Le même raisonnement permet de déceler les rapports entre les bonnes femmes et les propriétaires et résidents du quartier situé autour de la rue Saint Denis, hors les murs. 396 C’est encore dans le registre de l’hôpital qui nous trouvons les premiers signes de ces rapports. Les chapitres relatifs aux quartiers de Saint Martin et de Saint Germain recèlent en effet un nombre exceptionnel d’actes concernant des biens situés dans la rue Guerin Boucel et dans la rue Saint Denis hors les murs : 11 dans celle-ci, 16 dans celle-là, qui n’est toutefois pas une voie très longue. 397 A l’exception des « De La Mare », qui possédaient des biens dans ce quartier, nous n’avons pas encore rencontré la plupart des gens évoqués dans ces actes. Cependant, en parcourant ces folios, un nom en particulier nous intéresse, celui de Robert le Chapelier.
Robert est recensé en 1299 dans la rue Saint Denis, hors des murs, et d’après divers docuements il possédent plusieurs petites rentes dans la rue Guerin Boucel. 398 La mention de Robert dans le registre de l’hôpital est frappante car deux bonnes femmes, nommées Jeanne et Ermengon La Chapelière, sont évoquées dans le testament de Jehanne Haudry, daté de 1309. La femme du fondateur fit en effet un legs à leur profit, afin que chacune des deux reçoive une rente annuelle de 20 sous. 399 Il se trouve que les exécuteurs de la fondatrice distribuèrent à Jeanne et à Ermengon des sommes en espèces, destinées à leur permettre d’acquérir les rentes en question : deux extraits du registre de l’hôpital, datés de 1313, attestent l’achat par Ermengon de rentes d’une valeur de 20 sous, 5 deniers. 400 Ermengon les cédera à l’hôpital sept ans plus tard. 401
Avant de se rendre à l’hôpital, Jeanne et Ermengon résidèrent probablement dans le quartier autour de la rue Guerin Boucel. Située dans la censive de Saint Martin des Champs, cette rue fournissait un passage entre la rue Saint Denis et la rue Saint Martin ; l’angle que cette rue-ci formait avec la rue Guérin Boucel se trouvait en face de l’abbaye de Saint Martin des Champs. C’est dans le registre d’ensaisinement de Saint Martin qu’on retrouve une référence à « Dame Jehanne la Chapelière » comme propriétaire dans la rue Guerin Boucel, vers 1324. 402 La lecture des rôles de la Taille révèle que 7 contribuables portant le même surnom que Jeanne et Ermengon habitaient dans cette rue, 8 dans la rue Saint Denis. 403 Etant donné cette concentration, et la référence à Jeanne La Chapelière en tant que propriétaire, il se peut que les deux bonnes femmes aient habité dans ce quartier avant de déménager à l’hôpital.
Cette hypothèse s’appuie sur des données selon lesquelles d’autres bonnes femmes et bienfaiteurs résidaient et possédaient des biens dans le même quartier. Il se trouve que Jeanne, femme de Robert Le Chapelier, que nous avons évoqué ci-dessus, se rend à l’hôpital après 1344. 404 Une vingtaine d’années plus tard, en 1367, Clémence La Buissonne, fille de Pierre Vincent, lui emboîte le pas. Grâce à sa réception, l’hôpital acquiert des actes selon lesquels Clémence possédait, avec son père, au moins 6 rentes perçues sur des propriétés dans la rue Guerin Boucel et était propriétaire de deux maisons situées dans cette rue. 405 Pierre était également propriétaire d’une maison dans la rue Saint Denis hors les murs, située « près du ponceau. » 406 Le « ponceau » en question correspond probablement à l’endroit où un cours d’eau passait par-dessous la
chaussée, tout près de l’angle de la rue Saint Denis et la rue Guerin Boisseau. Vu le regroupement de leur patrimoine dans un espace assez étroit, il est probable que Pierre et sa fille habitaient dans le quartier en question.
Agnès la Jouanne, une bienfaitrice de l’hôpital, y vivait certainement. Son lieu de résidence, dans la rue Saint Denis hors les murs, est confirmé par un contrat qu’elle conclut avec l’hôpital des pèlerins de Saint Jacques, afin de pouvoir s’y mettre à la retraite. 407 De plus, la lecture du registre d’ensaisinement de Saint Martin des Champs démontre qu’Agnès possédait au moins 7 rentes et deux maisons dans la rue Guerin Boisseau entre 1361 et 1399. 408 Elle donna l’une de ces rentes, égale à 4 livres, 13 sous par an, à l’hôpital d’Etienne Haudry en 1391. 409
Dans ce quartier, comme dans les autres que nous avons étudiés, les membres de l’entourage des bonnes femmes étaient unis par des liens professionnels. Agnès et Pierre appartenaient en effet au métier des gantiers de laine, qui fabriquaient une variété de vêtements tricotés à la main : des bonnets, des aumusses 410 des gants et des mitaines. 411 Aussi Pierre fut-il qualifié, et de « gantier de laine », 412 et de « aumussier. » 413 Selon le registre de Saint Martin, le commerce des « Jouan » porte les mêmes désignations variables. Robert, le mari d’Agnès, est appelé « gantier de laine », tandis qu’Agnès elle-même, après avoir repris l’atelier dans son veuvage, était « aumussière. » 414
D’après le registre de Saint Martin, la rue Guérin Boucel était marquée de 1324 à 1390 par une concentration de propriétaires et censiers exerçant le métier de gantier. Il est difficile de faire un décompte exacte de ces artisans, car les métiers des personnes figurant dans le registre ne sont pas systématiquement précisés. Pourtant, sur les 33 propriétaires et rentiers dont nous connaissons les métiers, 11 sont gantiers-aumussiers, y compris Robert Jouan, Agnès et Pierre Vincent. 415 De plus, outre les gantiers, 15 métiers sont représentés, si bien que le nombre d’artisans appartenant à chacun de ces autres métiers n’excède jamais trois. Par conséquent, si l’on considère l’ensemble de ces artisans comme un échantillon de tous les propriétaires et rentiers de la rue, il semble que les gantiers soient de loin les plus nombreux à y faire des investissements immobiliers. Bien que ces indices ne prouvent pas que les gantiers en question aient habité dans la rue même, on peut au demeurant en conclure qu’ils avaient des rapports étroits avec les habitants, et qu’ils résidaient près de ceux-ci.
Cette conclusion nous permet d’apporter des éclaircissements concernant le surnom « le chapelier » qui était porté par certains amis de l’hôpital, y compris Ermengon, Jeanne et Robert. Les surnoms de métier ne signifiaient pas forcément que l’individu en question exerçait l’activité professionnelle que son nom évoquait. En supposant que ce doute soit écarté, il resterait un deuxième élément d’incertitude : tandis que la législation corporative promulguée par le prévôt royal fit la distinction entre, d’une part les chapeliers de feutre, d’autre part les bonnetiers/gantiers/aumussiers, les rôles de la taille confondirent les deux professions. 416 Ainsi, les contribuables exerçant ces activités pouvaient être désignés « chapelier », peu importe qu’ils tricotent ou qu’ils travaillent avec le feutre. Les indices que nous avons invoqués dans les pages précédentes permettent donc d’écarter les deux éléments de doute cités ci-dessus. Comme bon nombre de gantiers de laine habitaient dans le quartier, il est probable que le surnom « le chapelier » porté par certains membres de l’entourage de l’hôpital désigne bien ce métier. Du fait de cette concentration, nous pouvons déduire, soit que les habitants surnommés « le chapelier » aient été gantiers, soit qu’ils aient eu un parent qui l’était. Dans ce dernier cas, le sobriquet qui dérivait du métier du parent devint pour ses enfants un nom de famille.
Reprenons maintenant nos interrogations sur les rapports entre Jeanne et Ermengon La Chapelière et les habitants de ce quartier. Il se trouve que bon nombre de ceux-ci exerçaient le métier de gantier ou avaient des rapports de parenté avec eux. Ce milieu était également proche des bonnes femmes : au moins quatre membres de leur entourage-- Pierre Vincent, Clémence la Buissonne, Jeanne, femme de Robert le Chapelier, et Agnès la Jouanne--y appartenaient. Puisque Jeanne et Ermengon la Chapelière étaient des bonnes femmes, il est probable que leur surnom résulte également de leur appartenance au milieu des gantiers résidant dans ce quartier.
A en juger par leurs surnoms et leurs métiers, il semble que ce milieu et celui que nous avons étudié antérieurement n’aient pas été très proches l’un de l’autre. Pourtant, en arguant de l’aspect relationnel des placements immobiliers nous pouvons distinguer des rapports entre les deux. D’abord, il est avéré que Bernard De Pailly et La famille de la Mare firent des investissements immobiliers dans le quartier outre la porte Saint Denis. 417 La lecture des censiers de l’évêché semble aussi confirmer que certains membres des deux milieux possédaient des biens fonciers dans ce quartier, près de la rue Guérin Boucel. Les résultats de cette lecture sont énumérés dans le tableau suivant :
Bonnes femmes | Bienfaiteurs | Dates des mentions | Propriétaire (anciens et actuels) | Date du registre | Emplacements des propriétés | |||||||||||
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Aubelet de Laître | 1399 | S. Sauveur | ||||||||||||
DE LAIGNY Jeanne | Après 1370 | Guillot de Laigny | 1373 | S. Denis, outre la porte | ||||||||||||
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Philippe du Bois | 1399 | S. Denis en ville | ||||||||||||
LA CHENEVACIÈRE Alice la Chenevacière (1389) | 1389 | Thomas le Chenevassier | 1373 | S. Sauveur | ||||||||||||
LA JOUANNE Agnes | 1361-1399 | |||||||||||||||
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1389, 1397 |
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Le quartier outre la porte Saint Denis réunit donc deux groupes de propriétaires : ceux qui vivaient près du quartier et ceux qui appartenaient aux familles implantées dans les quartiers entre Saint Eustache et Saint Germain l’Auxerrois. Nous avons aussi reporté dans les colonnes de gauche les données sur les "bonnes femmes" et bienfaiteurs qui avaient les mêmes surnoms que ces propriétaires. Cette comparaison met en évidence bon nombre de correspondances. Guillot de Laigny, Pierre de Troyes, Thomas le Chenevacier, les "Mercier" et Pierre de Troyes sembleraient donc être liés aux familles qui habitaient dans les quartiers intra muros. Ensuite, il convient de citer Aubelet de Laître, qui, bien que n’ayant pas laissé de traces ailleurs, avait peut-être des liens de parenté avec deux bonnes femmes, Jehanne et Pernelle de Laître. 422 Nous voyons aussi que Thomas et Jehan Jouan, parents, à ce qu’il semble, de Robert Jouan et Agnès, étaient aussi propriétaires du quartier.
La lecture de ce tableau révèle aussi que d’autres personnes ayant peut-être des liens de parenté avec les bonnes femmes et leur entourage avaient fait des placements immobiliers dans la rue Saint Denis à l’intérieur des murs, rue qui assurait la communication entre les quartiers qui nous concernent. 423 Il s’agit bien sûr des « du Bois » et de Robert de Troyes. A ce titre, il convient aussi de citer Guiart le Cirier, beau-père de Catherine la Cirière, l’une des bonnes femmes, car il résidait aussi dans la rue Saint Denis. 424 Cette rue était aussi jalonnée des résidences des contribuables s’appelant « le Chapelier » qui avaient probablement des rapports, soit de métier, soit de famille, avec les gantiers du quartier outre la porte Saint Denis. 425
En somme, pour atténués qu’ils soient, les liens existant entre les membres des deux milieux, auxquels appartenait l’entourage de l’hôpital, semblent bien réels.
Voir infra, le plan 7, p. 130.
AN S *4634, fol. 84-99, 139-153.
Annexe 3, LA CHAPELIÈRE, II.
AN L 1043 n. 24.
AN S*4634 fol. 74 (ll).
Ibid., fol. 74vo (mm).
AN S* 14611, fol. 176. On pourrait penser qu’il s’agit d’une référence à Jeanne, femme de Robert Le Chapelier, qui devint elle aussi une « bonne femme. » C’est le titre « Dame », qui précède le nom de Jeanne La Chapelière dans l’acte de 1324, qui nous amène à écarter cette possibilité. Ce titre, comme « Sire », son équivalent masculin, était réservé aux membres plutôt âgés et distingués de la bourgeoisie parisienne. Or, Robert Le Chapelier, le mari de la deuxième Jeanne, n’est jamais accordé le titre « Sire », ce qui laisse penser que ni sa femme ni lui-même n’étaient d’un niveau social au-dessus de la moyenne. Le titre de « Dame » n’aurait donc pas été approprié à sa femme. De plus, Robert est évoqué en tant que propriétaire dans la rue Guerin Boucel aussi tardivement qu’en 1344. Par conséquent, il semble peu probable que sa femme soit assez âgée en 1324 pour être qualifiée de « Dame. »
Annexe 3, LA CHAPELIÈRE, II, 2 et 3.
Ibid., I, 3.
Ibid., LA BUISSONNE, I et II.
Selon le compte de 1353-54, l’hôpital perçut une rente de 78 sous sur « la maison Pierre Vincent au ponceau Saint Denis » (AN S 4633B no 7)
Sa résidence dans cette maison est confirmée par l’acte selon lequel Agnès fit des dons généreux à l’hôpital de Saint Jacques aux pèlerins, où elle finit ses jours (Paris, Archives de l’Assistance Publique, Fonds de l’hôpital Saint Jacques, 2e Chartrier, no 454 (1375.)
AN S *1461, fol. 182-182v, 183, 184-184v, 188v, 190.
AN S *4634, fol. 142, ll.
L’aumusse était une coiffure portée en hiver, composée d’une ample pèlerine en fourrure avec son capuchon (Jean FAVIER, Nouvelle Histoire de Paris, 1380-1500, Paris, 1974, p. 319).
Sur le métier des bonnetiers, voir LESPINASSE, op. cit., t. III, 1897, p. 241 et suiv.
AN S *4634, fol. 142v, qq ; 146, rrr.
AN L 655A, no 5 ; cette référence au métier de Pierre se trouve dans le compte du terme de Saint Rémy, 1372, où la rente perçue sur sa maison est citée.
Dans une notice datée du 17 juillet 1363, il est précisé que Robert était « gantier de laine » (AN S *14611, fol. 182.) En 1374, Agnès, maintenant veuve, est qualifiée de « aumussière » (Ibid., fol. 183.)
Une liste d’artisans possédant des biens dans la rue Guerin Boucel est dressée dans l’Annexe 3bis.
LESPINASSE, op. cit., t. III, p. 241, 272-73.
Voir supra, le tableau 2, p. 100, et le plan 2, p. 97-98.
Les références sur lesquelles s’appuient les données énumérées dans ce tableau sont fournies dans l’Annexe 3. Il convient de se reporter aux rubriques correspondant aux surnoms des bonnes femmes mentionnées dans la première colonne.
AN S*1253, 20vo.
Ibid., fol. 21.
AN S*1254, fol. 43
Sur ces deux sœurs, voir l’Annexe 3, DE LAÎTRE, I.
Voir supra, le plan 2, p. 97-98.
Voir supra, p. 122.
Voir l’Annexe 3, LA CHAPELIÈRE, II, 3.