La forte population de femmes seules dans certains milieux urbains était due à l’immigration. Ce phénomène est perceptible dès le XIVe siècle et marquait surtout les villes de l’Angleterre, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Ouest de la Scandinavie, et du Nord de la France. 557 Paris aussi connut une croissance démographique spectaculaire au XIIIe siècle, grâce à un fort taux d’immigration. A défaut de données quantifiables, certains anecdotes provenant des Miracles de Saint Louis de Guillaume de Saint Pathus laissent penser qu’une forte proportion de ces migrants étaient des femmes célibataires qui ne se marièrent jamais. 558
Confrontées à des perspectives d’emploi limitées, bon nombre de ces femmes complétaient leurs salaires par la prostitution, tout comme certaines veuves. 559 Leurs consciences morales heurtées par ce spectacle, les autorités ecclésiastiques et laïques établirent des maisons pour accueillir ces femmes, qualifiées de « filles-dieu » ou de « repenties. » Certes, nombre de communautés de ce type subirent une mutation dans leur recrutement et dans leur encadrement institutionnel, si bien qu’au fil des décennies ou des siècles elles cessaient de répondre à la mission originelle. Par exemple, les origines de l’abbaye de Saint-Antoine près de Paris, couvent de religieuses cisterciennes depuis le début du XIIIe siècle, remontent à la fondation par Foulques de Neuilly, vers la fin du siècle précédent, d’une maison destinée à l’accueil des prostituées. 560
Les faubourgs de la capitale abritaient une autre communauté similaire, signalée dès 1226, dont la fondation est attribuée à l’évêque de Paris, Guillaume d’Auvergne. 561 Appelé les « Filles Dieu », cet établissement bénéficia de la faveur de Saint Louis, qui en agrandit les bâtiments, augmenta le nombre de filles, et les dota d’une rente de 400 livres de Paris. L’une des sœurs de cet établissement, interrogée lors du procès de canonisation de Saint Louis vers 1300, confirma qu’elle avait été prostituée, ce qui conduit à penser qu’à cette époque la communauté restait toujours fidèle aux intentions des fondateurs. Or, en 1346 l’évêque de Paris effectua une réforme qui entraîna la diminution du nombre des sœurs de plus d’une centaine à 60, et l’institution d’une répartition fonctionnelle. Ainsi, 40 des Filles furent désignées sœurs de chœur, et chargées de s’occuper de la liturgie, tandis que la responsabilité d’effectuer le travail manuel tomba sur les autres. L’évolution de la communauté ne s’arrêta pas là, car en 1360 elle subit une fusion avec une autre institution, ce qui lui imposa l’administration d’un accueil de 12 lits destinés aux pauvres passants. Aussi est-il vraisemblable qu’au cours du XIVe siècle la communauté cessa de recruter les sœurs parmi les prostituées, le statut des femmes se rapprochant ainsi de celui des béguines et des sœurs hospitalières.
En acceptant de plus en plus de spécialisation et de hiérarchie au sein du personnel, aux dépens de la mission originelle, les Filles Dieu de Paris empruntèrent le même chemin que bien des autres institutions hospitalières. 562 Toutefois, afin d'assurer le soin des malades, il fallait sans doute qu'une partie du personnel de l'institution fût composée de femmes habituées au travail manuel. Or, ces femmes n’auraient probablement pas été issues des couches sociales aisées. Les réformes introduites par l’évêque attestent donc que celui-ci était conscient de la nécessité de maintenir des institutions capables de loger et de nourrir des femmes seules. 563
Quant aux communautés similaires fondées dans d’autres villes, certaines maintenaient l’accueil des prostituées alors que d’autres vinrent cibler une autre population. Les Filles Dieu de Rouen adoptèrent la règle de Saint Augustin au milieu du XIVe siècle. Désormais, les sœurs furent probablement recrutées parmi les familles artisanales et paysannes de la ville et de la région. 564 En revanche, les statuts des Repenties d’Avignon, promulgués en 1376, exigent que les filles accueillies soient bien des anciennes prostituées, et interdisent la réception de femmes mariées ou de religieuses d’autres couvents. 565 Les gouverneurs des Repenties de Montpellier prirent des dispositions similaires. 566
De même que l’accueil de repenties, la fondation de béguinages du type « court » aux Pays-Bas et dans le Nord de la France à partir du milieu du XIIIe siècle répondait à deux objectifs : protéger des femmes célibataires, mais aussi mettre fin à un spectacle que l’on considérait comme indécent. Ainsi, l’acte de fondation du béguinage de Sainte Elisabeth à Gand fait remarquer l’opprobre que les femmes connaissent lorsqu’elles sont obligées de mendier ; les fondateurs déclarent donc, comme motif de leur bienfaisance, le désir d’éviter aux femmes de connaître cette honte. 567 Les sources concernant le béguinage de Saint Trond attestent que, avant la fondation de la communauté, les béguines de la ville vivaient seules, soit de rentes, soit en mendiant près des églises. Après la fondation du béguinage, qui accueillirent les deux types de béguines, les références à cette mendicité disparurent. Le développement des « cours » traduirait donc la volonté des autorités laïques, en collaboration avec certains frères dominicains, d’encadrer les nombreuses femmes célibataires qui immigraient dans les villes pour chercher du travail. 568
Même les auteurs qui signalent le niveau social élevé des premières béguines admettent que le niveau social de ces femmes baissa aux XIVe et XVe siècles. Dès lors, la dimension caritative des communautés connut un fort développement. 569 Cette tendance se dessine dès la deuxième moitié du XIIIe siècle et transparaît dans les statuts des premières « courts », selon lesquels les béguines aisées devaient soutenir leurs sœurs moins fortunées. Conformément à ces injonctions, nombre de béguines intégraient dans leurs testaments des legs à l’intention de leurs sœurs pauvres. Des aumôneries destinées à porter secours aux béguines pauvres sont fondées à Bruges, dès 1300, ainsi qu’à Antwerp et à Bruxelles. Un recensement mené à Zoutleeuw en 1526 évoque, au sein du béguinage de la ville, un hôpital et une table du Saint Esprit, celle-ci ayant pour but la distribution d’aumônes aux béguines pauvres. 570
La fondation de béguinages aux Pays-Bas atteste donc que les autorités civiles et religieuses étaient conscientes de l’affluence de femmes seules dans les villes et de la nécessité d’aller à leur secours. Les « courts » de cette région furent conçues de façon que ces femmes fussent encadrées et soutenues grâce aux revenus contribués par les béguines aisées. Les communautés étaient ainsi plus ou moins autonomes, de sorte que leurs contacts avec les populations urbaines étaient limités, mesure destinée à protéger les béguines mais aussi à isoler un mouvement qui ne se conformait pas à l’ordre social et religieux. 571
Ainsi, les hôpitaux de bonnes femmes ressemblent aux béguinages et aux « filles-dieu » reformées dans la mesure où ils réunissaient des femmes de différents milieux sociaux. Cette diversité entraînait l’obligation, assumée par les femmes plus aisées, d’encadrer leurs sœurs moins fortunées. L’écho de ce principe se trouve dans les statuts de l’hôpital d’Etienne Haudry, selon lesquels il incombait à chaque femme d’aider ses sœurs selon ses moyens. 572 Poussés par des soucis d’ordre moral, les fondateurs des « courts » et des hôpitaux de bonnes femmes fournirent donc un abri à des femmes qui affrontaient de vraies difficultés matérielles. Seulement, dans l’entourage des bonnes femmes, ces soucis amenaient l’exclusion des femmes célibataires, pourtant fort menacées par l’indigence.
Ce phénomène s’inscrivait dans une tendance démographique selon laquelle les jeunes se mariaient rélativement tard, à partir de 23 ans pour les femmes et 26 ans pour les hommes, tandis qu’une forte proportion de la population, de 10 à 20 pour cent, ne se mariait jamais. Voir Pierre DESPORTES, « La population de Reims au XVe siècle d’après un dénombrement de 1422 », dans Le Moyen Age, t. 72, 1966, p. 486-87, 498, 501 ; John J. HAJNAL, « European Marriage Patterns in Perspective », dans Population in History : Essays in Historical Demography, éd. D. V. GLASS, D.E.C. EVERSLEY, Chicago, 1965, p. 101-43 ; Maryanne KOWALESKI, « Singlewomen in Medieval and Early Modern Europe. The Demographic Perspective », dans Singlewomen in the European Past, dir. J. Bennett et A. Froide (Philadelphia, 1999), p. 39-81; R. MOLS, Introduction à la démographie historique des villes d’Europe, t. 2 (La Louvaine, 1956), pp. 180-81; Charles PHYTHIAN-ADAMS, Desolation of a City : Coventry and the Urban Crisis of the Late Middle Ages, Cambridge, 1979, p. 91-92, 155, 201-03, 306-07. A en juger par l’exemple de l’Italie, ce phénomène ne semble pas avoir marqué les pays méditerranéens. Voir, par exemple, Henri BRESC, Un monde méditerranéan : économie et société en Sicile, 1300-1450, Rome, 1986, p. 77-81, 697-703 ; David HERLIHY et Christiane KLAPISCH-ZUBER, Les Toscans et leurs familles, une étude du catasto florentin de 1427, Paris, 1978.
FARMER, Surviving Poverty.…op. cit., p. 18-31.
Au sujet de la prostitution voir GONTHIER, op. cit., p. 64-65, ainsi que les ouvrages cités ci-dessus, n41.
Constance Berman, « Cistercian Nuns and the Development of the Order : The Abbey of Saint-Antoine-des-Champs outside Paris,” The Joy of Learning and the Love of God: Studies in Honour of Jean Leclerc, Kalamazoo, MI, 1995, p. 121-47.
Ce résumé de l’histoire des Filles Dieu est tiré de Léon LE GRAND, « Les maisons-dieu et léproseries du diocèse de Paris au milieu du XIVe siècle. » Mémoires de la société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 24, 1897, p. 250-258.
TOUATI, « Les groupes laïcs… », op. cit., p. 137-162.
D’après LE GRAND, « Les maisons-dieu… », op. cit., p. 255 le recrutement de la communauté aurait bien changé au cours du XIVe siècle, de sorte que les Filles devinrent effectivement des béguines. Cependant, les textes qu’il cite afin de soutenir cette hypothèse ne font allusion qu’à une ressemblance au plan réglementaire : les Filles Dieu ressemblent aux béguines dans la mesure où elles vivent dans un hôtel au lieu d’un couvent, ne vivent pas comme en réligion, peuvent partir pour se marier et ne font pas de profession. En revanche, ces textes ne comportent aucune référence aux origines sociales des Filles Dieu.
Fabienne Chaube, « Religieuses et action sur la société : les Filles-Dieu de Rouen aux XIIIe-XVe siècles » dans Les Religieuses dans le cloître et dans le monde, éd. Michel Parisse, Saint Etienne, 1994, p. 740-742.
P. Pansier, L’œuvre des Repenties d’Avignon du XIII e au XVIII e siècle. Paris, Avignon, 1910, p. 40-42
A.C. Germain, Statuts inédits des Repenties du couvent de Saint Gilles de Montpellier, Montpellier, 1862, Ch. I, no 5, ouvrage cité dans Chaube 1994, p. 742, n. 28.
Jean BETHUNE, éd. Cartulaire du béguinage de Sainte Elisabeth à Gand, Bruges, 1885, p. 73-74, no 106.
Sur la participation de frères dominicains à la fondation de béguinages, voir infra, chapitre 5, p. 199 et n49.
Jean-Claude SCHMITT, Mort d’une hérésie : l’église et les clercs face aux béguines et aux béghards du Rhin supérieur du XIV e au XV e siècle, Paris, 1978, p. 39 ; MCDONNELL, op. cit., p. 82, 573.
SIMONS, « The Beguine Mouvement… », op. cit., p. 93-95.
Ibid., p. 101 ; LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 318.
Ibid., p. 351, no 4 : « Item, que chacune aiant puissance aidera selonc la faculté aux autres aians nécessité, charitablement, de sa puissance. »