II. L’entourage de l’hôpital Haudry : patrimoines et voisinage

a. La logique sociale de l’immobilier

L’auteur d’une étude récente sur la bourgeoisie échevinale de Paris aux XIIIe-XIVe siècles a bien montré que la politique foncière suivie par les membres de ce groupe était

fortement influencée par leurs relations sociales et économiques. 275 Ayant fait fortune dans le commerce et dans l’administration royale, ces patriciens habitaient sur la Rive Droite à l’intérieur des murs, le district des commerçants et des artisans, ou dans la Cité, près du Palais et de la Cour. 276 Ils vivaient donc à proximité des gens avec lesquels ils avaient des rapports professionnels et sociaux.

Les patrimoines des membres du milieu échevinal, composés principalement de maisons et de rentes, étaient aussi concentrés sur la Rive Droite, intra muros. 277 A Paris, la rente foncière était une annuité payable par le propriétaire d’un bien (maison, terrain ou institution) à un tiers. Deux opérations aboutissaient à la création d’une rente : le bail, selon lequel le propriétaire d’une maison ou d’une terre échangeait son droit de propriété contre une annuité ; et la constitution de rente, selon laquelle un propriétaire recevait une somme d’argent liquide, contre laquelle il acceptait de verser une annuité, avec pour gage le bien et probablement le commerce ou l’atelier qui l’occupait. Dans ce cas-ci le propriétaire gardait sa maison ou son terrain. La constitution de rente était donc bien une forme de crédit, très répandue et essentielle à une époque où tout prêt à intérêt sentait l’usure. 278

Le grand nombre de rentes perçues par les grands bourgeois sur des propriétés situées sur la Rive Droite, intramuros, témoigne donc de l’ampleur de leur activité en tant que pourvoyeurs de crédit aux artisans et aux commerçants. Cette prépondérance dans le financement du commerce et de la production artisanale assurait ainsi aux patriciens la domination sociale et économique des bourgeois moyens. 279 Il s’avère donc que la localisation des investissements immobiliers des échevins et des membres de leur milieu étaient fortement liés à leurs relations sociales et économiques.

Les membres de la grande bourgeoisie n’étaient pas les seuls à agir en tant que créditeurs. La lecture des registres seigneuriaux révèle en effet que des artisans et commerçants moyens fournissaient aussi des fonds aux membres de leur propre milieu. De plus, une trouvaille singulière, le cartulaire de Geoffroy de Saint Laurent, un parisien d’origine modeste qui se constitua une fortune considérable en effectuant des placements habiles, a permis d’entrevoir ce phénomène. 280

Comme les sources concernant le milieu échevinal, le cartulaire de Geoffroy affirme l’importance des rapports sociaux et économiques dans la constitution d’un patrimoine. Cependant, la politique foncière de ce bourgeois moyen se distingue de celle d’un patricien sous plusieurs aspects. Notamment, les placements de Geoffroy relevaient d’un réseau social plus restreint, ceci étant une conséquence, sans doute, de ses origines sociales modestes. Toutes ses rentes furent en effet obtenues au moyen de transactions avec des artisans et des courtilliers, membres d’un milieu d’où Geoffroy lui-même sortait. De plus, la majorité de ses biens se trouvaient près du village de Saint Laurent ou à Paris, autour de la rue Saint Martin, en face ou au-delà des murs de l’abbaye. 281 Comme Geoffroy vécut successivement dans ces deux endroits, les rapports de voisinage s’avèrent essentiels à la constitution de son patrimoine. Or, ce facteur semble avoir eu moins d’importance pour les grands bourgeois. Même si les patrimoines immobiliers de ces derniers étaient concentrés sur la Rive Droite, cet espace était assez grand pour que bon nombre de leurs biens fussent situés relativement loin de leurs domiciles. 282

Les éditeurs du cartulaire de Geoffroy avancent aussi une hypothèse relative à la place du bouche à oreille dans la prise de contact entre les participants des transactions foncières. D’après cette hypothèse, Geoffroy aurait réussi à concurrencer les prêteurs plus riches grâce à son activité d’arbitre dans les disputes foncières entre les grandes communautés religieuses parisiennes, telles que Saint Martin des Champs. Dès lors que Geoffroy se fit ainsi une réputation, il est probable que ses voisins se mirent à faire appel à ses services. Cette activité d’arbitre lui aurait procuré deux atouts essentiels à la constitution de son patrimoine immobilier : de l’argent liquide et la considération de ses voisins. Ceux-ci, à la suite des arbitrages menés à bien, auraient fait savoir à leurs relations, non seulement que Geoffroy était un homme de discernement, mais aussi qu’il avait de l’argent à prêter dans des conditions honnêtes. 283 Le cartulaire de Geoffroy témoignerait donc de l’importance des connaissances, du voisinage et des recommandations dans les affaires de la moyenne bourgeoisie.

L’inventaire des biens de l’hôpital contient des éléments propices à l’évaluation de cette hypothèse : des actes concernant de grands morceaux des patrimoines construits par plusieurs bienfaiteurs, tous issus de familles d’artisans. Les individus en question étaient Bernard De Pailly, l’un des premiers gouverneurs de l’hôpital, Guillaume Le Béguin, son frère, Isabelle De La Mare, une donatrice et Marie La Maquerelle, l’une des premières maîtresses des bonnes femmes. Comme ils attestent la provenance et la localisation des biens, ces actes nous permettent de savoir si les placements de ces bienfaiteurs étaient marqués de l’empreinte d’un réseau social semblable à celui de Geoffroy.

Notes
275.

Boris BOVE, Dominer la ville. Prévôts des marchands et échevins parisiens (1260-1350), Thèse nouveau régime, Université de Poitiers, 2000. Cet ouvrage est consultable à l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), à Paris.

276.

Ibid., t. II, p. 480-81.

277.

Ibid., t. I, p.

278.

Sur la rente à Paris voir OLIVIER-MARTIN, op. cit., t. I, p. 441-57. L’hypothèse selon laquelle c’était souvent le commerce ou l’atelier qui servait de gage lors d’une constitution est avancée par Simone ROUX, Le quartier de l’Université de Paris du XIII e au XV e siècle, Thèse d’Etat, Université de Paris X, 1989, p. 785-86, consultable également à l’IRHT, Paris.

279.

BOVE, Dominer la ville…op. cit., t. I, p. 133.

280.

Ce cartulaire, accompagné d’une étude, a été publié dans Anne TERROINE et Lucier FOSSIER, Un bourgeois parisien du XIII e siècle. Geoffroy de Saint Laurent, 1245 ?-1290, Paris, 1992.

281.

Ibid., p. 91, 165.

282.

BOVE, Dominer la ville…op. cit., t. I, p. 133.

283.

TERROINE et FOSSIER, op. cit., p. 165-66.