étaient fondées sur une éthique de solidarité et d’entraide. Ces principes fournissait aussi les assises du lien confraternel, lien qui était créé par la reconnaissance des qualités morales d’un nouveau membre. Ainsi, tout comme les confrères déchus qui bénéficiaient des aumônes de leur association, les « bonnes femmes », étaient considérées comme des pauvres « honnêtes. »
Cependant, le cas des femmes du Grand Béguinage attire notre attention au glissement de sens que subit le terme « bonne femme » dès lors qu’il avait été employé pour définir le statut d’une communauté. Le roi dénomma ses béguines ainsi parce qu’elles avaient été innocentées des accusations énumérées dans les canons du Concile de Vienne, grâce à leur humilité et à leur obéissance. Cependant, toutes les béguines n'étaient évidemment pas des « bonnes femmes », comme en témoigne les propos de Charles IV : le roi affirma que certaines de ces femmes religieuses--demeurant, bien entendu, hors de son royaume--étaient coupables des abus dénoncés par les évêques. En affirmant que ses béguines étaient des « bonnes et preudes femmes », le roi prononça donc un jugement subjectif. Ainsi, l’usage qu’il faisait de ces termes était semblable à celui des divers auteurs cités dans le chapitre précédent. Dans la littérature courtoise, ainsi que chez Joinville, seul le chevalier courtois et pieux est considéré comme un « prud’homme. » De même, le franciscain anonyme, auteur du Miroir des bonnes femmes, consacre la moitié de son traité aux mauvaises femmes ; seules les femmes qui se montrent humbles et obéissantes devant leur mari et Dieu sont des « bonnes dames » et des « preudes femmes. » Cette attitude d’humilité devant l’autorité est même capable de transformer un criminel, qui supplie le roi de lui accorder sa grâce, en « prud’homme », l’idéal du bon sujet.
Un autre cas, que nous empruntons à Daniel Le Blévec, met en évidence la subjectivité de cet usage. 256 A la fin du XIVe siècle, une jeune veuve avignonnaise nommée Mireille Guibert passe un contrat avec l'un des hôpitaux de la ville pour intégrer la communauté en tant que donnée, tout en gardant l'usufruit de la mercerie dont elle est propriétaire. Au bout de quelques années, désirant reprendre son commerce et se remarier, elle se présente devant les syndics de la ville et leur demande la résiliation de son contrat de donné. Afin de les persuader, elle invoque la pénibilité du travail hospitalier et sa jeunesse, arguments auxquels les autorités se montrent sensibles car elles consentent à sa demande. Dix-huit ans plus tard, vieillie, toujours veuve et maintenant ruinée par la crise économique qui a frappé la ville, elle supplie les syndics de lui permettre de reprendre sa place à l'hôpital. Elle promet en effet de servir l'institution "ut bona et proba mulier in omnibus" et, émus par son humilité et son repentir, les syndics acceptent son changement d'avis avec clémence. L’usage du terme « bonne et preude femme » dans le contexte de cette demande de grâce porte à penser que c’est l’humilité devant l’autorité et l’attitude de vraie pénitence que Mireille Guibert manifeste, non pas sont statut de donnée, qui fait d’elle une « bona mulier » aux yeux des syndics.
En revanche, les Parisiens transformèrent le sens du terme « bonne femme » dès lors qu’ils créèrent des communautés dont toutes les membres, une fois admises, étaient « bonnes femmes » à tout jamais, à condition de respecter les ordonnances ou de manifester cet esprit d’entraide et de solidarité. Désormais, cette dénomination ne fut plus employée de manière subjective, pour désigner une femme ou des femmes qui se comportaient convenablement vis-à-vis d’une autorité. La « bonne femme » avait en effet acquis un statut indépendant, celui d’une femme laïque vivant de manière semblable à une religieuse. Bien entendu, il fallait sans doute qu’une femme particulière présentât une attitude et des mœurs convenables pour être admise à un hôpital de « bonnes femmes », mais il semble que ce soit son appartenance à cette communauté plutôt que son attitude même qui faisait d’elle une « bonne femme. »
Les indices présentés dans ce chapitre ont déjà signalé que cette institutionnalisation d’un idéal détermina certaines transformations du rôle social et de la sainteté des « bonnes femmes. » Il semble par exemple que les horizons du monde social de la « bonne femme » en aient été élargis. Elle ne s’en tenait plus à agir dans le cadre du foyer et de la famille nucléaire. Avec ses sœurs, elle entretenait des rapports avec un milieu lié non seulement par la parenté, mais aussi par le voisinage et des rapports économiques. De plus, son statut de « pauvre », et les obligations spirituelles que ce statut entraînait, dépassaient le cadre familial ; la sainteté de la « bonne femme » dût logiquement en devenir plus universel. Elle dût, de surcroît, offrir des suffrages, obligation qui n’est pas évoquée dans les traités moraux du XIIIe siècle sur la femme et la veuve, et ces suffrages durent bénéficier aux âmes, non seulement de son mari et de ses enfants, mais aussi à celles de tous les bienfaiteurs de sa communauté.
Ce sont les hypothèses que nous tâcherons de vérifier dans les chapitres suivants.
LE BLÉVEC, La part du pauvre…op. cit., p. 704-12.