Dans les pages suivantes, nous proposons de reprendre l’une des questions principales soulevées par l’étude lexicale que nous avons entreprise dans le premier chapitre : quels étaient les devoirs spirituels qui incombaient aux « bonnes femmes » de Paris en raison des rapports qu’elles avaient noués avec leur entourage. Deux observations permettent de déduire l’existence de ces devoirs. D’une part, selon les auteurs des œuvres didactiques et littéraires, la « bonne femme » est responsable du salut de son mari et de ses enfants, responsabilité qui est aussi soulignée par bon nombre d’auteurs du IXe au XIIIe siècles. Aussi l’épouse devait-elle inciter son mari à se montrer généreux envers les religieux et les pauvres, tandis que la veuve était encouragée à entreprendre elle-même une vie religieuse ou à se consacrer à la bienfaisance, afin d’œuvrer pour le salut de son mari. D’autre part, les indices relatifs aux hôpitaux de « bonnes femmes » de Paris attestent que celles-ci étaient considérées comme des pauvres. Dès lors, elles étaient obligées de prier pour les âmes de leurs bienfaiteurs.
Cependant, à la différence des femmes évoquées dans les œuvres littéraires et didactiques, les résidentes des communautés parisiennes obtenaient la reconnaissance de leur statut de « bonnes femmes », non seulement en raison de leur réputation, mais aussi en vertu de leur appartenance à ces communautés. De plus, une femme accédait à ces communautés grâce à un réseau fondé non seulement sur la parenté de sang, mais aussi sur le voisinage et les liens professionnels. Comme les secours que ces hôpitaux fournissaient aux « bonnes femmes » passaient par ces réseaux de parenté étendue, nous pouvons supposer que la contrepartie de ces secours, à savoir les devoirs spirituels de la « bonne femme », concernaient non seulement la famille nucléaire, mais aussi tous les membres de ces réseaux.
La lecture des actes de donation concernant l’hôpital d’Etienne Haudry semble d’emblée conforter cette idée. Ces donateurs étaient en effet des proches de l’hôpital que nous avons déjà évoqués : Etienne Haudry, ses femmes et ses fils, bien sûr, mais aussi des membres du milieu artisanal, tels qu’Isabelle de la Mare, Bernard de Pailly et Guillaume le béguin.611 Cependant, il se trouve que les bénéficiaires de ces donations étaient souvent les chapelains des "bonnes femmes", qui devaient récompenser les donateurs en célébrant des messes dans la chapelle de l'hôpital. Ce constat suscite donc des doutes concernant la valeur que les bienfaiteurs de l'hôpital accordait aux suffrages des "bonnes femmes."
Depuis que Saint Augustin avait justifié le soin des morts par les vivants en arguant de la tradition de l'Eglise, les autorités ecclésiastiques reconnaissaient que les prières, ainsi que les aumônes et l'eucharistie, pouvaient soulager les âmes des morts attendant la Résurrection.612 Cependant, comme les travaux de Jacques Chiffoleau et Michel Lauwers l'ont montré, la demande de messes devint la forme de suffrage à laquelle les fidèles eurent recours de préférence à la fin du Moyen Age. Selon ces deux auteurs, cette prédilection est à mettre en relation avec l'idée de la mort de soi, notion qui s'affirma à la suite d'une longue évolution qui concernaient à la fois les acteurs et les oeuvres que l'on estimait susceptibles de soulager les défunts.613
Tout en affirmant que seules les trois oeuvres evoquées ci-dessus étaient utiles à cette fin, les autorités ecclésiastiques laissèrent aux familles la tâche de s'occuper des morts, selon les traditions locales. Puis, à partir de l'époque carolingienne, et surtout à la suite de la réforme engagée par Rome au XIe siècle, les institutions ecclésiastiques et particulièrement les monastères s'approprièrent ce rôle. Toutefois, la commémoration des morts, assurée par les religieux et perfectionnée surtout à Cluny, n'effaça pas le rôle de la famille. La commémoration de l'âme d'un défunt était en effet maintenue par ses descendants, qui étaient chargés de renouveler les donations faites par leurs ancêtres au profit des monastères, moyennant les prières des religieux. Cependant, à partir du XIIIe siècle, des changements bouleversants ébranlèrent ce système. La pratique testamentaire, la théologie du Purgatoire, l'urbanisation, la guerre et la Peste mettaient l'individu seul devant la mort. Désormais, les mourants délaissèrent les œuvres ancestrales pour s'occuper uniquement de leur propre salut en multipliant les messes d'intercession célébrées à l'anniversaire de leur mort, voire plus fréquemment.
Bien qu’ils affirment la thèse selon laquelle ces comportements étaient liés à l'idée de la mort du soi, MM Chiffoleau et Lauwers reconnaissent que de nouveaux groupes, tels que les frères et soeurs hospitaliers, les confréries, voire toute la communauté urbaine, se subsituaient aux religieux et à la famille pour s'occuper des morts.614 Ainsi, la façon dont les individus entremêlaient la messe et les œuvres collectives destinées à soulager leur âme dans l’au-delà est un sujet qu’il conviendrait de creuser.
Les rites funéraires de la fin du Moyen-Age laissent penser aussi que l’association entre la mort, sa famille et son milieu ne s’estompa pas, du moins lorsqu’il s’agissait d’entretenir la mémoire terrestre des défunts. Depuis l’époque mérovingienne, les familles royales et nobiliaires élurent leurs lieux de sépulture dans certains monastères, de façon à mettre en scène l’association entre leur pouvoir terrestre et les pouvoirs celestes.615 A l’époque seigneuriale, les lignages aristocratiques emboîtèrent le pas à leurs prédécesseurs.616 L’établissement et l’entretien de ces lieux de mémoire familiaux furent également des pratiques courantes dans le patriciat parisien aux XIIIe et XIVe siècles.617 Dans les rites funéraires de la noblesse de la fin du Moyen-Age, toutes les moyens étaient mis en œuvre pour souligner la pureté du lignage du défunt.618 En dressant leurs testaments, les parlementaires intégraient des legs destinés aussi à assurer que leur héritiers allaient suivre un parcours professionnel similaire au leur, afin d’entretenir leur mémoire dans les milieux où ils avaient fait leur carrière.619 Il est donc clair que la famille et les autres groupes qui encadraient la vie des individus restèrent à la fin du Moyen-Age les gardiens de la mémoire terrestre des défunts.
L’objet de l’analyse que nous mènerons dans les pages suivantes est donc de répondre à deux questions : face à l’engouement pour la messe que l’on a constaté, quel rôle les « bonnes femmes » jouaient-elles dans les dispositions prises par leurs bienfaiteurs pour s’occuper à la fois de leur âme et de leur mémoire terrestre et à quel point les rapports entre les femmes et leurs bienfaiteurs déterminaient-ils ce rôle ? Dans la première partie, nous examinerons les comportements des fondateurs, afin de comprendre comment ils intégrèrent la messe et les prières des "bonnes femmes" dans les stratégies qu'ils adoptèrent pour atteindre ces deux objectifs. Nous essayerons aussi de comprendre quels étaient les facteurs qui amenèrent les fondateurs à privilégier la messe ou les aumônes. Ensuite, dans la deuxième partie du chapitre, nous étudierons les donations des bienfaiteurs de l'hôpital d'Etienne Haudry qui n'appartenaient pas à la famille du fondateur. L'objectif de cette étude sera d'approfondir notre compréhension, et de la manière dont les "bonnes femmes" prenaient en charge le salut de leurs proches, et de l'ancrage de cette responsabilité dans les rapports qui liaient les "bonnes femmes" aux membres de leur entourage.
Les donations de ces bienfaiteurs seront traitées en détail au cours de ce chapitre, références à l’appui.
Michel LAUWERS, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen-Age (diocèse de Liège, XI e -XIII e siècles), Paris, 1997, p. 77-79 ; Jean-Loup LEMAÎTRE, Mourir à Saint-Martial. La commémoration des morts et les obituaires à Saint-Martial de Limoges du XI e au XIII e siècle, Paris, 1989, p. 25-27.
Jacques CHIFFOLEAU, La comptabilité de l’au-delà : les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen-Age (vers 1320-vers 1480), Rome, 1980, p. 302-54 ; LAUWERS, Mémoire des ancêtres…op. cit., p. 121-376 ; Idem, « Dicunt vivorum beneficia nichil prodesse defunctis. Histoire d’un thème polémique (XIe-XIIe siècles », dans ZERNER, éd., op. cit., p. 172-78.
LAUWERS, Mémoire des ancêtres… op. cit., p. 462-72.
La littérature sur ce sujet et immense et ne cesse de s’accroître. Voir, par exemple, P. PERIN, « La tombe de Clovis », Media in Francia. Recueil de mélanges offerts à Karl Ferdinand Werner, Paris, 1989 ; A. DIERKENS, « Autour de la tombe de Charlemagne. Considérations sur les sépultures et les funérailles des souverains carolingiens et des membres de leur famille », Id., J.M. SANSTERRE, éd., Le souverain à Byzance et en Occident, du VIII e au X e siècle, Bruxelles, 1991 ; J.L. NELSON, « Carolingian royal funerals », F. THEUWS, J.L. NELSON, Rituals of Power. From Late Antiquity to the Early Middle Ages, Leiden-Boston-Cologne, 2000 ; Régine LE JAN, Famille et pouvoir dans le monde franc (VII e -X e siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 50-52 ; Colette BEAUNE, « Les sanctuaires royaux, de Saint Denis à Saint-Michel et Saint-Léonard », dans Les Lieux de Mémoire, t. II, La Nation, dir. Pierre NORA, Paris, 1984, p. 57-87.
Georges DUBY, « Le lignage », dans Lieux de mémoire…op. cit., p. 31-55 ; LAUWERS, op. cit., p. 294-300.
BOVE, «Espace, piété et parenté… », op. cit.,p. 273-74.
Colette BEAUNE, « Mourir noblement à la fin du Moyen-Age », dans La mort au Moyen-Age. Colloque de l’Association des historiens médiévistes français, 1975, Strasbourg, 1977, p. 125-43.
Danielle COURTEMANCHE, Œuvrer pour la postérité. Les testaments parisiens des gens du roi au début du XV e siècle, Paris, 1991, p. 67-74.