I . Les Sources

a. Le fonds de l’hôpital Haudry

Le document qui nous fournit le plus de renseignements sur les bonnes femmes est l’inventaire des archives de l’hôpital. 257 Réalisé entre 1407 et 1423, ce registre est composé d’environ 180 folios et est reparti en 17 chapitres, comportant des transcriptions d’environ 850 titres originaux acquis par l’hôpital au cours du XIVe siècle. Ce n’est toutefois pas un vrai cartulaire car, dans la grande majorité des cas, les transcriptions ne reproduisent pas l’intégralité des originaux. Les actes conservés dans le registre sont donc plutôt des extraits. Ainsi, des détails qui nous auraient sûrement intéressés furent probablement supprimés dans la transcription. La plupart des extraits préservent tout de même les renseignements essentiels concernant les faits documentés.

Ce sont les chapitres centraux du registre, numéros cinq à quatorze, qui répondent le mieux à l’enquête que nous menons. Ces chapitres présentent en effet un répertoire des actes fonciers concernant des biens situés à Paris et dans les villages et aux terroirs limitrophes de la ville. La grande majorité de ces actes (567) concernent des biens situés dans Paris. Ceux-ci sont consignés aux chapitres XI-XIV de l’inventaire et sont classés, plus ou moins rigoureusement, par quartier : ceux de “l’Outre les ponts” (la Cité et la Rive Gauche), de Saint Germain l’Auxerrois, de Saint Paul et de Saint Martin. Les actes sont datés de la fin du XIIIe siècle jusqu’à 1421. Chaque extrait précise les participants à l’acte, sa nature (vente, donation, échange), la valeur et le caractère du bien (rente, maison ou terre), la date de l’acte, et la localisation du bien : le village, le quartier, la rue, le terroir, et les noms des propriétaires actuels ou passés des terres ou des maisons situées à côté du bien.

La lecture de ce répertoire permet de relever les noms de bon nombre de femmes qui, seules ou avec leurs maris, donnèrent, achetèrent ou vendirent des biens à l’hôpital. Pourtant, il est assez rare que la mention « bonne femme de l’hôpital », ou une phrase similaire, suive le nom de la femme en question. Lorsque ce n’est pas le cas, le lecteur ne peut savoir d’emblée si la femme était une bonne femme, ou bien si elle était une bienfaitrice, voire simplement une personne n’ayant aucun rapport avec l’hôpital à part le lien peut-être éphémère créé par l’achat.

L’étude attentive du répertoire permet toutefois d’identifier certaines bonnes femmes dont il n’est jamais précisé de manière explicite qu’elles appartenaient à la communauté. Il s’avère en effet que les archives de l’hôpital recelaient de nombreux actes qui ne dérivaient pas de l’acquisition d’un bien par la communauté, mais plutôt de la réception d’une bonne femme ; en effet, les statuts de l’hôpital préscrivaient que la communauté devînt propriétaire de tous les biens meubles et immeubles possédés par une bonne femme lors de sa réception. 258 En appliquant cette règle, il semble que la communauté ait reçu non seulement les biens et les effets personnels des femmes, mais aussi leurs documents personnels. Autrement dit, les archives conservaient les actes auxquels l’hôpital participa, aussi bien que ceux auxquels des femmes participèrent individuellement avant leur réception dans la communauté.

Trois exemples permettent de confirmer cette acquisition des titres personnels des femmes. D’abord, un acte daté de 1358 atteste qu’Alice, femme séparée de Michel Charles, baudrier, donne deux rentes perçues sur des maisons dans la rue de la Charronerie à Simmonet de Dampmartin, fils de Jean de Dampmartin. 259 Il existe un autre extrait relatif au don fait par Alice d’une rente dans la rue de la Plastrière, d’après lequel elle est identifiée comme « femme de feu Michel Charles, Baudrier, ‘rendue’ à l’hôpital. » 260 Grâce à ce dernier acte, nous apprenons donc qu’Alice devint une « bonne femme. » De plus, comme l’hôpital est mentionné comme le bénéficiaire de la rente en question, il est clair qu’il en obtint la preuve écrite en raison de sa participation à son authentification. En revanche, l’hôpital ne fut pas impliqué dans l’acte concernant les biens situés dans la rue de la Charronerie et l’inventaire et les documents originaux de l’institution ne recèlent aucune autre trace de ces biens. Donc, seule l’hypothèse selon laquelle les documents personnels des femmes passaient à la communauté avec leurs autres possessions semble expliquer la présence de ce document dans les archives.

L’hôpital possédait également l’accord rédigé en 1363 entre Robert Le Lourt, pelletier, et Jeanne, sa femme. Ce contrat permettait au survivant des deux époux de jouir de l’usufruit viager de tous les biens du ménage, sauf la portion que chacun avait réservé pour réaliser son testament. 261 Nous retrouvons Jeanne une deuxième fois en 1380, date à laquelle elle figure parmi les bonnes femmes réunies pour représenter l’hôpital devant le tribunal du Châtelet. 262 Puisque Jeanne est toujours mariée en 1363, il est évident qu’elle ne s’est pas encore rendue à l’hôpital. L’hôpital n’ayant pas été concerné par son contrat de mariage, l’appropriation de ce document par la communauté à la suite de la mort de Jeanne est la seule explication de sa conservation. Il en va de même pour une rente de 52 sous de Paris fait en 1399 par Jean Du Vivier, exécuteur testamentaire de Jean Le Gras, à Guillemette, veuve du testateur, alors remariée avec Arnoulet Le Tonnelier. 263 Selon sa lettre de réception, Guillemette devient une bonne femme dès 1410, 264 ce qui explique la possession par l’hôpital de l’acte précédent.

En résumé, certains indices démontrent que l’hôpital s’appropriait les documents possédés par les femmes avant leur réception. Cette pratique résulte vraisemblablement de la mise en application de la règle selon laquelle la communauté devait succéder à tous les biens meubles et immeubles possédés par une femme quand elle devint une bonne femme. Conformément à cette règle, l’hôpital avait dans sa possession des actes qui ne le concernait pas directement et qui furent réalisés bien avant que les femmes auxquelles ils appartenaient ne se soient rendues à l’hôpital. Cette hypothèse concernant l’appropriation par la communauté des documents personnels des femmes reçues permet d’identifier de nombreuses bonnes femmes. L’inventaire comporte en effet beaucoup d’extraits dont le motif de leur conservation n’est pas clair d’emblée : ces actes concernent, soit des femmes, veuves ou mariées, qui ne sont pas désignées comme bonnes femmes, soit des biens dont nous ne savons pas si l’hôpital les acquit. Néanmoins, la conservation de ses documents laisse supposer que la communauté les obtint grâce à la réception, soit de la femme mentionnée, soit d’une héritière à laquelle le bien évoqué était échu. 265

Notre dépouillement du fonds de l’hôpital ne s’est pas limité aux extraits conservés dans l’inventaire ; en invoquant l’exemple de Jeanne, femme du pelletier Robert Le Lourd, nous avons déjà démontré l’utilité des actes originaux. Il subsiste en effet un certain nombre de titres qui commencent par une liste de bonnes femmes, dont il est précisé qu’elles représentent « la plus grande est saine partie » de la communauté. 266 Chacun de ces documents nous fournit les noms de 15 à 25 bonnes femmes, alors que l’un d’entre eux en mentionne 32, une liste intégrale. La plupart de ces actes, 14 sur 20, datent du XVe siècle et parmi ceux du siècle précédent, seuls trois sont datés avant 1380.

L’apport de ces listes est donc limité, d’abord parce que, à une seule exception, elles sont incomplètes. De plus, il ne nous suffit pas de connaître les noms des bonnes femmes car notre objectif est de les replacer dans leur contexte social. Or, les documents qui sont propices à l’appréhension de ce contexte, à savoir les actes conservés dans le registre de l’hôpital, ainsi que les sources complémentaires présentés dans les sections suivantes, datent du XIVe siècle. Par conséquent, nous sommes confrontés à un décalage considérable entre, d’une part la plupart des listes de bonnes femmes, d’autre part les documents qui nous permettent de connaître leur entourage. Malgré ces défauts, l’ensemble des documents du XIVe siècle--actes originaux, inventaire et souces fiscales et foncières--nous fournissent des indices précieux sur les bonnes femmes et leur milieu.

Notes
257.

AN S *4634.

258.

LE GRAND, « Les béguines … », op. cit., p. 351.

259.

AN S *4634, fol. 89r (ccc).

260.

Ibid., fol. 98v (ppppp).

261.

Ibid. fol. 100r (bbbbb).

262.

AN S 4630, dossier n. 9 (28 mai 1380, non-coté)

263.

AN S *4634, fol. 150r, (oooo).

264.

Ibid., 166v-167.

265.

Un répertoire des actes concernant les bonnes femmes ainsi identifiées se trouve dans l’appendice B.

266.

Sur la signification de cette expression, voir supra, chapitre 2, p. 71-72.