I. La veuve et la pauvreté

Les documents que nous avons étudiés dans le deuxième chapitre ont montré que le veuvage était probablement une condition d’entrée dans toutes les communautés de « bonnes femmes » à Paris. 465 Cette condition est évoquée explicitement dans les titres relatifs à la fondation des « bonnes femmes » de Sainte Avoye et d’Etienne Haudry. Cependant, seul le dossier concernant la communauté d’Haudry contient des éléments qui nous permettent de vérifier si cette condition était vraiment mise en application.

Il est possible d’identifier les époux de (chiffre) « bonnes femmes » qui se rendirent à cet hôpital au XIVe siècle. Nous savons donc qu’au moins un certain nombre de « bonnes femmes » étaient véritablement des veuves. En revanche, d’autres documents confirment que des femmes qui n’avaient pas été mariées furent admises à l’hôpital. Certes, ces documents sont bien postérieurs aux faits attestés : il s’agit de notices écrites au XVIIIe siècle, concernant l’histoire de l’institution pendant les premiers siècles de son existence. Néanmoins, l’auteur de l’une de ces notices, qui était elle-même une Fille de l’Assomption 466 , dresse une liste de « bonnes femmes » admises à la communauté au XVe siècle et signale que certaines femmes étaient des « filles. » Ainsi, nous apprenons que les « bonnes femmes » Jeanne Marcelles, Marguerite La Godoyne, Marie Des Prés, Marguerite La Vaillande et Perrette La Malsepace, qui se rendirent à l’hôpital entre 1412 et 1433, n’étaient pas des veuves. 467 L’appartenance de ces femmes à la communauté est confirmée par des documents contemporains, bien que ces titres n’évoquent pas leur statut conjugal. 468

Une deuxième notice du XVIIIe siècle confirme que l’hôpital acceptait des femmes célibataires, mais elle laisse penser en même temps que cela ne se produisait qu’exceptionellement. En invoquant des contrats de réception qu’elle a consultés, l’auteur de cette notice prétend en effet que l’hôpital acceptait des filles de tout âge, qui, « étant engagées, s’appelaient bonnes femmes comme les autres. »469 Cette phrase laisse penser que le statut de fille célibataire n’était en principe pas compatible avec le statut d’une « bonne femme », mais que les filles en question étaient désignées ainsi une fois qu’elles s’étaient rendues à l’hôpital, tout comme les « autres » bonnes femmes, à savoir, les veuves. A en juger par ce passage, le veuvage était donc considéré comme la condition normale d’une résidente de l’hôpital, mais certaines circonstances pouvaient justifier l’admission de femmes qui ne remplissaient pas cette condition. Ainsi, bien que nous ne puissons pas affirmer que toutes les « bonnes femmes » de l’hôpital Haudry étaient veuves, il semble prudent de conclure qu’une préférence fut accordée aux femmes qui remplissaient cette condition.

Si la majorité des « bonnes femmes » étaient veuves, pouvons-nous en conclure d’emblée qu’elles ne souffraient pas de vraies privations matérielles ? De fait, bon nombre d’études sur la position socio-économique de la femme à la fin du Moyen-Age ont signalé que les veuves habitant dans les villes étaient particulièrement susceptibles de tomber dans l’indigence. 470 Cette tendance à l’appauvrissement tenait d’abord à l’infériorité des salaires des femmes par rapport à ceux des hommes, phénomène qui résultait de multiples causes. D’abord, deux domaines se distinguent par le nombre disproportionné de femmes qui y travaillaient : le service domestique et le travail textile 471 , activités qui figuraient parmi les plus mal payées. Ainsi, les travailleurs de laine étaient les plus nombreux parmi les « misérables » exempts d’un emprunt forcé qui fut imposé à Florence en 1355. 472 A Paris, le salaire d’une servante domestique fut fixé en 1350 à 12 deniers par jour, somme qui était réduite à 6 deniers si la servante était hébergée chez son employeur 473  ; à la même époque, même les aides-maçons, les ouvriers parisiens les plus mal payés, gagnaient davantage : 16 deniers par jour en hiver, 20 deniers par jour en été. 474

Malgré cette tendance à limiter les femmes à ces deux secteurs, diverses sources témoignent de l’exécution par des femmes de presque tous les travaux faits par les hommes. Cependant, pour le même travail, les femmes gagnaient en général la moitié du salaire d’un homme. Cette inégalité était liée à la présomption selon laquelle le mariage était le statut normal pour tout homme et toute femme laïcs. Ainsi, les gages d’une femme étaient considérés comme un simple appoint aux revenus ménagers. Cette présomption n’aurait pas été nuisible aux femmes mariées, qui représentaient la plupart de la main d’œuvre féminine, à condition que le mari gagne correctement sa vie. Cependant, cette idée entraînait de graves conséquences pour les veuves et pour les autres femmes vivant seules ou avec des enfants à charge. Privées du soutien financier d’un homme, ces femmes avaient probablement des difficultés à vivre de leur seul travail. 475

Autre cause principale de l’appauvrissement des veuves : leur position défavorable vis-à-vis du droit réglant le partage des biens du ménage après la mort du mari, surtout dans les pays du droit écrit. Dans ces pays, c’est la dot qui devait permettre à la veuve de vivre après la mort de son époux. Bien que la dot soit en principe inaliénable, en réalité la veuve éprouvait souvent des difficultés à la récupérer, soit que son mari l’ait dépensée, soit que la famille du mari refuse de la lui rendre. 476

Il n’est toutefois pas sûr que les bonnes femmes aient affronté les entraves juridiques et professionnelles qui provoquaient souvent l’indigence des veuves dans les pays du droit écrit. Dans la capitale, les statuts des corps de métiers du XIIIe et XIVe siècles laissaient une certaine place au travail des femmes. Notamment, la plupart des métiers permettaient à la veuve d’un maître d’exercer l’activité de son mari tant qu’elle ne se remariait pas avec un homme qui n’était pas déjà du métier. 477 La mise en œuvre de ces règlements est confirmée par les rôles de la taille, qui attestent qu’environ 1300 veuves reprirent les ateliers ou les commerces de leurs époux de 1292 à 1313. 478

En ce qui concerne leurs droits sur les biens du ménage, là aussi les femmes parisiennes étaient mieux loties que les femmes des pays du droit écrit. Selon la coutume de Paris, le couple marié formait une communauté dont le patrimoine était composé des biens propres de chaque conjoint, plus les conquêts, biens immeubles acquis pendant le mariage, et les meubles. C’est le mari qui gérait cet ensemble, mais il n’avait pas le droit d’aliéner les biens propres de la femme, ceux qu’elle possédait avant le mariage et qui correspondaient donc à la dot du droit écrit, sans le consentement de son épouse. Au moment de la dissolution de la communauté conjugale, la femme récupérait donc ses biens propres. Cependant, cette dissolution entraînait aussi un partage égal, entre la veuve et les héritiers, des meubles, des conquêts et des dettes contractées par le mari pendant le mariage. La femme devait donc payer sa moitié des dettes avec sa moitié des conquêts, mais ses biens propres étaient protégés des créditeurs parce que le mari n’avait pas le droit de les engager. De plus, la femme pouvait protéger sa part des conquêts en renonçant à sa part des meubles, qui étaient, dans ce cas, cédés aux créditeurs. A ces dispositions s’ajoutait le douaire, droit qui permettait à la veuve de jouir, en usufruit viager, d’une part des biens propres de son mari. Cette part revenait à la moitié de ces biens lorsqu’elle n’était pas fixée autrement. 479

Malgré ce régime protecteur, et une réglementation corporative assez favorable, il serait imprudent de conclure que la plupart des veuves parisiennes n’aient pas eu de soucis après les morts de leurs époux. Il se trouve en effet que les femmes parisiennes ne représentaient que 13 à 14 pour cent des contribuables ayant payé la Taille de 1292 à 1300. 480 De plus, la grande majorité des femmes contribuables étaient des veuves ou des femmes célibataires. On peut en tirer la conclusion, soit que le travail des femmes mariées échappait à la vigilance des agents fiscaux, soit que ceux-ci considéraient l’argent dérivé du travail de la femme comme un appoint, destiné à compléter les revenus ménagers. Quelle que soit l’explication de l’absence de références aux femmes mariées dans les registres fiscaux, cette lacune laisse penser que le travail des femmes était en général mal rémunéré par rapport à celui des hommes. 481 Ainsi, l’égalité de la femme dans le monde de travail ne paraît pas beaucoup plus avancée à Paris qu’ailleurs.

Preuve de cette inégalité est fournie par l’étude des impôts payés par les veuves et les femmes célibataires qui, à la différence des femmes mariées, étaient imposables. Ces contribuables féminins exerçaient presque autant de métiers que les hommes, mais elles se concentraient dans les activités qui exigeaient un minimum d’investissement en matériel et dont la rémunération moyenne était au bas de l’échelle : le tissage de soie, la couture, le filage et la vente ambulante. De plus, au sein de chaque métier les femmes avaient tendance à gagner moins que les hommes. Cette inégalité diminuait à mesure que le métier en question était plus lucratif, si bien que le peu de femmes d’affaires qui étaient très fortunées gagnaient autant ou plus que leurs collègues masculins. Toutefois, il n’empêche que 59% des femmes se retrouvaient dans les deux fourchettes inférieures, composées de contribuables qui payaient moins de cinq sous d’impôt, contre 29% des hommes. 482

Ces données nous permettent de nuancer les indices fournis par les sources normatives. Certes, la plupart des statuts corporatifs stipulaient que les veuves des maîtres pouvaient reprendre les ateliers de leurs maris. Cependant, nous rappelons que la proportion de femmes contribuables (veuves et femmes célibataires, ne l’oublions pas) exerçant un métier augmentait à mesure que le métier était mal rémunéré. Il est donc vraisemblable que, plus les membres du métier étaient aisés, plus les veuves éprouvaient des difficultés effectives à s’y intégrer. Néanmoins, il se peut que cette exclusion ait été contrebalancée par le régime conjugal, qui permettait à une veuve de bénéficier d’une bonne partie du patrimoine foncier du ménage. Dans ce cas, la fortune de la veuve dépendait de la prévoyance et de la prudence du couple, qualités que tout le monde ne possède pas.

Ainsi, la veuve d’un maître artisan parisien se retrouvait dans une situation ambiguë. Son aisance dépendait de sa capacité à reprendre l’atelier de son mari, et à préserver et à constituer, avec son mari, un patrimoine, conditions qui n’étaient pas garanties. Afin de bénéficier de ces perspectives dans son veuvage, encore fallait-il qu’une femme soit mariée avec un maître. Or, il existe des indices selon lesquels une majorité d’artisans parisiens au XIIIe et XIVe siècle ne possédaient pas ce statut. Les règlements corporatifs parisiens évoquent en effet, hormis les maîtres, les valets et les ouvriers. Le premier terme semble avoir désigné un artisan qui avait achevé son apprentissage mais qui n’avait pas son propre atelier, faute de moyens suffisants ou parce qu’il l’avait perdu à la suite d’un revers de fortune. 483 A défaut d’atelier, le valet était obligé de travailler en tant que salarié chez un maître. Un ouvrier, en revanche, travaillait chez lui mais avec des matières premières fournies par un maître, selon un système qui ressemblait à l’industrie domestique de l’époque moderne. Les règlements corporatifs des batteurs d’or, des tabletiers et des fileresses de soie entre autres, témoignent du recours à ce système. 484

Tous statuts confondus, les artisans qui figurent dans les rôles de la Taille de 1292 à 1313 ne représentent qu’une fraction de ceux qui vivaient et travaillaient à Paris vers 1300. Tandis que le nombre de feux recensés varie de 15 000 en 1292 à environ 10 000 de 1296 à 1300, la population de la capitale à l’époque était bien plus élevée que ces chiffres ne le révèlent ; en effet, un recensement effectué en 1328 atteste que Paris abritait environ 61 000 feux. 485 Il est vrai que les nobles, les membres du haut clergé et les résidents des juridictions ecclésiastiques de la Rive Gauche jouissaient d’exemptions fiscales. Néanmoins, les personnes bénéficiant de ces exemptions n’étaient pas assez nombreuses pour expliquer l’excédent constaté en 1328.

Aussi est-il probable que les salariés, valets et travailleurs non-qualifiés, n’étaient pas non plus assujettis à la Taille. La maltôte, à laquelle la Taille se substitua, était en effet considérée comme une taxe perçue sur les transactions commerciales. 486 En principe, donc, les maîtres artisans, qui produisaient et vendaient des biens, et les commerçants, auraient été assujettis à la Taille, mais non pas les travailleurs salariés. De plus, bien que l’assiette de l’impôt soit inconnue, il semble que certains Parisiens aient été exempts de la Taille en raison de l’exiguïté de leurs ressources imposables. En 1292 et en 1296-1298, les agents dressèrent des listes séparées de contribuables désignés « menuz » en vertu de leur paiement d’un minimum, fixé à 12 deniers en 1292 et à moins de 6 sous par la suite. 487 Nous avons déjà fait remarquer que le nombre de contribuables diminua d’un tiers de 1292 à 1296 et que le nombre ainsi atteint se maintint par la suite. Cette baisse peut donc être mise en relation avec la hausse du minimum : les contribuables qui payaient 12 deniers en 1292 auraient vraisemblablement disparu des registres à partir de 1296 parce que l’on avait jugé que leurs ressources imposables étaient trop exiguës.

Ainsi, hormis les nobles, le clergé et les habitants des juridictions indépendantes, deux genres de personnes échappèrent à la taxe dans bien des cas : les salariés, y compris les valets, et ceux dont la valeur des ressources imposables tombaient en dessous d’un certain niveau. 488 En arguant de l’exonération de la Taille qui unissait ces deux catégories, nous pouvons avancer l’hypothèse d’une corrélation entre exclusion de la maîtrise et exiguïté de moyens. 489 Ces Parisiens non-imposés étant bien plus nombreux que ceux qui payaient la Taille, on peut en déduire que les maîtres artisans ne représentaient qu’une minorité des Parisiens qui travaillaient, la minorité la plus aisée.

Seules les veuves appartenant à cette minorité auraient donc bénéficié des avantages énoncés dans les règlements corporatifs. De plus, ces veuves-ci représentaient probablement les seules capables de se rabattre sur un patrimoine immobilier dans le cas où elles ne pourraient pas reprendre les ateliers de leurs maris. L’acquisition de biens immobiliers, surtout de rentes, entraînait en effet une mesure de risque. N’oublions pas que l’acquéreur d’une rente plaçait une somme d’argent liquide, moyennant laquelle le propriétaire d’un bien devait lui payer une annuité. Cependant, un propriétaire pouvait grever son bien d’autant de rentes qu’il le voulait, en fonction de ses besoins en argent liquide, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus s’acquitter de toutes ces obligations. Dès lors, le propriétaire pouvait se débarrasser de celles-ci en abandonnant sa propriété. Comme c’est le bien qui était engagé, non pas le propriétaire en sa personne, celui-ci était alors obligé de payer uniquement les arrérages, les rentes non-payées qui s’étaient accumulées jusqu’à l’abandon du bien. 490 Dans ces circonstances, les personnes qui possédaient des rentes perçues sur le bien risquaient de perdre leurs droits.

Afin de permettre aux rentiers de récupérer leurs droits sur une maison vide, Philippe Le Bel établit en 1303 une procédure selon laquelle le rentier qui possédait la rente la plus ancienne pouvait assigner les autres rentiers et le propriétaire. 491 Dès lors, celui-ci était obligé d’assumer ses obligations ou d’abandonner le bien. S’il l’abandonnait, chacun des rentiers autres que le plus ancien était confronté à un choix : assumer les obligations du propriétaire ou abandonner son droit sur la maison. Le rentier choisissant d’assumer les obligations du propriétaire, démarche qui s’appelait dans les textes contemporains « garnir la maison », disposait aussi de deux options : la garnison « sans réserve », ce qui entraînait l’entretien de la maison et le paiement de toutes les rentes qui la grevaient, ou la garnison « sous toutes réserves », selon laquelle il n’acceptait de payer que la rente la plus ancienne. En optant pour la garnison sous réserves, un rentier obligeait les autres rentiers, sauf le plus ancien, à faire les mêmes choix que lui. Cependant, il ne pouvait faire ainsi qu’à condition de prouver que son droit était plus ancien que les leurs. Ainsi, l’ordonnance était protectrice surtout des rentiers qui possédaient les droits les plus anciens ; ceux-ci étaient les mieux placés pour préserver leurs droits ou pour récupérer des maisons dégrevées. 492

L’acquisition d’un patrimoine immobilier n’était donc pas à la portée de tout le monde. D’abord, il fallait avoir assez de moyens pour absorber d’éventuelles pertes provoquées par l’abandon de biens par leurs propriétaires. De plus, les rentes les plus anciennes, et donc les plus sûres et les plus convenables à une retraite tranquille, auraient aussi été les plus chères. La constitution d’une bonne retraite aurait donc été le privilège des Parisiens qui jouissaient d’une certaine aisance, ceux-ci formant une catégorie qui, d’après les sources fiscales, correspondait généralement aux maîtres artisans et à leurs veuves.

Quant aux femmes qui représentaient la majorité des Parisiennes, celles qui étaient épouses de valets, d’ouvriers ou de travailleurs non-qualifiés, de quels moyens disposait-elle pour survivre pendant son veuvage ? Son mari travaillait chez les maîtres d’ateliers, donc hors la maison conjugale ; or, c’est là où la femme aurait passé la plupart de la journée de travail en raison de ses responsabilités domestiques. Cette séparation l’aurait empêchée d’apprendre le travail de son mari.

De plus, seules six corporations évoquées dans le Livre des métiers permettaient à une femme d’apprendre un métier indépendamment de son époux, au moyen d’un apprentissage formel : les fileresses de soie « à petits fuseaux » et « à grands fuseaux », les fabricants de tissus de soie, les seranceresses (cardeuses de lin) et les fabricants de coiffures ornées de perles et de fil d’or. 493 Parmi ces artisans, les fileresses et les fabricants de tissus de soie, également appelés « tisserands », étaient gouvernés par un corps de jurés, composé partiellement ou entièrement de maîtresses, désignées « preudes femmes », caractéristique qui marquait aussi les fabricants de couvre-chefs de soie. 494 L’administration de ces métiers par des femmes s’explique probablement par leur supériorité numérique : d’après les rôles de la Taille, plus de 90 pour cent des artisans exerçant ces activités étaient des femmes. 495 La domination de ces métiers par les femmes se révèle d’autant plus nette qu’elles ne représentent que 13 à 14 pour cent du total des contribuables.

Deux autres métiers de la soie, ceux des crépiniers et des fabricants d’aumônières sarrazinoises, étaient également dominés par les femmes. 496 Les effectifs des fabricants d’aumônières sont toujours désignés par les formes féminines « maîtresses », « ouvrières » et « apprentices. » 497 De plus, les rôles de la Taille attestent que 73 pour cent des crépiniers et 89 pour cent des fabricants d’aumônières étaient des femmes. 498 Etant donné cette supériorité numérique, et les termes employés dans les statuts des fabricants d’aumônières, il est probable que les femmes pouvaient apprendre ces deux métiers indépendamment de leurs maris.

La domination de ces métiers par les femmes aurait donc apporté à celles qui les intégraient une mesure d’indépendance professionnelle par rapport aux hommes. Cependant, cet avantage n’entraînait pas nécessairement l’indépendance financière ; en effet, la moyenne d’impôt payée par les femmes exerçant tous les métiers évoqués dans les derniers paragraphes était moins de six sous, somme qui représentait la fourchette la plus pauvre de 1296 à 1300. 499

Hors le cadre des corporations professionnelles, les perspectives d’emploi pour les femmes étaient encore plus sombres. L’ordonnance générale du roi Jean Le Bon concernant les métiers fait allusion à bon nombre d’activités professionnelles qui n’étaient pas dotées d’une organisation formelle. 500 La majorité des femmes concernées exerçaient des activités qui relevaient du soin du corps et des responsabilités domestiques : chambrières, ventrières, couturières, lavandières, miresses, herbières et barbières. Une fois de plus, les activités que les femmes étaient les plus nombreuses à exercer, notamment le service domestique, la couture et la lessive, étaient probablement très mal payées. 501 De plus, dépourvues de la sécurité et de la solidarité fournies par une organisation corporative, les femmes qui travaillaient hors le cadre des métiers étaient particulièrement vulnérables lorsque la conjoncture était mauvaise. Aussi étaient-elles contraintes parfois de compléter leurs salaires par la prostitution. 502

La veuve d’un travailleur salarié avait donc des opportunités d’emploi limitées. Même si elle appartenait à l’un des métiers majoritairement féminins, il n’est pas sûr que sa rémunération soit suffisante pour lui permettre de vivre seule. En exerçant une activité hors le cadre des corporations, elle affrontait une précarité résultant de l’exiguïté de son salaire et de l’instabilité de son travail. Dans ces conditions, sa capacité, à se constituer ou à maintenir un patrimoine lui permettant de vivre correctement si elle devenait incapable de travailler, aurait été fort compromise.

Il est donc clair que la majorité des Parisiennes ne pouvaient pas compter sur les avantages dont bénéficiaient les veuves des maîtres. Afin de trouver des réponses à notre interrogation initiale, il est donc essentiel de savoir à quel groupe de Parisiennes nos bonnes femmes appartenaient. Cette interrogation nous permettra d’estimer ensuite à quel point les bonnes femmes auraient été susceptibles de connaître de vraies privations si elles ne s’étaient pas réfugiées dans les communautés que l’on avait fondées à leur intention. Ou bien, si nous tournons la question autrement, à quel point leur pauvreté s’assimilait à l’indigence.

Notes
465.

Voir supra, chapitre 2, p. 64-65

466.

C’est ainsi que l’on appelait les « bonnes femmes » d’Etienne Haudry après 1621, date de la régularisation de la communauté.

467.

AN S 4632, deuxième livret en papier daté du XVIIIe siècle, p. 15-16.

468.

Quatre d’entre elles sont évoquées en tant que membres de la « plus grande et saine part de la communauté : Jeanne La Marcelle (AN S 4623A, dossier no3, 14 juin 1421), Marie Des Prés (Ibid.), Marguerite La Vaillande (AN S4624, dossier no5, 5 March 1433 (n. st.) et AN S4629 dossier no6, 8 December 1434) et Perrette La Malespace (AN S4629 dossier no6, 8 December 1434 ; AN S4629 dossier no5, 7 juillet 1439 ; AN S4629 dossier no5, le 20 mars 1446 ; AN S4625, d. no3, le 6 juin 1446 ; AN S4630 dossier no5, 13 November 1449 ; AN S4624, dossier no3, 5 April 1451 (n. st.). Des contrats de réception ont été conservés pour deux d’entre elles : Marguerite La Godoyne (AN S *4634, fol. 167vo (l), le 6 août 1416) et Marguerite La Vaillande (Ibid., fol. 167vo (n), le 23 janvier 1423).

469.

AN L 1043, no 3, fol. 6vo.

470.

Sur la question de pauvreté féminine, on peut consulter Isabelle CHABOT, “Widowhood and Poverty in Late Medieval Florence,” Continuity and Change t. 3, 1988, pp. 291-31; Nicole GONTHIER, Lyon et ses pauvres au moyen âge (1350-1500). (Lyon, 1980), pp. 56-65; David HERLIHY, Christianne. KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles : une étude du catasto florentin de 1427 (Paris, 1978), p. 74 ; John HENDERSON, Piety and Charity in Late Medieval Florence, (Oxford, 1994), p. 161; FARMER, « Down and Out… », op. cit., p. 345-53.

471.

Odile REDON, « Aspects économiques de la discrimination et de la ‘marginalisation’ des femmes, XIIIe-XVe siècles », dans La donna nell’economia secles XIII-XVIII, p. 454.

472.

Alessandro STELLA, La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, Paris, 1993, p. 190.

473.

L’ordonnance a été publiée dans René DE LESPINASSE, éd. Les Métiers et corporations de la ville de Paris, t. I, Paris, 1886, p. 25 et suiv.

474.

Bronislaw GEREMEK, Le salariat dans l’artisanat parisien aux XIII e -XV e siècles, tr. Anna Posner et Christiane Klapisch-Zuber, Paris, 1968, p. 91.

475.

REDON, « Aspects économiques… », op. cit., p. 455.

476.

GONTHIER, Lyon et ses pauvresop. cit., p. 57 ; CHABOT, « Widowhood and Poverty… », op. cit., p. 297-301.

477.

Simone ROUX, « Les femmes dans les métiers parisiens : XIIIe-XVe siècle », Clio. Histoires, femmes et sociétés t. 3, 1996, p. 19.

478.

Janice Marie ARCHER, Working Women in Thirteenth-Century Paris,thèse de Ph.D, University of Arizona, 1995, p. 107.

479.

OLIVIER-MARTIN, op. cit., t. II, p. 184-277.

480.

Caroline BOURLET, « L’anthroponymie à Paris à la fin du XIIIe siècle d’après les rôles de la Taille du règne de Philippe Le Bel », dans Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t II-2, éd. Monique BOURIN et Pascal CHAREILLE, Tours, 1992, p. 11.

481.

ARCHER, Working Womenop. cit., p. 104-06.

482.

Ibid., p. 108-126 ; 152-162.

483.

Ibid., 46-56 ; GEREMEK, Le salariatop. cit., p. 35-41 ; LESPINASSE et BONNARDOT, Livre des métiers…op. cit., p. CX-CIV.

484.

Ibid., p. 56-58. LESPINASSE, Livre des métiers, p. 63-64 (statuts des batteurs d’or), 140-44 (statuts des tablettiers. Sur les statuts des fileresses de soie, voir infra, p. 152 et 153, n33.

485.

Guy FOURQUIN, «La population de la région parisienne aux environs de 1328 », dans Le Moyen-Age, 1-2, 1956, p. 63-91.

486.

Karl MICHAËLSON, éd. Le livre de la Taille de Paris, l’an 1296, Göteborg, 1958, Introduction, iii.

487.

Ibid., viii-xiiii.

488.

En fait, certains valets furent imposés ; par exemple, Gervais De Ses, chef de boutique d’Etienne Haudry, est recensé en 1292 (fol. 44) ; 1297 (fol. 55) ; 1298 (fol. 115vo) et 1299 (fol. 195vo.) Il est désigné comme « valet drapier » en 1298 et paye soit 16 soit 20 sous. A en juger par son exemple, il semblerait que les valets qui exerçaient les activités les plus lucratives, telle que le commerce des draps, aient attiré l’attention des agents fiscaux.

489.

26Les propos de Caroline BOURLET s’accordent aussi avec l’hypothèse d’une relation entre le statut de maître et l’aisance ; en effet, elle a observé que le nombre de valets et de chambrières recensés chute précipitamment entre 1292 et 1297. Elle explique cette baisse en arguant de la différence entre le recensement de 1292 et les autres. Comme celui de 1292 fut probablement une estimation de la matière imposable, les valets et les chambrières les plus fortunés y figurent. En revanche, ils ne figurent guère dans les rôles suivants parce que ceux-ci dérivent de la maltôte, une taxe sur les transactions commerciales, qui n’aurait pas visé les salariés. Ainsi, les valets et chambrières imposés à partir de 1296 auraient exercé une activité marchande complémentaire.

Les travailleurs salariés furent donc déjà peu nombreux dans le recensement de 1292 en raison de l’exiguïté de leurs revenus et presque absents par la suite en raison de leur exclusion des activités commerciales ; voir Eadem, « L’anthroponymie à Paris … », op. cit., p. 27.

490.

OLIVIER-MARTIN, op. cit., t. 1, p. 465-73.

491.

Le texte en question a été publié dans la série Les ordonnances des rois de France, t. 1, p. 387-89.

492.

Ibid., p. 474-78.

493.

ARCHER, op. cit., p. 52. Les statuts de ces corporations emploient en effet la forme féminine « apprentice » ; voir LESPINASSE et BONNARDOT, op. cit., t. 35, nos 2, 5 et 6 ; t. 36, no 8 ; t. 38, no 2 ; t. 44, no 4 ; t. 57, no 4 et t. 95, nos 3, 4 et 5.

494.

LESPINASSE et BONNARDOT, op. cit., t. 36 (les fileresses de soie), p. 70-72, no 7 ; t. 44 (les fabricants de couvre-chefs), p. 84, no 10 ; t. 38 (les fabricants de tissus) p. 75, no 9. Concernant les fileresses, la nomination de quatre maîtres-jurés est évoquée, dont deux femmes ; quant aux tisserands, il est précisé que trois maîtres et trois maîtresses sont chargés de la surveillance du métier ; les fabricants de couvre-chefs étaient gouvernés par trois « preudes femmes. »

495.

ARCHER, op. cit., p. 315, 317.

496.

Dans le Livre des métiers, les crépiniers sont décrits de la manière suivante : « crespigniers de fil et de soie, c’est à savoir ouvriers de coiffes à dame et toies à orilliers et de paveillons… » Une « paveillon » était une sorte de rideau, fabriqué de soie brodée, dont on ornait le tabernacle d’un autel ; voir LESPINASSE et BONNARDOT, op. cit, p. 72, t. 37, no 1, et n3. Les fabriquants d’aumônières produisaient des petites bourses en soie brodée en s’inspirant des objets importés du Proche Orient, alors fort à la mode. Bien que leurs statuts ne soient pas intégrés dans le Livre des métiers, ces artisans étaient organisés dans une corporation ; leurs règlements furent promulgués par Guillaume Thibout, le prévôt de Paris, en 1292 ; voir G. B. DEPPING, Règlements sur les arts et métiers de Paris, Paris, 1837, p. 382-386 et LESPINASSE, Les métiers et corporationsop. cit., p. 9 et suiv.

497.

DEPPING, op. cit., p. 384-86.

498.

ARCHER, op. cit., p. 317.

499.

Ibid., p. 314-320.

500.

ROUX, op. cit., p. 23 ; sur le texte en question, daté de 1350, voir supra, p. 5, n10.

501.

Sur les salaires des chambrières, voir supra, p. 5. D’après ARCHER, op. cit., p. 317-318, la moyenne d’impôt des lavandières, dont 93 pour cent étaient des femmes, était 3,86 sous ; celle des couturières, qui représentaient 35 pour cent des effectifs de leur profession, était 4,41 sous. Les ventrières, devancières des sages-femmes d’aujourd’hui, s’en sortaient légèrement mieux ; leur moyenne d’impôt était 6,5 sous.

502.

ROUX, op. cit., p. 25. Les indices concernant l’Angleterre aux XIVe et XVe siècles confirment la corrélation entre précarité d’emploi et prostitution ; voir Ruth KARRAS, Common Women : Prostitution and Sexuality in Medieval England, New York, 1996, p. 53-57.