V. La vie commune : une intégration totale ?

Malgré cette lacune, il est clair que la population des hôpitaux de « bonnes femmes » présentait une certaine diversité socioéconomique. Cependant, nous ne pouvons en rester là dans notre réponse à la question de l’intégration et de l’exclusion qu’entraînait cette sociabilité d’où le terme « bonne femme » relevait. A en juger par les statuts des hôpitaux d’Etienne Haudry et de Sainte Avoye, des femmes d’artisans prospères auraient renoncé à une retraite confortable pour mener une vie commune fondée sur la pauvreté individuelle. Ainsi, ces femmes aisées auraient partagé la même vie commune que des femmes qui travaillaient dans la production textile et qui menaient de la sorte une vie beaucoup plus modeste. Si c’était le cas, ces « bonnes femmes » aisées feraient vraiment figure d’exception. Les femmes mûres attirées par une vie religieuse avaient en effet tendance à préférer des formes de vie susceptibles de leur accorder davantage de liberté et d’autonomie. Les domiciles privés mis à la disponibilité des béguines aisées ayant accepté de vivre dans des « cours » en fournissent une preuve.

Les rôles fiscaux du règne de Philippe le Bel recensent aussi un nombre non-négligeable de béguines indépendantes. Habitant loin du béguinage, ces femmes s’associaient souvent en petits groupes constitués d’une propriétaire de maison, veuve ou femme célibataire, poursuivant une forme de vie pénitentielle, qui par charité et par prudence hébergeait des femmes moins fortunées. De cette façon, elle épargnait à ses compagnes et à elle-même l’isolement et le danger physique qu’elles auraient dû affronter si elles vivaient toutes seules. 573

Certaines femmes riches de l’entourage de l’hôpital d’Etienne Haudry choisirent aussi de se rapprocher des communautés hospitalières sans renoncer à leur liberté personnelle. Ainsi, en 1344, Isabelle de la Mare, femme de Geoffroy de la Mare, fripier et bourgeois de Paris, donne aux bonnes femmes sa maison, située rue de la Mortellerie, à côté de l’hôpital, tout en gardant l’usufruit viager du bien, ce qui laisse penser qu’elle y vivait. 574 Ce don lui permettait de bénéficier de la proximité de l’hôpital, sans être assujettie aux contraintes de la vie commune. Malgré son appartenance à l’entourage des bonnes femmes, Agnès La Jouane, femme de Robert Jouan, aumussier et bourgeois de Paris, garda aussi une certaine distance vis-à-vis de la communauté. 575 Au lieu de participer à la vie commune partagée par les bonnes femmes, elle passa un contrat de retraite avec la Confrérie de Saint Jacques aux pèlerins, selon lequel elle vivrait dans l’hôpital de la confrérie avec sa chambrière. 576

A travers ces exemples, nous percevons que les femmes aisées ayant atteint l’âge adulte étaient susceptibles de choisir les modes de vie qui leur permettait de préserver leur indépendance. En allait-il de même pour les bonnes femmes ? Ou bien, partageaient-elles toutes, riches et pauvres, les mêmes conditions de vie ?

Les statuts de l’hôpital de Sainte Avoye affirment que chaque femme avait sa cellule individuelle, mais qu’elles prenaient leurs repas en commun. 577 Or, si une femme avait besoin d’une servante, elle pouvait en engager une, à condition d’obtenir la permission du gouverneur de la communauté. 578 Comme une servante aurait logiquement logé avec sa maîtresse, ce règlement laisse penser que certaines bonnes femmes vivaient dans des appartements plus spacieux. De plus, ces femmes durent disposer d’assez de biens pour payer un salaire modeste. En revanche, l’hôpital de Jean Roussel ne semble pas avoir été pourvu des assises nécessaires à une vie commune. Les femmes habitaient à deux dans des petites maisons et le fondateur s’engagea seulement à entretenir ces logements. 579 Il est donc vraisemblable que chacune des femmes devait se procurer de quoi se nourrir et s’habiller au moyen de rentes ou de travail. Ces dispositions n’écartent pas pourtant l’hypothèse d’une entraide informelle semblable à la pratique des béguines seules.

Quant à l’hôpital d’Etienne Haudry, les statuts de la communauté présentent une mesure d’ambiguïté. D’une part, la défense d’aliéner les biens apportés par une femme lors de sa réception est formelle ; ainsi, au moment où une femme intégra l’hôpital, l’institution devint son héritier. 580 Cependant, les ordonnances ne règlent pas la question de l’usage de ces biens propres pendant la vie des femmes qui les possédaient. Ce sont uniquement les biens donnés aux femmes après leur réception qui seront administrés par les fondateurs ou par le gouverneur qu’ils auront nommé. 581 Une dernière ordonnance enjoint aux femmes de jouir de leurs biens en commun, mais, à la différence des règlements précédents, les biens visés ne sont pas désignés en termes nets. La phrase exige simplement : « que tous telz biens, comme Dieu leur administrera, preignent en commun, liement, toutes les fois qu’il sera administré, et sans murmure. » 582 Comme on invoque le principe selon lequel tout bien est considéré comme un don accordé par Dieu, il semblerait que l’injonction englobe tous les biens possédés par les femmes. Cependant, cette référence à un idéal chrétien accorderait à l’ordonnance le caractère d’une recommandation à laquelle les femmes devaient s’astreindre, plutôt qu’une vraie contrainte.

Lorsque l’on étudie les documents de la pratique, cette même ambiguïté ressort. D’une part, en ce qui concerne le logement, il est clair qu’un certain nombre de femmes vivaient dans un dortoir car un legs testamentaire fait en 1324 par Bernard de Pailly, premier gouverneur de l’hôpital, y fait référence. Le testateur affecte une rente de 4 livres de Paris à l’achat et à l’entretien de deux lampes, dont l’une devrait être installée dans la chapelle, l’autre dans le dortoir devant les lits des femmes. 583 Cette résidence était située dans une maison que le fondateur avait fait construire sur une place qu’il avait achetée dans la rue de la Mortellerie, à côté d’une place possédée par Laurent le marinier. 584 Des documents postérieurs font allusion à un nouveau dortoir, bâti sur une place vide entre l’hôpital et la chapelle entre 1389 et 1397. 585

Etant donné que la fondation d’Etienne Haudry était un établissement hospitalier, on pourrait penser que ces dortoirs étaient simplement des espaces où on soignait les malades parmi les bonnes femmes. De fait, la direction de l’institution pourvut à une salle séparée où se reporterait une femme si elle tombait malade ou devenait infirme. La construction d’une infirmerie était envisagée dès 1380 et fut réalisée dès 1439. 586

Les mêmes documents qui font allusion à l’infirmerie confirment que l’habitation dans une résidence collective faisait partie des conditions de vie normales, mais aussi que d’autres formes de logement était disponibles. Ces actes sont effectivement des contrats de retraite, selon lesquels des veuves aisées viennent vivre chez les bonnes femmes sans pour autant être soumises ni aux statuts ni à la vie commune que partagent les autres femmes. Ainsi, en 1380 Eudeline La Bridelle, bourgeoise de Paris, reçoit le droit de dormir dans la chambre de la maîtresse, « ou au plus prez que l’en le pourra faire bonnement. » Ce contrat ajoute que si le projet de construire une infirmerie est réalisé, Eudeline aura le droit d’y vivre dans une chambre à elle seule. Les deux contrats postérieurs, concernant Isabelle la doyenne et Perrette de Nouy, veuve de Jehan de Nouy, marchand de bois et bourgeois de Paris, attribuent immédiatement des chambres privées à ces veuves, et précisent qu’elles ne devront pas dormir dans le dortoir avec les bonnes femmes. 587

Le contrat de Perrette est particulièrement instructif, car en apportant des détails concernant l’emplacement de son appartement, il confirme que l’hôpital disposait de l’espace nécessaire à l’accueil des femmes désirant vivre en chambres privées. A Perrette furent affectées trois pièces, dont la première était située au rez-de-chaussée à côté du réfectoire, vraisemblablement dans le corps de bâtiment originel, la deuxième au premier étage directement en dessus de la première, et la troisième dans l’hôtel des Connins. Ce dernier était en fait la maison possédée par Isabelle de la Mare, qu’elle avait donnée aux bonnes femmes en 1344, et qui était contiguë à l’hôpital. 588 Perrette reçut aussi le droit d’ouvrir un passage entre la chambre du rez-de-chaussée et celle de l’hôtel des Connins, ce qui lui permettrait d’accéder à la rue par cet hôtel-ci, au lieu de passer par l’hôpital. Il s’avère donc que l’hôpital possédait dès l’acquisition de l’hôtel des Connins au moins deux corps de maisons qui pourraient être liés par des voies de communication et qui contenaient des chambres individuelles. De plus, la construction du nouveau dortoir à la fin du XIVe siècle dut sans doute libérer plus d’espace pour l’aménagement de telles chambres. 589

Il s’avère donc que l’hôpital d’Etienne Haudry n’était pas aménagé de la même manière qu’un grand béguinage du type « court », avec grand bâtiment central, jardins, maisons détachées et enceinte. Au contraire, il s’agissait de plusieurs maisons contiguës, qui constituaient un espace uni, permettant des réaménagements en fonction des besoins des femmes y habitant à un moment donné. 590 Malgré cette différence de construction, il est clair que l’hôpital, tout comme les « cours », avait la capacité à accueillir des femmes aisées cherchant à préserver leur intimité et leur indépendance.

Néanmoins, il semblerait que la plupart des femmes aient vécu en dortoir. Si cela n’était pas le cas, il est peu probable que Perrette de Nouy et Isabelle la Doyenne se seraient donné la peine d’obtenir des garanties écrites afin de pouvoir vivre autrement. D’autres exemptions citées dans ces contrats nous mènent à croire que la vie des bonnes femmes était aussi stricte dans tous ses aspects. Ainsi, les trois veuves étaient autorisées à prendre leurs repas et à se faire soigner dans leurs chambres, plutôt que dans le réfectoire et dans l’infirmerie, comme les autres femmes. Elles auraient aussi le droit de sortir librement, sans demander congé à la maîtresse, et ne seraient obligées ni d’assister aux services qui se déroulaient dans la chapelle, ni de se déplacer pour régler les affaires de la communauté. De surcroît, elles tiendraient en plein droit tous les biens qu’elles n’avaient pas donné à l’hôpital pour payer leurs retraites, ce qui leur permettrait d’en faire des testaments ou des dons inter vivos.

Force est d’insister sur la crédibilité de ces documents en tant qu’indices sur la vie intérieure de l’hôpital. Il ne s’agit pas de statuts, documents normatifs dont l’application manifestait souvent un relâchement considérable, surtout dans les couvents féminins. 591 Ces contrats sont plutôt des actes de la pratique, qui, par leur précision vis-à-vis des obligations normales auxquelles les veuves intéressées ne seraient pas tenues, confirment la réalité de ces obligations. Il est donc vraisemblable que ces contrats répondaient à des conditions de vie effectives, sous lesquelles la plupart des femmes observaient une vie commune.

Les indices fournis par ces contrats sont confortés par certaines dépenses faites par le gouverneur de la communauté en 1353-1354 : 19, 2 sous pour 29 setiers et 5 minots et demie de blé ; 9, 8 sous et 11 deniers pour fèves ; 77 £, 6 sous, 6 deniers pour acheter et faire tuer des porcs ; 7 £ 14 sous pour harengs, 68 sous, 2 deniers pour épices et 100 sous, 2 oboles pour le transport de blé, d’avoine et de vin provenant des terres possédées par l’hôpital à Vitry. 592 Il est donc clair que, à cette date, les bonnes femmes tiraient au moins une partie de leur alimentation des revenus dérivés des biens communs de la communauté.

Mais depuis combien de temps cette vie commune existait-elle ? Les recettes de la communauté valaient 729 £, 14 sous et 3 deniers en 1354, mais la somme totale affectée à l’hôpital par son fondateur, entre 1305 et 1312, revint à moins de 100 £ parisis. 593 Les dons de Guillaume Le Béguin, Isabelle De La Mare, Marie La Gossequine et Etienne Haudry II, les plus grands bienfaiteurs de l’hôpital, accrurent considérablement le patrimoine de l’hôpital, mais seulement à partir de 1334. 594 Etant donné la modestie de l’allocation initiale et la croissance progressive de son patrimoine, il est fort possible que l’hôpital d’Etienne Haudry ait ressemblé en son début à la fondation de Jean Roussel : un simple logement, où résidaient seules des femmes qui fussent capables de vivre de leur rentes ou de leur travail.

Les indices concernant Marie La Maquerelle permet de confirmer que les premières bonnes femmes devaient disposer des moyens suffisants pour pourvoir à leurs propres besoins, à part le logement. L’une des premières maîtresses de l’hôpital, Marie s’y rend probablement vers 1318, date à laquelle l’hôpital obtient sa maison à l’Escole Saint Germain. 595 Les transactions immobilières que Marie opère avant sa réception attestent qu’elle prépare ce changement dans sa vie 596  ; en effet, 11 actes sur 13 sont antérieurs à 1318. Sur les 11 transactions du premier groupe, 9 concernent des achats ou des échanges, par lesquels Marie acquiert des rentes. Les deux autres actes traitent de la dot de Sedillon, fille de Marie, qui devient religieuse au monastère du Pont aux Dames. 597

A partir de 1318, une période de 8 ans découla, pendant laquelle Marie n’effectue aucune modification de son patrimoine. Puis, en 1326, elle vend deux rentes et l’année suivante elle fait son testament. Il semble donc que dans les années avant 1318 elle vive seule, gérant ses biens elle-même et acquérant les rentes qui lui permettront de vivre dans l’hôpital, alors peu fortuné. Grâce à ces biens, ses nécessités sont assurées durant sa résidence à l’hôpital, pendant laquelle elle n’effectue aucune opération immobilière. La reprise de ces transactions marque enfin ses préparations à la mort. Ainsi, Marie lègue tous ses biens à l’hôpital en 1327, don qui vaut au moins 11 £ de rente. 598

Marie n’était pas la seule bonne femme à bénéficier de rentes à titre individuel pendant sa résidence à l’hôpital. Ainsi, Agnès La Cirière fait un bail à rente d’une valeur de 40 sous en 1320, date à laquelle elle est déjà rendue à l’hôpital. En 1332, elle donne ce bien à l’hôpital. 599 Nous avons déjà évoqué le legs testamentaire de Jeanne Haudry, selon lequel Jeanne et Ermengon La Chapelière doit recevoir chacune une rente de 20 sous, à condition de ne jamais quitter la communauté. 600 Deux bienfaiteurs de la communauté, Agnès La Harchière et Thomas De Saint Benoît, donnèrent à l’hôpital des rentes de 40 et de 60 sous, pourvu que leurs chambrières fussent reçues comme bonnes femmes et qu’elles possédassent les rentes à titre usufructuaire jusqu’à leurs décès. 601 Un acte daté de 1373 atteste que Pernelle De Laître, déjà une bonne femme, achète une rente de 4 £, qu’elle donnera à l’hôpital 3 ans plus tard. 602 Avant 1372, Pierre Chagrin, prêtre, donne une rente de 32 sous à Jacqueline De Compiègne, qui est une bonne femme depuis 1349 603  ; en 1375, Raoul Le Peure fait de même, léguant à Philippe De Banneville, maîtresse des bonnes femmes, une rente de 4 £. 604

Comment interpréter ces données ? Etant donné que certains dirigeants de la communauté figurent parmi les personnes ayant donné des biens à des femmes particulières, il semble que l’ordonnance relative à la jouissance des biens en commun n’ait pas été interprétée comme une interdiction de posséder des biens propres. L’ordonnance serait donc une injonction selon laquelle les femmes qui possédaient plus que les autres devaient partager ce qu’elles avaient avec celles qui en avaient moins, comme les béguines aisées devaient faire des aumônes au profit de leurs sœurs moins fortunées. Dans tous les cas, une rente de 4 £ correspondait à une annuité moins généreuse qu’un salaire de 6 deniers par jour, la rémunération d’une servante domestique hébergée. 605 Par conséquent, à en juger par les documents qui subsistent, les rentes possédées par ces femmes ne leur auraient pas procuré une vie beaucoup plus luxueuse que celle des autres.

On peut toutefois douter de ce jugement car seuls les biens possédés par des bonnes femmes et ensuite repris par l’hôpital nous sont connus. Si certaines bonnes femmes avaient aliéné de leurs biens, si bien qu’ils n’étaient jamais rentrés dans la possession de l’hôpital, nous n’en aurions aucune connaissance. Une réforme amorcée par les échevins à partir de 1370 et menée à terme par les aumôniers royaux laisse penser que, pendant la période antérieure, des biens considérables échappèrent à la communauté. 606

C’est à partir de 1370 que s’instaure une surveillance plus attentive des transactions opérées par les femmes après leur réception. A l’exception de Marie La Maquerelle, les exemples invoqués ci-dessus attestent en effet que, avant cette date, les mentions de ces biens sont très clairsemées. Ainsi, pour chaque femme concernée, nous ne constatons qu’un ou deux actes concernant un seul bien possédé par elle pendant sa résidence dans la communauté. En revanche, après le changement du gouvernement de l’hôpital, les dossiers relatifs à plusieurs femmes regroupent de nombreux actes concernant divers biens, comme en témoigne le tableau dressé ci-dessus :

Tableau 14 : Transactions immobilières des bonnes femmes, à partir de 1370
Nom Date de première
mention
Nombre
d’actes
Valeur totale
des biens
Période d’activité
DE LA ROE, Martinette 1397 5 40 £, 18 sous
5 deniers
1398-1412
DE NAMUR, Alice 1380 4 5 £, 6 sous 1393-1396
DE PARFONTAINE, Jeanne  1371 10 29 £, 9 sous 1371-1403
LA DALONNE, Jeanne 1387 10 18 £ 1387-1417
MALETTE, Sainteron 1389 2 6 £, 3 sous 1398-1407

Dans chaque ligne de ce tableau nous avons fourni les renseignements suivants : le nom de la femme ; la date à laquelle elle est désignée pour la première fois comme une bonne femme ; le nombre d’actes fonciers auxquels elle participe ; la valeur des biens dont ces actes traitent ; et la période pendant laquelle les actes furent réalisés. C’est le dossier de Jeanne De Parfontaine qui laisse penser que la réforme en question fut amorcée sous le gouvernement des échevins, car 7 transactions sur les 10 qui la concernent sont datées avant la reprise de la communauté par l’aumônier royal. Il est toutefois clair que la tendance ne s’affirme qu’après 1382. Désormais, nous constatons une nette progression, et du nombre d’actes concernant les transactions immobilières opérées par des femmes individuelles après leur réception, et de la valeur totale des biens qui font l’objet de ces actes. Cette progression semblerait être le signe d’un effort mené par les aumôniers pour imposer aux femmes des contrôles plus contraignants sur leur liberté de disposer de leurs biens propres.

La conservation d’un nouveau type de document conforte cette hypothèse. En effet, le registre de l’hôpital comporte une quinzaine de lettres de réception, qui datent de 1387 à 1423. 608 L’apparition de ces lettres coïncide donc avec l’instauration d’un suivi plus attentif des biens des bonnes femmes. De plus, les femmes ayant fait rédiger ces lettres sont dans certains cas les mêmes qui sont évoquées dans le tableau 14 : Jeanne De Parfontaine, Jeanne La Dalonne et Martinette De La Roe. A celles-ci s’ajoutent Jeanne De Laigny, Plaisance Du Bois, Guillaumette La Tonnelière, Jeanne La Morelle, Marguerite De Huy, Jeanne Magotte, Margot La Godouine, Jeanne La Championne, Margot La Vaillande et Jeanne La Moinelle. Chaque lettre déclare que la femme en question fait don de tous ses biens à l’hôpital, tout en gardant ces revenus en usufruit viager. Ces actes constituent donc des attestations, selon lesquelles les femmes acceptent que l’hôpital soit leur héritier, ainsi que les statuts l’exigent. Cette correspondance entre les termes de ces lettres et ceux du deuxième statut laisse penser que les aumôniers mirent en place cette pratique afin de remédier à un défaut d’obéissance aux ordonnances. Il semble donc que pendant la période antérieure certaines femmes aient aliéné leurs biens propres au lieu de les laisser à la communauté.

Un troisième élément de coïncidence étaie cette théorie : la reprise sous forme écrite des premiers statuts advient entre 1389 et 1397, 609 au moment de la mise en place du dispositif de surveillance qui semble être destiné à renforcer ces ordonnances. A celles-ci s’ajoutent de nouveaux statuts qui visent à instaurer une meilleure gestion des biens et des archives de l’hôpital. 610

A travers toutes ces mesures, on perçoit la volonté des nouveaux administrateurs de l’hôpital à prévenir la perte de revenus, dont l’une des causes fondamentales était probablement l’aliénation des biens propres des femmes. Il se révèle donc que les statuts permettaient aux bonnes femmes de bénéficier de leurs revenus privés après leur réception à condition de céder leurs droits à ces biens à l’hôpital. Les actes fonciers attestent que la certaines bonnes femmes bénéficièrent des avantages de cette ordonnance, tandis que d’autres indices nous mènent à conclure que certaines ne respectèrent pas ses contraintes. Ainsi, elles semblent avoir gardé leurs biens en plein droit, si bien qu’elles les vendirent ou donnèrent à des personnes n’appartenant pas à la communauté, au lieu d’en partager les fruits avec leurs sœurs moins fortunées.

Que faisaient-elles de ces revenus qu’elles gardaient pour elles ? Après tout, l’hôpital disposait d’un logement commun et, dès 1350, possédait un patrimoine considérable, qui semble avoir fourni les assises nécessaires à une vraie vie commune. Néanmoins, il semble difficile de croire que des femmes qui gardaient pour elles des biens privés importants n’aient joui ni de l’espace privé ni de l’intimité dans leurs activités quotidiennes qui leur auraient permis de profiter de ces revenus. A travers les contrats de retraite étudiés dans ce chapitre, nous avons décelé l’existence au sein de l’hôpital de logements adaptés aux goûts des femmes aisées. Il est donc raisonnable de considérer les indices concernant les logements et les biens comme des signes d’un clivage entre les deux groupes des femmes que nous avons décrits dans la première partie de ce chapitre. Ainsi, certaines femmes, logiquement les plus aisées, celles qui possédaient des biens propres, auraient logé en chambres ou en appartements privés, alors que les autres, d’origine plus humble, auraient vécu en dortoir.

Au sein de la communauté de l’hôpital se dessine donc un groupe privilégié : les veuves d’artisans aisés ou moyens, qui vivaient de rentes et ne partageaient pas nécessairement la vie commune sous tous ses aspects. Tout comme la majorité des femmes aisées qui cherchaient à mener une vie religieuse à l’âge adulte, ces bonnes femmes intégrèrent une communauté sous des conditions qui leur permettaient de préserver une mesure de leur indépendance et de leur statut antérieur.

Notes
573.

FARMER, « Down and Out… », op. cit., p. 365-67.

574.

AN L 1043, no 30.

575.

Sur Agnès et son mari, voir supra, chapitre 3, p. 36-39.

576.

Paris, Archives de l’Assistance Publique, Fonds de l’hôpital St-Jacques, 2e chartrier, no 454.

577.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 355-56, nos 18-20.

578.

Ibid., p. 357, no 29.

579.

Voir supra, chapitre 2.

580.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 350, no 2 : « Item, que toutes les choses qu’elles auront, qu’elles ne les puissent despartir, en leur vie n’après leur mort, fors à celles de l’ostel, se ce n’estoit du congié dudit sire Estienne et Jehenne sa femme, ou de la voulenté de celui qui sera ordonné pour eulx, et que l’ostel et les femmes seront leurs hoirs. »

581.

Ibid., p. 351, no 3 : « Item, que ledit Estienne et Jehanne, sa femme, ou ceulx ou celui qui leur plaira à ordonner, soient administrateurs et départeurs des biens qui leurs seront laissiés ou donnés en lais ou en leurs propres mains, ou en la borce, ou en quelconques qutre manière que ce soit, et tout aussi tost comme ilz auront receu ou petit ou grant, que franchement ilz mettent en la main d’icelui qui administrera ou nom desdiz sire Estienne Haudry et Jehanne sa femme. »

582.

Ibid., p. 351, no 8.

583.

AN S *4634, fol. 35 (m).

584.

AN S 4632, dossier no 14 : Vidimus de la prévôté de Paris fait en 1310 d’un amortissement du bien accordé à Haudry par Philippe le Bel en 1303. C’est vraisemblablement cette maison qui s’appelle « l’hôpital des bonnes femmes » dans un acte fait en 1306, selon lequel Haudry et sa femme achète la place adjacente, possédée par Laurent le marinier (AN L 1043, no 17, 20.)

585.

L’emplacement de cette terre est décrit d’abord dans l’acte de fondation de la chapelle (AN L 1043, n° 20), fait en 1306. A cette époque son propriétaire est nommé Guillaume Potier. L’hôpital achète la place en 1331 (AN S *4634, fol. 119 (fff) des héritiers de Potier, et Guillaume le béguin, frère du premier gouverneur de l’hôpital, acquiert la rente de 22 sous y perçue au moyen d’un échange (Ibid., fol. 118v (aaa). Un inventaire des amortissements obtenus par l’hôpital précise que l’objet de cet échange était le dégrèvement du terrain ; voir AN S 4632, dossier n° 14, 2e livret en papier (début XVIIIe siècle.)

Concernant la date à laquelle la construction du nouveau dortoir fut réalisée, les statuts de l’hôpital font allusion « au dortoir nouvellement ordonné dans la maison neuve » de la communauté ; voir LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 353, no 23. Ces règlements sont promulgués pendant le mandat du gouverneur Pierre d’Ailly, de 1389 à 1397.

586.

Le contrat de retraite d’Eudeline la bridelle fait référence à cette construction proposée (AN 4630, dossier no 9 (28 mai 1380, non-coté) ; l’acte au moyen duquel une autre veuve, Isabelle la doyenne, se met en retraite chez les bonnes femmes précise qu’elle ne sera pas obligée de se faire soigner dans l’infirmerie dans le cas où elle tomberait malade (AN S 4629, dossier no 5 (7 juillet 1439, non-coté), ce qui suggère que l’hôpital a la capacité à séparer les malades dès cette date.

587.

Celui de Perrette de Nouy est coté AN S 4625, dossier no 3 (1 janvier 1474).

588.

Voir ci-dessus, p. 177.

589.

Voir ci-dessus, p. 178.

590.

Cette facilité d’aménagement, résultat d’une construction légère et d’une séparation imprécise entre une maison et les structures avoinantes, était un trait saillant des maisons parisiennes de l’époque ; voir Simone ROUX, « Modèles et pratiques en histoire urbaine médiévale : l’espace parisien à la fin du Moyen-Age », dans Histoire, économie et société, t. 13, no 4, 1994, p. 423.

591.

Penelope JOHNSON, Equal in Monastic Profession: Religious Women in Medieval France.Chicago: University of Chicago Press, 1989, pp. 18-27, 107-112; Paulette L’Hermite-Leclercq Le monachisme féminin dans la société de son temps: le monastère de La Celle (xi e -début du xvi e siècle.) Paris: Éditions Cujas,1989, pp. 243-52; Michel Parisse, Les nonnes au moyen-âge. Le Puy: Bonneton, 1983, pp. 106-108, 206-214.

592.

AN S *4633B, no 7.

593.

Voir infra, chapitre 5, p. 194-95.

594.

C’est la date à laquelle Guillaume lègue tous ses biens à l’hôpital. Les autres dons interviennent postérieurement : vers 1344 (Isabelle), 1349 (Etienne) et 1350 (Marie) ; sur tous ces dons et les bienfaiteurs, voir Ibid., p. 19-23, 26-27, 38-40.

595.

Un extrait résumant deux actes datés de 1317 et 1318 atteste que les bonnes femmes sont en possession d’une rente annuelle de 100 sous perçue sur la demeure en question (voir Annexe.) Comme Marie était la propriétaire de la maison et que l’hôpital devait normalement s’approprier tous les biens d’une femme lors de sa réception, il est probable que l’hôpital acquit la rente sur la maison de Marie grâce à la réception de celle-ci. Aucun acte ne précise qui a fait le bail qui aurait constitué la rente. Il semblerait, soit que Marie ait fait un bail à son nom et qu’elle ait ensuite donné la rente ainsi créée à l’hôpital, soit qu’elle ait donné la maison à l’hôpital et que celui-ci ait ensuite fait un bail, sans en préserver une trace écrite.

596.

Sur ces transactions, voir l’Annexe 3, LA MAQUERELLE, I, 2.

597.

Pont-de-Couilly. C’était un couvent cistercien, fondé en 1226 par Hugues, seigneur de Crécy-en-Brie.

598.

AN S*4634 f. 37v (z) ; sur la valeur de ce don, voir infra, chapitre 5, tableau 17, p. 223.

599.

Ibid., fol. 9r (kk), 122r (xxx).

600.

AN L 1043, no 24 (1309.)

601.

Voir supra, chapitre 3, p. 16, 20.

602.

AN S *4634, fol. 144vo, i ; 115, dd.

603.

AN L 655, no 5 ; c’est au 25 mai 1349 que Jacqueline figure parmi les femmes représentant l’hôpital devant le tribunal du Châtelet (AN S 68, no 9.)

604.

Ibid., fol. 37, u.

605.

Voir supra, p. 146.

606.

Faute d’héritiers, Denis Haudry, petit-fils du fondateur, cède le gouvernement de l’hôpital aux échevins vers 1367. Puis, cette responsabilité est reprise par l’aumonier royal en 1382, à la suite de la suppression de l’échevinage ; voir infra, chapitre 2, p. 70 et chapitre 5, p. 199-200.

607.

Sur les références concernant toutes les transactions évoquées dans ce tableau, voir l’Annexe 3, dans les rubriques correpondant aux surnoms des femmes mentionnées.

608.

AN S *4634, fol. 166-168.

609.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 335, 349.

610.

Voir infra, chapitre 6, p. 263-64.