II. Les milieux de commerçants et de maîtres artisans

La reprise des données présentées dans le chapitre précédent nous fournira les amorces d’une réponse à cette question. Grâce aux actes du fonds de l’hôpital nous connaissons les métiers des époux et des pères de certaines bonnes femmes. Des données puisées aux rôles de la Taille nous renseignent sur l’aisance relative des artisans exerçant ces métiers et sur l’ouverture de ces associations aux femmes. Nous avons dressé un bilan de ces renseignements ci-dessus.

Tableau 11 : Les métiers des époux et des pères de certaines bonnes femmes
Bonne femme relation Taille payée
(sous parisis)
métier Taille moyenne 504
(sous parisis)
Proportion de femmes 505
CHARLES, Alice Michel Charles (mari)   baudrier 19,7 2,9%
DE CHARTRES (? ) Martin de Chartres (Père ou mari) 8 virolier 4,3 0%
DE VILLENEUVE, Jeanne ou Gillette Alain de Villeneuve (Père) 12 tavernier 26,9 4%
DES HAIES, Marie Guillaume des Haies (Beau-père)   étuveur 7,8 1,7 506 %
DU BOIS, Erembourg Jean Du Bois (mari) 2 peintre 10,1 0%
DU BOIS, Nicole Hemon Du Bois (mari)   tisserand 11,7 4%
LA BORRANE, Jeanne ou Adeline Simon Boran (mari ou père) 50 tavernier 26,9 4%
LA BUISSONNE, Clémence Simon Buisson (mari) 14 orfèvre 28,37 1%
LA CIRIÈRE, Catherine Geoffroy Le Cirier (mari) 60 drapier 114,46 2%
LA CIRIÈRE, Jeanne Pierre Le Cirier (mari) 60 drapier 114,46 2%
LA DURANDE, Sédillon Jean Durant (père)   chaudronnier 15,3 17%
LA FRANÇOISE, Alice Guillaume Des Mailles (membre de sa belle famille)   tavernier 26,9 4%
MAUJOUR, Pernelle Jean Maujour (mari)   tisserand 11,7 4%

Dans la première colonne sont énumérés les noms des bonnes femmes, suivis, de gauche à droite, de renseignements sur les artisans de leurs familles : le caractère de la relation entre la femme et l’artisan en question ; la taille payée, si connue, par l’artisan lui-même ; son métier ; la taille moyenne payée par tous les artisans exerçant ce métier ; enfin, la proportion de femmes parmi les membres du métier.

Aux métiers évoqués dans ce tableau s’ajoutent ceux des fripiers et des gantiers de laine, dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Au moins 5 bonnes femmes appartenaient au premier, et au moins 4 avaient des rapports avec le deuxième. 507 L'impôt moyen payé par un fripier était 10,75 sous et 10 pour cent de ces artisans étaient des femmes. Quant aux gantiers de laine, les chiffres sont moins certains parce que les agents fiscaux ne distinguaient pas entre ces artisans et les chapeliers de feutre. 508 En nous appuyant sur les données relatives aux artisans désignés comme « chapeliers », indication qui englobait les deux métiers, nous pouvons estimer que l’impôt moyen des gantiers était environ 13,5 sous et que la proportion des femmes était à 10 pour cent à peu près.

Afin de pouvoir estimer l’aisance de ces artisans par rapport à l’ensemble des gens de métier recensés dans les rôles de la Taille, nous présentons ci-dessus une répartition des contribuables, dont les métiers sont connus, en six fourchettes :

Tableau 12 : Impôts moyens des artisans recensés de 1297 à 1300
Impôt moyen Nombre Pour cent
2,00 sous 797 4,7%
2,01 à 5 sous 5675 33,8%
5,01 à 10 sous 2479 14,8%
10,01 à 20 sous 3004 17,9%
20,01 à 50 sous 3220 19,2%
Plus de 50 sous 1618 9,6%

La comparaison des trois tableaux révèle que seuls trois des artisans évoqués étaient membres des métiers dont les membres payaient le plus d’impôt : les époux de Catherine La Cirière, de Jeanne La Cirière et de Clémence La Buissonne. Néanmoins, tous les trois payèrent moins que la moyenne versée par leurs confrères. Dans les cas de Geoffroy Le Cirier, conjoint de Catherine, et de Simon Le Buisson, cette différence s’explique peut-être par leur jeunesse à l’époque où la Taille fut imposée. Geoffroy ne figure que dans le rôle de 1313, tandis qu’il participe à des actes fonciers aussi tardivement que 1336. Quant à Catherine, elle n’est pas évoquée en tant que bonne femme avant 1369. 510 Les sommes payées par Guiart Le Cirier, père de Geoffroy (environ 150 sous chaque année) sont peut-être une meilleure estimation de la fortune du fils à l’apogée de sa carrière. 511 Le seul registre fiscal où l’on peut retrouver Simon Le Buisson est celui de 1298 et à cette occasion les agents fiscaux emploient le diminutif « Simmonet », signe de sa jeunesse. Un acte du fonds de l’hôpital confirme qu’il est toujours vivant en 1356. 512 Ainsi, les tailles que Geoffroy et Simon payèrent représenteraient l’état de leurs affaires quand ils faisaient leurs débuts professionnels. A ces trois contribuables aisés s’ajoute Honnor la Maquerelle, probablement un proche parent de Marie la Maquerelle et de Jeanne la Maquerelle, toutes les deux « bonnes femmes. »513 Bien que les rôles de la Taille ne fassent aucune mention du métier d’Honnor, il est évident par son impôt plutôt élevé (84 sous parisis) qu’elle appartenait aux couches supérieures de l’artisanat. Ainsi, nous pouvons compter quatre bonnes femmes dont les maris ou les parents proches payèrent plus que 90 pour cent des contribuables.

En revanche seul Martin De Chartres, virolier, père ou mari de l’une des bonnes femmes, exerçait un métier dont l’impôt moyen correspondait à celui des « menus », ceux qui payaient moins de 6 sous. Les parents et les maris des autres bonnes femmes, 18 sur les 26 évoquées ci-dessus, appartenaient à des corporations dont les membres versèrent de 6 à 50 sous au fisc en moyenne. A ces femmes nous pouvons ajouter Pernelle La Gaudine, qui reprit l’atelier de son mari à son propre compte. Ainsi, presque les trois quarts des bonnes femmes qui peuvent être replacées dans leurs milieux professionnels appartenaient aux couches moyennes de l’artisanat, qui représentaient plus de 50 pour cent des contribuables. A en juger par ces seuls indices, les bonnes femmes en question, ainsi que les six qui étaient probablement encore plus aisées, auraient pu s’attendre à un veuvage confortable.

Les chiffres représentant les pourcentages de femmes qui exerçaient les métiers évoqués ci-dessus suscitent une mesure de doute à l’égard de cette conclusion, doute qu’il ne faudrait pas toutefois exagérer. Certes, dans 8 professions sur 13, les femmes constituaient moins de 5 pour cent des effectifs, tandis que la proportion de femmes parmi l’ensemble des contribuables était de 13 à 14 pour cent. Les bonnes femmes qui étaient mariées avec ces artisans, 8 sur les 26 évoquées ci-dessus, auraient donc affronté une résistance considérable si elles essayaient de reprendre les ateliers de leurs maris décédés. Cette résistance était un facteur qui aurait pu contribuer à la précarité de ces femmes dans leurs veuvages.

Seuls les chaudronniers (17 pour cent de femmes), ainsi que les fripiers et les gantiers (10 pour cent de femmes) étaient marqués par une participation féminine qui se rapprochait de la moyenne ou qui la dépassait. Ainsi, Jeanne, femme de Robert Le Chapelier, pouvait espérer reprendre l’atelier de son mari, comme le fit Agnès La Jouanne, aumussière, un autre membre de l’entourage de l’hôpital. 514 De plus, les fripiers et les gantiers de laine semblent avoir eu plus d’influence sur l’administration de l’hôpital que les autres corporations, car au moins 9 bonnes femmes avaient des liens avec ces groupes. Certes, à l’exception de Jeanne, femme de Robert Le Chapelier, et de Clémence La Buissonne, fille de Pierre Vincent, gantier, nous ne savons pas si ces 9 femmes épousèrent des hommes qui exerçaient les mêmes métiers que les membres de leurs familles. Nous ne pouvons donc pas supposer qu’elles restaient dans ces milieux plutôt ouverts au travail des femmes. Le cas de Clémence, fille de Pierre Vincent, épouse d’un orfèvre, dévoile en effet une mesure d’exogamie. De plus, elle intégra un milieu dans lequel les femmes avaient peu d’indépendance professionnelle. Néanmoins, elle ne se fit pas une mauvaise affaire car les orfèvres étaient l’une des corporations les plus riches.

Quoi qu’il en soit, le nombre élevé de femmes appartenant à des familles de gantiers et de fripiers témoigne de l’influence exercée par ces artisans dans l’entourage de l’hôpital. Nous pouvons en déduire que bon nombre de leurs veuves se rendirent à la communauté. Etant donné l’ouverture de ces métiers aux femmes, ces veuves n’auraient pas été indigentes.

A défaut de pouvoir reprendre l’atelier de leurs maris, il est probable que les bonnes femmes évoquées ci-dessus pouvaient au demeurant profiter des protections fournies par le régime matrimonial pour se constituer les assises d’une retraite. La plupart d’entre elles appartenaient en effet aux couches moyennes et supérieures de l’artisanat. Ce sont justement ces artisans, ainsi que les membres de la grande bourgeoisie, qui correspondent aux propriétaires et aux rentiers évoqués dans les registres des censives ecclésiastiques. 515 De plus, si nous avons pu déceler les milieux socioprofessionnels de certaines bonnes femmes particulières, c’est justement grâce à la conservation des actes fonciers de ces femmes et de leurs parents. En ce qui concerne donc les femmes dont les noms et les entourages nous sont connus, il ne semble pas qu’elles représentent les veuves les plus susceptibles de connaître l’indigence.

Néanmoins, nous disposons de certains indices qui laissent penser que les hôpitaux de bonnes femmes accueillaient aussi des veuves d’un milieu différent, qui auraient été plus exposées à la précarité.

Notes
503.

Les références sur lesquelles s’appuient les données concernant les « bonnes femmes » et leurs maris se trouvent dans l’Annexe 3 ; il convient de se reporter aux rubriques correspondant aux surnoms des femmes évoquées dans la première colonne.

504.

Ces chiffres m’ont été fourni par Caroline Bourlet, ingénieur de recherche à l’IRHT, Paris. Dans le cadre de sa thèse, Pouvoirs, structures et espace social à Paris (1268-1328) (en cours), Mme Bourlet a créé une base de données numérique qui recèle l’ensemble des renseignements concernant les contribuables parisiens de 1292 à 1313.

505.

Sur les pourcentages de femmes dans tous les métiers parisiens, voir ARCHER, op. cit., p. 314-320.

506.

Ce pourcentage ne dérive pas des travaux d’Archer mais d’un extrait de la base de données décrite ci-dessus dans la note 43. D’après cet extrait, 1 étuveur sur 58 était une femme.

507.

Leurs noms : Marie De Meaux, Martine L’Anglaise, Jeanne De Laigny, Gile De Saint Martin, Constance De Reims et Jacqueline De Compiègne (proches des fripiers) ; Jeanne et Ermengon La Chapelière, Jeanne femme de Robert Le Chapelier et Clémence La Buissonne (proches des gantiers.) Sur les rapports que ces bonnes femmes avaient avec les fripiers et les gantiers, voir infra, chapitre 3, p. 19-28, 36-40.

508.

Ibid., p. 37.

509.

Ce tableau s’appuie sur les chiffres fournis par ARCHER, op. cit., p. 162. Seuls les registres correspondant aux quatres dernières annuités du rachat de la maltôte ont été utilisés parce que les populations recensées dans ces années sont les plus similaires. Il manque en effet la liste de menus imposés en 1296, tandis que le nombre de contribuables en 1292 et en 1313 distingue nettement ces deux listes des autres. Ces deux recensements concernaient à peu près 15.000 et 6.000 contribuables, contre 10.000 dans chacune des autres années.

510.

Voir l’Annexe 3, LA CIRIÈRE, I, 1.

511.

1296, fol. 8, 1297, fol. 44.

512.

AN S*4634 fol. 139r (k).

513.

Sur ces trois femmes, voir l’Annexe 3, LA MAQUERELLE.

514.

Sur Agnès, voir infra, chapitre 3, p. 131.

515.

Voir Ibid., p. 6-10.