a. La soie : crépinières, ouvrières et fileresses

Les produits de couture évoqués ressemblent en effet à ceux qui étaient fabriqués par la corporation des crépiniers : coiffes, paveillons et taies d’oreiller, celles-ci s’appelant parfois simplement « orillers. » 517 Il semblerait donc qu’un certain nombre de femmes ayant des liens avec cette corporation se soient rendues à l’hôpital. Les indices concernant les résidences des crépiniers confortent cette hypothèse ; en effet, l’examen des données concernant l’entourage de l’hôpital a mis en evidence l’importance du voisinage, dans l’ensemble des rapports sociaux grâce auxquels les femmes accédaient à la communauté. L’imbrication et la juxtaposition des quartiers où habitaient les gantiers de laine et les crépiniers confortent donc les mentions concernant les objets fabriqués par les bonnes femmes.

Les indices concernant les résidences des crépiniers ont encore été tirés des rôles de la Taille. Ainsi, ces indices présentent un problème méthodologique qui a déjà été abordé dans le chapitre précédent, à propos des gantiers : l’ambiguïté des surnoms de métier. 518 Les indicatifs de métier employés par les agents fiscaux relèvent en effet de plusieurs systèmes anthroponymiques. 519 Le système I, selon lequel l’individu est désigné par son prénom seul, ne nous apporte rien, évidemment. Les systèmes II (prénom + indication de métier ; par exemple, « Guillaume, fripier ») et IV (prénom + surnom + indication de métier ; par exemple, « Guillaume Le Béguin, fripier ») ne présentent aucune ambiguïté. Le métier évoqué est bien la profession à laquelle le contribuable appartenait. Cependant, tel n’est pas le cas du système III (prénom+surnom de métier ; par exemple, « Guillaume le fripier. ») Malgré cette ambiguïté, nous avons choisi de tenir compte des contribuables désignés selon le système III dans notre analyse.

Plusieurs arguments permettent de justifier cette décision. Il s’agit d’abord du caractère de la source et de l’évolution de l’anthroponymie que l’on peut constater à la lecture des rôles successifs. 520 Etant donné qu’il n’existait aucun système de désignation fixe, les agents fiscaux pouvaient être confrontés à des individus qui portaient divers surnoms. Dans ces cas, il semblerait d’emblée que l’objectif des agents aient déterminé le choix du surnom de métier ; comme c’est l’activité artisanale ou commerciale de l’individu qui le rendait imposable, les agents auraient logiquement choisi le surnom de métier afin de justifier l’impôt.

L’évolution des noms employés confirme que, dans l’esprit des agents fiscaux, le métier constituait un élément essentiel de la désignation du contribuable. Il se trouve en effet que le système IV, nom + surnom + métier, minoritaire en 1292, devient majoritaire dès 1300. Si le système III, prénom + surnom, présente une évolution inverse sur la même période, cette tendance est beaucoup moins marquée lorsqu’il s’agit d’un surnom de métier, à tel point que, en 1300, 76 pour cent des surnoms du système III sont des surnoms de métier. Ainsi, il s’avère que les agents adoptèrent au fur et à mesure la pratique suivante : lorsqu’un individu avait un surnom fixe, l’agent le retenait, en le complétant par une désignation de métier (système IV) ; lorsqu’un contribuable n’avait pas de surnom fixe, l’agent lui en attribuait un qui correspondait à son métier (système III.) Il est donc probable que, dans les dernières années de la Taille, la plupart des contribuables désignés « le crépinier » ou « la crépinière » selon le système III exerçaient véritablement cette profession.

Même si tous ces contribuables n’exerçaient pas véritablement le métier, la localisation des rues dans lesquels ils habitaient atteste, pour le moins, qu’ils étaient liés aux crépiniers par des rapports sociaux proches. 521 Afin de mieux démontrer cette localisation, nous nous référons au plan 8, ci-joint. Ce plan représente donc les quartiers de la Rive Droite où vivaient les individus qui portaient les surnoms « le crépinier » ou « la crépinière » et ceux qui furent désignés comme crépiniers selon les systèmes II et IV. A ceux-ci nous avons ajouté les contribuables qui exerçaient des métiers alliés : les faiseuses d’aumônières sarrazinoises et les fileresses de soie. Tous ces artisans étaient en effet unis par leur usage d’une technique et d’une matière première semblables (la broderie et la soie) et par la majorité féminine qui les marquait. 522

PLAN 8 : RESIDENCES DES CREPINIERS, DES FILERESSES DE SOIE ET DES FAISEUSES D’AUMÔNIERES, RIVE DROITE (1292-1313)

Distribution topographique des métiers de
la soie, par quartier

Fond rouge= localisation de 34% des artisans de la soie (IVe Quartier, Saint Martin-Temple, intra muros)

Fond jaune= localisation de 20,5 % de ces artisans (Ier Quartier, Saint-Denis-Saint Sauveur)

Fond vert= localisation de 11%-14% des ces artisans :
IIe Quartier, Saint-Martin-Temple, hors des murs
IIIe Quartier, Saint-Martin-Saint Denin, intra muros
VIe Quartier, Saint Eustache-Saint Germain

Fond blue= localisation de 8% de ces artisans (Ve Quartier, Saint
Jacques-de-la-Boucherie)

Quartiers et rues (Les noms des artisans contribuables imposés dans chaque rue sont précisés, avecréférences, dans l’annexe 4.)

I. Quartier de Saint Denis-Saint Sauveur
1. rue au Lion
2. rue Percée
3. rue S.Sauveur
4. rue Guérin Boucel
5. rue de Hurleux
6. rue du Bourg l'Abbé
7. rue Beaurepaire

II. Quartier de Saint Martin-Temple, hors des murs
8. rue au Maire
9. rue de Frépillon
10. rue des Gravilliers
11. rue du Grenier S.Lazare
12. rue Michel le Comte

III. Quartier de Saint Martin-Saint Denis, intra muros
13. rue Quincampoix
14. rue au Fuerre
15. rue de Bière
16. rue de la Truanderie
17. rue de la Porte Nicolas Arrode
18. rue de Mauconseil

IV. Quartier de Saint Martin-Temple, intra muros
19. rue Cul de Sac
20. rue de Beaubourg
21. rue Agnès la Bûchère
22. rue Baille Hoë
23. rue de la Barre du Bec
24. rue de la Petite Bouclerie
25. rue Geoffroi l'Angevin
26. rue Neuve S.Merri
27. rue Pierre au Lard
28. rue Simon le Franc
29. cloître S.Merri
30. rue de la Bretonnerie

V. Quartier de Saint-Jacques-de-la-Boucherie
31. rue aux Deux Portes
32. rue aux Lavandières
33. rue du porche S. Jacques
34. rue Perrin Gascelin
35. rue de la Vieille Tissanderie
36. rue André Mallet
37. rue de Mibray
38. rue et ruelle S.Bon
39. rue des Arcis

VI. Quartier de Saint Eustache-Saint Germain
40. Rue de Vernueil
41. Rue du Four
42. Rue Raoul Roissole
43. Rue Traversaine
44. rue des Bourdonnais
45. rue de Gloriette
46. rue de la Croix du Tiroir
47. rue des Poulies
48. rue Guillaume Bourdon
49. rue Thibault-aux-dés
50. ruelle Raoul de Charonne

Maisons de "bonnes femmes"
H Les "bonnes femmes d'Etienne Haudry
A Les "bonnes femmes de Sainte Avoye
R Les "bonnes femmes" de Jean Roussel
M Les "bonnes femmes" des "Marcel"
F Les "bonnes femmes" de la rue aux Fauconniers

Si l’on étudie la localisation des « crépiniers » désignés, d’une part selon le système III, d’autre part selon les systèmes II et IV, on s’aperçoit que la répartition des deux groupes est similaire, comme en témoigne le tableau dressé ci-dessus :

Tableau 13 : Répartition des résidences des crépiniers
Quartier
Systèmes II et IV Système III Systèmes II, III et IV
nombre Pour cent nombre Pour cent nombre Pour cent
I : S. Denis-S. Sauveur, hors les murs 6 25,0% 13 20,3% 18 20,5%
II : S. Martin-Temple, hors les murs 0 0 ,0% 11 17,2% 11 12,5%
III : S. Denis-S. Martin 3 12,5% 8 12,5% 12 13,6%
IV : S. Martin-Temple 11 45,8% 19 29,7% 30 34,0%
V : S. Jacques de la Boucherie 2 8,35% 5 7,8% 7 8,0%
VI : S. Germain-S. Eustache 2 8,35% 8 12,5% 10 11,4%
Totaux 24 100% 64 100% 88 100%

Ces chiffres attestent d’abord que les deux groupes de contribuables habitaient dans les mêmes quartiers. De plus, les deux quartiers marqués par les plus fortes concentrations sont les mêmes : ceux qui se trouvaient hors la porte Saint Denis et autour des rues Saint Martin et du Temple, à l’intérieur des murs. Il s’en faut donc que nous puissions affirmer avec certitude que tous les contribuables dont le surnom évoquaient le métier des crépiniers exerçaient réellement cette profession. Toutefois, étant donné que tous ces contribuables habitaient dans les mêmes quartiers, il nous semble qu’ils appartenaient au même milieu socioprofessionnel. Ce milieu aurait donc été composé des crépiniers et de ceux dont le surnom tirait son origine du métier, en raison des rapports proches qui liaient les personnes ainsi nommées aux artisans, rapports qui étaient probablement de parenté.

Ayant résolu le problème méthodologique posé par les surnoms de métier, reprenons la question des rapports de voisinage. Nous avons constaté que les résidences et les biens des gantiers de laine, milieu qui appartenait à l’entourage de l’hôpital, étaient concentrés dans le quartier hors la porte Saint Denis, surtout dans la rue Saint Denis et la rue Guérin Boucel. 523 A travers la lecture du tableau 13 et du plan 8, nous percevons que ces rues se trouvaient dans l’un des deux quartiers où les membres du milieu des crépiniers étaient les plus nombreux : 20,5% des contribuables du milieu habitaient dans ce quartier. Etant donné l’importance des rapports de voisinage dans la sélection des bonnes femmes, l’imbrication topographique des milieux des gantiers et des crépiniers conforte les indices fournis par le compte de l’hôpital d’Etienne Haudry. Ainsi, il est probable qu’un certain nombre de crépinières devinrent des bonnes femmes de cette communauté.

Les rapports entre cet hôpital et les ouvrières de la soie sont confirmés par des indices relatifs à un groupe de femmes qui habitaient dans la rue du Four. 524 Les femmes furent désignées ainsi, d’après les registres de la taille : Ameline La Navette, fileresse de soie, béguine 525  ; Nicole, fileresse de soie ; sa fille, fileresse de soie ; Nicole de Troyes, ouvrière de soie ; Jeanne La Béguine ; Jeanne La Béguine, ouvrière de soie 526  ; Marie La Crespinière ; Jeanne La Maréchale, béguine.

A la lecture de cette liste, nous constatons qu’au moins cinq femmes qui habitaient la rue du Four tissaient ou filaient la soie. 527 A celles-ci nous pouvons probablement ajouter Marie La Crespinière : son surnom peut être interprété comme un indice de son métier puisqu’elle habite près d’autres femmes qui travaillaient dans la soierie. Il est indubitable que ces femmes appartenaient au réseau des « bonnes femmes. » D’abord, elles habitaient dans un quartier où bon nombre de résidents et propriétaires étaient des proches de l’hôpital. 528 L’une d’entre elles, Nicole De Troyes, avaient probablement des liens de parenté avec deux "bonnes femmes", Eveline et Marguerite de Troyes, dont la famille appartenaient au réseau de l’hôpital. 529 De plus, les dirigeants de l’institution possédaient de nombreux biens dans la rue même où ces femmes habitaient. 530 Plusieurs d’entre elles portent de surcroît la désignation « béguine » comme surnom ou comme identifiant, ce qui laisse penser qu’elles étaient d’une spiritualité proche de celle des « bonnes femmes. »

Autre élément qui conforte notre hypothèse : les fileresses de soie avaient des rapports proches avec les merciers, commerçants en vêtements de soie (ceintures, tissus, bordures, chapeaux et bourses). 531 Ces produits étaient vraisemblablement fabriqués de soie qui avaient été fournie par les merciers aux fileresses, qui ensuite filaient et tissaient la matière brute et rendaient le tissu ainsi travaillé aux merciers, moyennant un salaire. Une sentence prononcée par le prévôt de Paris en 1275 témoigne de cette relation. A cette occasion, les fileresses furent sommées, sous peine de banissement, de cesser certaines pratiques qui étaient préjudiciables aux intérêts des merciers : en effet, certaines parmi elles donnaient en gage, aux Lombards et aux Juifs, de la soie qui leur avait été confiée par les merciers pour filage et tissage. Elles rendaient ensuite aux merciers du tissu fabriqué d’une soie de qualité inférieure, qu’elles s’étaient procurée ailleurs. 532 A la lecture de ce texte, il est clair que les fileresses travaillaient pour les merciers.

D’autres indices confortent l’hypothèse d’un lien entre certains merciers et les « bonnes femmes. » L’une des familles appartenant au réseau de l’hôpital s’appelait « Le Mercier » et des membres de cette famille habitaient également dans la rue du Four et les autres rues du quartier situé au sud de Saint Eustache. 533 Une branche de la famille « de Dammartin », dont certains membres figuraient aussi parmi les bienfaiteurs de l’hôpital, appartenaient également au métier des merciers. 534 Ces rapports entre les merciers, les ouvrières de soie et l’hôpital Haudry attestent peut-être que la relation professionnelle entre les deux métiers revêtait un aspect caritatif : n’est-ce pas possible que certains merciers aient entretenu des rapports avec l’hôpital afin d’y placer leurs ouvrières âgées ?

Il existe des indices selon lesquels l’hôpital de Sainte Avoye acceptaient aussi des femmes qui travaillaient dans la soierie. L’hôpital se trouvait en effet près de la rue du Temple, du côté de la rue Geoffroy L’Angevin 535  ; la consultation du plan 8 et du tableau 13 démontre que le quartier où les crépiniers étaient les plus nombreux s’étendait justement depuis les environs de la rue du Temple, jusqu’à la rue Saint Martin, à l’intérieur des murs. De plus, l’un des règlements de l’hôpital laisse penser que certaines femmes savaient faire un travail semblable à celui des crépiniers. Ce règlement stipule que la secrétaire de la communauté devait recoudre ou faire recoudre les objets garnissant la chapelle et les reliquaires. 536 Cette description correspond donc aux « paveillons » fabriquées par les crépiniers, qui se présentaient comme des rideaux et étaient utilisés pour couvrir les autels et les reliquaires.

En raison de l’exiguïté de la taille moyenne payée par les artisans de la soie, ce qui les plaçait parmi les « menus », les bonnes femmes ayant exercé ce métier représentaient la partie la moins fortunée de la population artisanale. De plus, comme la grande majorité de ses ouvriers étaient des femmes, il est probable qu’elles n’exerçaient pas le métier de leurs maris. Comme nous avons déjà observé, cette divergence pouvait résulter du statut professionnel du mari : s’il n’était pas maître d’atelier, il aurait dû travailler hors du foyer, en tant que valet ou travailleur non-qualifié, ce qui aurait obligé sa femme à faire un travail différent du sien. Parmi les crépinières admises aux hôpitaux de bonnes femmes, se trouvaient donc des veuves du deuxième groupe décrit ci-dessus, celles qui auraient couru un réel risque d’indigence dans leur veuvage.

La référence concernant la vente de « laines » nous amène à la même conclusion.

Notes
517.

Voir supra, p. 11, n31 et LESPINASSE et BONNARDOT, op. cit., p. 72, n3.

518.

Voir infra, chapitre 3, p. 129-33.

519.

Nous avons emprunté cette classification des systèmes anthroponymiques à Caroline BOURLET ; voir Eadem, « L’anthroponymie à Paris … », op. cit., p. 16-18.

520.

Ibid., p. 11, 17-25.

521.

Des extraits des rôles de la Taille, énumérant les contribuables ainsi désignés et les rues où ils furent recensés, sont présentés dans l’annexe 4, ci-joint. Je remercie Caroline Bourlet de m’avoir fourni ces données, tirées de sa base de données numérique.

522.

Voir supra, p. 149-53.

523.

Voir supra, chapitre 3, p. 128-35 ; sur la localisation des rues voir le plan 7, chapitre 3, p. 130.

524.

Voici les références concernant ces femmes :

Ameline : 1296, fol. 7vo, 1298, fol. 102vo, 1299, fol. 164vo, 1300, fol. 243

Nicole, et sa fille : 1299, fol. 164

Nicole de Troyes : 1299, fol. 164, 1300, fol. 243, 1313, fol. 8vo

Jeanne La Béguine : 1300, fol. 243

Jeanne La Béguine, ouvrière de soie : 1299, fol. 164, 1300, fol. 243

Marie La Crespinière : 1299, fol. 164

Jeanne La Maréchale, béguine : 1296, fol. 7vo

525.

Ameline figure dans les registres de 1296, et de 1298-1300. Elle est désignée de manière différente selon l’année : « Ameline, fileresse de soie » en 1296 et 1298 et « Ameline La Navette, béguine en 1299 et 1300. Cependant, étant donné que le surnom qu’elle porte dans les deux dernières années évoque évidemment le métier qu’elle exerçait, il s’agit certainement de la même personne.

526.

Ces deux femmes, toutes les deux nommées « Jeanne La Béguine », sont des personnes différentes : elle sont recensées séparément en 1300.

527.

Les « ouvrières » de soie tissaient chez elles de la soie fournie par les maîtres du métier ; sur ces ouvrières, voir ARCHER, op. cit., p. 56-60.

528.

Voir supra, chapitre 3, p. 123-28.

529.

Voir supra, chapitre 3, tableau 9, p. 126, 134-35.

530.

Voir supra, chapitre 3, tableau 1, p. 97, Quartier "Saint Eustache."

531.

LESPINASSE et BONNARDOT, Livre des métiersop. cit., LXXVII-LXXVIII et p. 157-59.

532.

DEPPING, op. cit., p. 377-78 ; LESPINASSE, Métiers et corporations…op. cit., t. 2, p. 7-8.

533.

Voir supra, chapitre 3, tableau 9, p. 127.

534.

Voir supra, chapitre 3, p. 139.

535.

Voir supra, le Plan 8, p. 162.

536.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., no 27, p. 357.