Il n’est pas possible que cette mention témoigne de la vente de laine brute car aucune mention de dépenses relatives à l’élevage de moutons ne se trouvent dans les comptes. Au contraire, ceux-ci attestent que les terres appartenant à l’hôpital étaient consacrées à la culture de la vigne et des céréales. 537 En tout cas, la région parisienne n’était pas connue pour la production de laine brute. 538 Les laines vendues représenteraient donc le fruit des travaux textiles faits en amont du tissage : le cardage et le filage, tâches qui étaient assurées par des femmes. 539
Il est probable que les cardeuses, comme les autres corporations de la production textile à Paris, exerçaient leur activité sous la domination des tisserands. 540 Quant aux fileresses, nous pouvons supposer que leur dépendance vis-à-vis des maîtres de la production textile étaient d’autant plus nette qu’elles ne bénéficiaient pas d’organisation corporative. Telle était en effet la situation des fileresses de Florence, du Nord de la France et de la Flandre. 541 Dans ces régions-ci, les rapports entre fileresses et drapiers, qui dominaient la production aussi bien que la vente, 542 entraînaient toutefois un certain souci caritatif. Aussi les membres des grandes familles patriciennes participèrent-ils à la fondation des béguinages, dont certains étaient des centres textiles, qui permettaient aux femmes accueillies de travailler dans un environnement protégé. 543
Ainsi, les rapports entre les tisserands parisiens et l’hôpital d’Etienne Haudry confortent notre hypothèse. Au moins deux bonnes femmes étaient issues de ce milieu : Nicole, femme de Hémon Du Bois, tisserand, et Pernelle, femme de Jean Maujour. 544 De plus, certains bienfaiteurs de l’hôpital possédaient des biens dans la rue des Rosiers, l’une des rues du quartier textile. 545 A l’instar de leurs confrères du Nord, il semblerait donc que les tisserands parisiens aient usé de leur influence pour procurer des places dans l’hôpital à des fileresses ou à des cardeuses qui travaillaient pour eux.
Il se peut que les bonnes femmes d’autres communautés aient aussi travaillé dans la production lainière. Les fondations d’Agnès/André Marcel (rue de Paradis), de Jehan Roussel (porte Barbette) et du Béguinage (rue des Fauconniers) étaient situées tout près des emplacements de poulies, appareils qui servaient à tendre les draps. 546 De plus, les rues de Paradis et de la Porte Barbette débouchaient dans la vieille rue du Temple, axe principal du quartier des tisserands. 547
Les recherches sur les béguinages flamands ont montré la corrélation entre la fondation des grands béguinages du type « cour » et la présence d’une production textile fleurissante. 548 Ces institutions s’appelaient ainsi parce qu’elles étaient pourvues d’une cour centrale, dans laquelle était construite une résidence collective. La cour était entourée d’une enceinte, dont la façade intérieure longeait des maisons individuelles, qui étaient louées ou achetées par des béguines plus aisées. Les revenus immobiliers ainsi obtenus étaient affectés au soutien des béguines moins bien loties, qui résidaient dans le dortoir central et travaillaient, en général dans le service domestique ou dans l’industrie textile. 549
Le grand béguinage de Paris ressemblait aux « courts » du Nord et des Pays-Bas, tant par la diversité des femmes accueillies que par l’aménagement des résidences. 550 Tout comme les autres communautés de ce genre, le béguinage de Paris hébergeait probablement des femmes qui travaillaient dans la production textile. Cette hypothèse est confortée, et par la situation du béguinage par rapport au quartier textile, et par un incident relaté dans les Miracles de saint Louis. Selon ce récit, une femme nommée Alès Malachine, qui aurait été guérie d’une blessure grave après avoir visité le tombeau du saint, fréquentait le béguinage et y travaillait en tant que cardeuse de laine. 551 En raison de leur association au béguinage, il n’est pas exclu que certaines bonnes femmes de la rue des Fauconniers aient aussi travaillé dans la production lainière.
Les femmes travaillant dans ce domaine, comme dans la soierie, figuraient parmi les artisans les plus mal rémunérés. De 1297 à 1300, la taille moyenne des femmes désignées comme fileresses, « ouvrières » et « peigneuses » de laine étaient de 2 à 2,5 sous, chiffre qui les plaçait toutes parmi les « menus » qui payaient le minimum. 552 De plus, les femmes ainsi désignées n’étaient pas nombreuses. Seules 6 fileresses, 15 « ouvrières » et 6 « peigneurs » sont recensées, tandis que les rôles fiscaux signalent 446 tisserands, signe d’une production textile importante. 553 Les travaux sur la draperie du XIVe au XVIIIe siècles ont démontré qu’il fallait entre quatre et six fileresses pour alimenter le métier d’un tisserand. 554 On peut donc en déduire qu’au moins 1784 fileresses de laine travaillaient à Paris au début du XIVe siècle, dont la grande majorité n’étaient pas assujettie à la Taille, vraisemblablement parce que leurs moyens étaient trop limités.
Tout comme les crépinières, les bonnes femmes qui travaillaient dans la production lanière auraient donc été exposées à la précarité : elles exerçaient une activité professionnelle dominée par les femmes et mal rémunérée, conditions de travail qui se conforment à celles des femmes de valets et de travailleurs non-qualifiés. A ces bonnes femmes plutôt mal loties s’ajoutent les trois chambrières admises à l’hôpital d’Etienne Haudry à la suite de l’intervention de leurs employeurs. 555
L’ensemble des indices relatifs au milieu socio-économique des bonnes femmes laisse penser que leurs communautés accueillaient des veuves représentant les deux groupes décrits ci-dessus : femmes d’artisans moyens ou aisés, qui auraient pu survivre seules dans leur veuvage, grâce à un régime matrimonial qui tenait compte de leurs intérêts et à des règlements corporatifs qui leur permettaient de reprendre les ateliers de leurs maris ; et épouses de valets et de travailleurs non-qualifiés, femmes qui, faute de patrimoine immobilier et de travail bien rémunéré, auraient été exposées à de vraies difficultés dans leur veuvage.
Etant donné cette diversité, nous ne pouvons pas affirmer que, en qualifiant les « bonnes femmes » de « pauvres », les Parisiens parlaient d'une pauvreté matérielle. Pour les habitants de la capitale, la pauvreté des « bonnes femmes » était donc liée à leur besoin de protection et à l'humilité devant Dieu et mari qui constituait la qualité fondamentale de la femme mariée et de la veuve, d'après les sources littéraires et didactiques. La fondation des hôpitaux de bonnes femmes résulte donc d’une volonté d’aider des veuves qui, par leurs bonnes mœurs et par leur respect des sphères masculines et féminines, méritaient les aumônes qu’ils recevaient.
Ainsi, il se trouve que le recrutement des bonnes femmes tenait surtout à des critères moraux. La primauté de ces critères n’empêcha pas toutefois qu’un certain nombre de veuves susceptibles de connaître l’indigence se rendirent aux hôpitaux ; la respectabilité n’était pas l’apanage des riches. De plus, en jugeant de la réputation d'une femme, les Parisiens ne semblent pas avoir été complétement aveuglés par les images dérivées des œuvres littéraires. Les cas des « filles » qui se rendirent à l'hôpital Haudry en témoignent : il semblerait qu'on les ait estimées dignes d'être « bonnes femmes », bien qu'elles n'aient pas connu la vie conjugale. De même, la « bonne femme » désignée « Alice, femme séparée de Michel Charles »,556 ne correspondait pas non plus à l'image littéraire car tous les auteurs que nous avons évoqués affirmaient que les époux ne devaient jamais se quitter. Néanmoins, la préférence accordée aux veuves faisait sans doute entrave à beaucoup de femmes célibataires, qui étaient plus exposées à l'indigence que les veuves et, selon certains indices, très nombreuses dans les villes. Afin de mieux comprendre les graves conséquences de cette tendance à exclure les femmes célibataires, nous approfondirons nos propos concernant la condition de celles-ci dans la section suivante.
AN S 4633B, no 7 ; des depenses sont comptabilisées, relatives à la culture et à la récolte de blé et d’orge, au travail des vignes et aux vendanges.
FOURQUIN, Les campagnes…op. cit., p. 73.
Tous les contribuables désignés comme « fileuses » ou « peigneuses » de laine étaient des femmes ; voir ARCHER, op. cit., p. 315.
Cette domination a été affirmée par Caroline BOURLET, dans son intervention entitulée « Les poulies neuves du Temple », au Groupe de travail sur Paris au Moyen-Age, Institut de recherche et de l’histoire des textes, 21 avril 2000.
STELLA, La révolte…op. cit., p. 115-16 et Walter ENDREI, L’Evolution des techniques du filage et du tissage du Moyen Âge à la révolution industrielle, Paris, 1968, p. 128-32. Voir aussi G. DE POERCK, La draperie médiévale en Flandre et en Artois. Technique et terminologie, 1, La technique, Bruges, 1951 et A. DERVILLE, « Les draperies flamandes et artésiennes vers 1250-1350 », Revue du Nord, 1972, p. 357-61.
En revanche, les grands drapiers parisiens s’occupaient uniquement de la finition et de la vente ; ils se fournissaient en draps bruts, non pas dans la capitale mais par le biais de leurs contacts en Flandre, où le drap de la meilleure qualité était produite ; voir BOVE, « Vie et mort… », op. cit., p. 35.
Bernard Delmaire, Le diocèse d’Arras de 1093 au milieu du XIV e siècle, t. 1 (Arras, 1994), p. 324-332 et « Les béguines dans le Nord de la France au première siècle de leur existence (vers 1230-1350), » dans Les religieuses en France au XIII e siècle, dir. Michel Parisse (Nancy, 1985), p. 123 et suiv ; voir aussi Walter SIMONS, « The Beguine Movement in the Southern Low Coutries : A Reassessment, » Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, 59, 1989, p. 72-73.
Sur les indices concernant ces deux bonnes femmes, voir l’Annexe 3, DU BOIS, I, 3 et MAUJOUR, I. Le métier de Jean Maujour n’est pas précisé mais grâce à la réception de sa femme, ou de l’une de ses héritières, l’hôpital obtint trois maisons situés dans la rue des Rosiers. Dans cette même rue, située au cœur du quartier des tisserands, un tisserand nommé Robert Maujour est recensé. Sur les résidences des tisserands, nous nous référons encore à BOURLET, « Les poulies neuves… », op. cit.
Sur ces bienfaiteurs, voir supra, chapitre 3, p. 96.
BOURLET, « Les poulies neuves… », op. cit. Sur ces trois fondations, voir supra, chapitre 2. Les emplacements évoqués peuvent être repérés sur le plan 8.
Voir le plan 8.
SIMONS, op. cit., p. 72 ; voir aussi Ernest MCDONNELL, The Beguines and Beghards in Medieval Culture, with Special Emphasis on the Belgian Scene, New Brunswick, NJ, 1954, p. 82-85.
MCDONNELL, op. cit., p. 160-71 ; DELMAIRE, « Les béguines dans le Nord… », op. cit., p. 326-31 ; Idem, Le diocèse d’Arras…op. cit., p. 123-26 ; SIMONS, op. cit., p. 91-97.
LE GRAND, op. cit., p. 318-322.
Guillaume de SAINT PATHUS, Les miracles de Saint Louis, éd. Percival B. Fay, Paris, 1931, no 44, p. 135-137, cité d’après Sharon FARMER, « Down and Out … », op. cit., p. 93.
ARCHER, op. cit., p. 315.
Ibid., p. 114.
ENDREI, op. cit., p. 128-32.
Voir supra, chapitre 3, p. 105, 128, 138-39.
Voir supra, chapitre 3, p. 82 etl’Annexe 3, CHARLES, I.