Etienne Haudry

Les actions du fondateur de l’hôpital de « bonnes femmes » près de la Grève donnent certainement l’impression que son souci principal n’étaient pas les femmes elles-même, mais plutôt la chapelle située à côté de leur hôtel. De 1306 à 1313 Haudry affecte 63 livres parisis de rente à l’entretien de la chapelle et de ses chapelains, ainsi qu’une somme de 400 livres en espèces à l’achat d’une maison où les chapelains seraient hébergés. En contrepartie, les chapelains doivent célébrer deux messes chaque jour pour l'âme du fondateur et celle de sa femme. 621

En essayant d’assurer l’indépendance de sa fondation par rapport à l’église paroissiale de Saint-Jean-en-Grève, Haudry se heurte à l’opposition de l’abbaye de Bec-Hellouin, détentrice des droits paroissiaux. Il a gain de cause en faisant appel à l’arbitrage de l’évêque de Paris, qui lui donne permission d’élever un clocher et accorde à lui et à ses héritiers le droit de nommer les bénéficiers de sa chapelle. 622 Haudry désigne sa chapelle comme lieu de sépulture pour lui-même et pour sa femme et y fait inhumer le corps de Gilles, son fils aîné, antérieurement enterré au cimetière de l’église de Saint-Jean-en-Grève. 623

Afin d’intensifier l’éclat de ce monument à sa famille, il réussit même à engager l’intervention du Pape. Selon une bulle de Clément V, qui confirmait la fondation de la chapelle, l’évêque de Paris devrait poser la première pierre de l’édifice et prononcer une prière de bénédiction lors de la cérémonie inaugurale. Haudry prend même des dispositions dans le cas où l’évêque se montrerait réfractaire à cette obligation : une sorte de comité de surveillance, composé de l’abbé de Saint Denis, le prieur de Saint-Martin-des-Champs et le doyen de l’église de Saint Aignan d’Orléans, devra contraindre le prélat à remplir ses engagements envers la chapelle. 624

A en juger par les messes quotidiennes que le fondateur commanda par legs testamentaire, ses actions semblent obéir à la logique individualiste que nous avons évoquée. Cependant, les autres aspects de sa fondation—la construction d'une chapelle, l'inhumation de son fils et les droits de patronage réservés à ses descendants—montrent clairement que, dans son esprit, le sort de son âme et sa mémoire terrestre étaient clairement entre les mains de sa famille, qu'il concevait vraisemblablement comme un lignage.

La construction de chapelles privées, comme la construction de sépultures familiales, fut inaugurée par les membres de la famille royale et par les nobles. Ces monuments sont à mettre en rapport avec une nouvelle conception de la famille aristocratique qui se mit en place du Xe au XIIe siècles. D’après cette conception lignagère, le pouvoir de la famille dérivait des gestes d’un ancêtre illustre et s’appuyait sur la transmission d’un patrimoine et d’un honneur de père en fils en ligne directe. 625 La construction d’un tombeau familial, qui entraînait souvent le déplacement des corps des parents décédés pour qu’ils soient inhumés au lieu de sépulture familiale, servait à renforcer cette conception lignagère. En adoptant ces comportements nobiliaires et royaux, Haudry et les autres membres du patriciat parisien réclamaient donc une place à côté des lignages les plus illustres du royaume. 626 Cependant, les dispositions prises par Haudry pour lier ses descendants à sa fondation étaient probablement plus qu'une mise en scène : les avantages concrets d'une postérité qui veillait aux fondations de ses ancêtres transparaîssent à travers l'histoire d'une fondation similaire à celle d'Etienne Haudry.

En 1316, Imbert de Lyon, bourgeois de Paris, fonde un hôpital et une chapelle situés hors la porte Saint Denis près du couvent des Filles-Dieu. La nouvelle fondation est affectée à l’accueil des « pauvres du Christ. » Comme Etienne Haudry, Imbert établit un bénéfice pour un chapelain qui était chargé de célébrer une messe de Requiem par jour pour les âmes des bienfaiteurs de l’hôpital. De plus, le fondateur obtient que ses héritiers aient le droit de nommer les titulaires de cet office. 627 Par la suite, la fondation tombe victime d’un détournement : en 1360 un héritier du fondateur porte plainte devant l’évêque de Paris contre les gouverneurs et administrateurs de l’hôpital. Ceux-ci, selon les termes de cette plainte, se sont emparés des biens qui auraient dû être affectés à l’accueil des pauvres, une situation qui menace l’âme du fondateur et celles de ses héritiers. 628

Au même moment, les Filles-Dieu interviennent auprès de l’évêque afin de faire rétablir leur communauté. Leur couvent, situé entre les murs de la ville et Montmartre, avait en effet été détruit sur l’ordre des échevins, de peur que les ennemis de la ville ne l’investissent. 629 S’apercevant d’une opportunité de régler les deux affaires, l’évêque installe les religieuses dans l’hôpital d’Imbert et les dote des biens appartenant à la fondation, y compris la chapelle. En contrepartie, elles devront reprendre la mission de l’hôpital, en entretenant 12 lits destinés à l’accueil des pauvres et en assurant la célébration des offices commémoratifs établis par Imbert. 630 Grâce à l’intervention de son héritier, la perpétuité des messes qu’Imbert avait demandées fut donc assurée. Etant donné cette fonction de surveillance, il est probable qu’en nouant des liens entre ses descendants et sa chapelle, Haudry entendait sauvegarder les bénéfices spirituels qu’il escomptait en tirer.

Il est donc clair qu'en construisant une chapelle familiale, Haudry cherchait à assurer le salut de son âme, à consacrer son ascension sociale et à transmettre celle-ci à ses descendants. Cependant, s'il accordait tant d'importance à la messe et à sa postérité, la question se pose, de savoir quelle place il réservait aux "bonnes femmes" dans ses dispositions.

Contrairement à la fondation et à la construction de la chapelle, l’organisation de l’hôpital laissa peu de traces dans les sources. Puisque Haudry ne fit pas rédiger d’acte de fondation pour l’hôpital, nous n’avons pas de témoignages directs concernant l’institution qu’il concevait. Il lui semblait suffisant de communiquer verbalement ses intentions car ce fut sous cette forme que les statuts originels de l’hôpital furent préservés jusque vers 1389-1397, date à laquelle l’aumônier royal Pierre D’Ailly les reprit sous forme écrite en y ajoutant des ordonnances nouvelles. 631 Nous savons toutefois que la communauté naquit entre 1305, date à laquelle Etienne achète un terrain vide situé à côté de la maison où les bonnes femmes s’installeront, 632 et 1306, date de l’acte concernant la fondation des chapellenies. Cet acte précise en effet que la chapelle est située à côté de l’hôpital, dans la rue de la Mortellerie. 633 Le don par Philippe le Bel d’une rente à la chapelle cette même année confirme l’emplacement de l’hôpital. 634

Le testament du fondateur, rédigé en 1313, reste imprécis concernant le recrutement des femmes, les qualifiant simplement de « pauvres »635 C’est plutôt le testament de sa première femme, Jeanne, antérieur de trois ans à celui de son époux, qui déclare que les résidentes de l’hôpital étaient bien des « veuves pauvres. » 636 Il faut attendre l’acte de 1344 selon lequel Isabelle De La Mare, une bienfaitrice de l’hôpital, fonda une chapellenie pour apprendre que la population de l’hôpital devait se limiter à 32 femmes. 637 Cependant, un extrait du testament de Guillaume Le Béguin atteste que la communauté était dans un premier temps destinée à en accueillir 30 ; en effet, Guillaume légue tous ses biens à l’hôpital en 1335, à condition que deux places supplémentaires soient créées. 638 Le nombre « 32 », évoqué par Isabelle, représente donc la population de l’hôpital à la suite de l’intervention de Guillaume.

Malgré l'obscurité qui entoure ses intentions concernant l'accueil que son hôpital doit fournir, Haudry ne manque pas de pourvoir à son entretien. Selon une lettre royale datée au premier mai 1305, il obtient avec sa femme l’amortissement de 94 livres de rente annuelle qu’ils perçoivent sur les revenus du prévôt de Paris, afin de fonder une chapelle et un hôpital. 639 Conformément à la fondation par Haudry des deux chapellenies, 640 le roi ordonne ensuite que les deux chapelains soient mis en saisine d’une fraction des biens perçus sur la prévôté d’une valeur de 40 livres de rente annuelle. 641 Le compte présenté par le gouverneur de l'hôpital en 1354, affirme que Haudry avait bien affecté les autres 54 £ de rente aux bonnes femmes. 642 Outre cette allocation non-négligeable, Haudry enrichit le patrimoine de l’hôpital par diverses donations, dont deux legs testamentaires d’une valeur de 12 £ de rente annuelle, 643 et deux donations, chacune de 8 livres de rente annuelle, perçues sur des maisons situées dans la rue aux Fèves et à l’angle de la Place de Grève. 644 Ayant affecté des ressources d’une valeur de 82 livres de rente annuelle à son hôpital, Haudry n’était donc pas inconscient du besoin de le fonder sur une base financière solide. Etant donné qu’il établit cette base au cours d’une dizaine d’années, il ne considérait pas en revanche qu’une action immédiate, à part l’affectation d’une maison aux bonnes femmes, était nécessaire au démarrage de l’institution.

« La fondation » de l’hôpital ne se situe donc pas dans un seul moment, mais elle se déroula pendant plusieurs décennies grâce à l’intervention de multiples bienfaiteurs. Ce développement gradué est un trait que cette fondation a en commun avec beaucoup d’établissements similaires. En effet, les plus anciens actes relatifs aux nombreux hôpitaux fondés au xiie-xiiie siècles sont souvent des actes de donation, effectués à des moments où les communautés existaient déjà depuis une durée indéterminée. Tandis qu’une communauté réclamait souvent un bienfaiteur particulier comme fondateur, en réalité elle avait subi des évolutions ou des mutations fondamentales par suite des interventions de plusieurs « fondateurs. »

Deux exemples parisiens éclairent ce phénomène. Nous avons déjà évoqué la fondation, par l’évêque Foulques de Neuilly, d’une communauté hospitalière composée de prostituées et d’usuriers repentis, située à l’est de la capitale. 645 Au cours des premières décennies du XIIIe siècle, cette institution fut transformée par les successeurs de Foulques en couvent cistercien, au nom de Saint Antoine près de Paris. Autre exemple : les Filles-Dieu de Paris. Grâce aux donations généreuses que le roi saint Louis leur fit, les Filles Dieu de Paris prétendaient toujours être une institution royale, alors que c’est Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, qui fonda leur maison. 646 De surcroît, le nombre de Filles, le montant des subventions dont elles bénéficiaient, leur mission, l’emplacement de leur couvent et leur recrutement subirent tous des changements importants entre 1300 et 1360. 647 L'encadrement institutionnel assez flou de l’hôpital d’Haudry était donc un phénomène qui marquait bon nombre d’institutions hospitalières dont les origines remontaient aux siècles précédents, où le mouvement hospitalier connaissait sa grande floraison. Par conséquent ce trait ne doit pas être interprété comme un signe de l’indifférence du fondateur.

Ce caractère flou est peut-être dû à la manière dont ces communautés furent constituées. Inspiré par l’idéal de la pauvreté évangélique, le personnel des premiers hôpitaux fut composé de laïcs et de clercs qui réunirent leurs biens afin d’inaugurer une vie commune et de soigner les pauvres et les malades. 648 En raison des ressources tirées de la contribution du personnel, il se peut que ces établissements aient pu fonctionner dans un premier temps sans l’aide d’un bienfaiteur ou d’un « fondateur » extérieur.

On constate cette même autonomie initiale dans la vague de fondations de couvents féminins aux Pays-Bas, en Rhénanie et dans le Nord de la France au XIIIe siècle. Ces groupes semblent avoir été fondés sur l’initiative des femmes elles-mêmes, très souvent des filles de famille bourgeoise, qui voulurent vivre en communauté selon les principes évangéliques. 649 Ainsi, les ressources des femmes en question, issues des milieux aisés, étant vraisemblablement suffisantes à court terme pour assurer leur vie commune, ces communautés ne furent donc pas soumises à un encadrement institutionnel dans leur première phase. Au fur et à mesure, ces groupes furent pris en charge, soit par les ordres religieux, cistercien ou dominicain, soit de façon moins formelle par des évêques ou par des couvents masculins agissant sans obtenir l’aval de leur ordre. Les communautés de femmes en question devinrent ainsi des monastères ou, dans le cas des groupes organisés hors du cadre des ordres religieux, des béguinages. 650

Il est donc vraisemblable qu’un hôpital ou un béguinage pouvait subsister de façon autonome en son début, ce qui peut expliquer la raison pour laquelle Haudry se permit de consacrer si peu de ressources à son hôpital au départ. Comme certaines bonnes femmes disposaient de ressources considérables, Haudry ne dut pas apporter énormément de biens pour assurer leur existence à court terme. Il suffisait de fournir à ces femmes un hôtel et des rentes modestes, pour qu’elles puissent vivre ensemble, et soutenir d'autres femmes moins riches qu'elles. Il se peut donc que « l'hôpital » d'Haudry ait ressemblé, du temps de son fondateur, aux maisons de « bonnes femmes » et de béguines qui ne furent jamais dotées de patrimoine commun. 651

La fondation de l’hôpital n’exigea donc qu’un minimum d’intervention pour assurer son existence dans un premier temps. En revanche, les messes anniversaires et quotidiennes ne pouvaient pas se célébrer toutes seules et la chapelle, qui empiétait sur les droits d’autres églises, n’aurait pas pu être réalisée si le fondateur n’avait pas mis en œuvre des moyens spécifiques. La fondation d’une chapelle était donc une entreprise bien différente de la constitution d’une communauté hospitalière. Il n’est donc pas surprenant que la fondation de la chapelle ait laissé plus de traces dans les archives que celle de l’hôpital.

Il n’en est pas moins vrai qu’Haudry exprime avec concision ses attentes concernant les bénéfices précis qu’il espère tirer de la fondation de l’hôpital. Selon le témoignage de Pierre d’Ailly, les femmes devaient dire, du temps d’Etienne Haudry, le « Pater noster » trois fois par jour pour le salut des âmes des fondateurs et deux fois par jour pour celles de leurs bienfaiteurs. 652 Il est donc clair que le fondateur escomptait bénéficier des suffrages des « pauvres » qui trouvaient un abri dans l’institution qu’il avait fondée. De plus, la fondation d’un hôpital lui permettait de réclamer une place, pour lui et ses descendants, parmi les grands de la terre, auxquels il incombait de porter secours aux pauvres. 653 Ainsi, la dimension caritative de la fondation d’Haudry servait sans doute les mêmes objectifs que sa chapelle : assurer le salut et la mémoire terrestre du fondateur et de sa famille. Nous pouvons donc en conclure qu’Haudry envisageait que chaque élément du dispositif allait compléter l’autre. En revanche, les descendants du fondateur allaient manifester une préférence pour la chapelle ou l’hôpital.

Notes
621.

Ibid., no 20, 25.

622.

Ibid., no 18.

623.

BOVE, « Espace, piété, parenté… », op. cit.,p. 272 et AN L 1043, no 19.

624.

AN S *4634, fol. 2.

625.

Georges DUBY, « Le lignage », dans Les lieux de mémoire, t. 2, La Nation, dir. Pierre Nora, Paris, 1984, p. 31-55.

626.

BOVE, «Espace, piété et parenté… », op. cit., p. 273-74.

627.

AN L 1053, no 16.

628.

Ibid., no 21.

629.

Ibid., no 17.

630.

Ibid., no 21.

631.

Sur les statuts de l’hôpital, voir supra, chapitre 2 et infra, chapitre 6.

632.

AN L 1043, no 17

633.

Ibid., nos 18, 20.

634.

AN S 4632A, dossier no 14, (avril 1310, non-coté). Cette pièce est un vidimus de la prévôté de Paris, comportant plusieurs actes enchâssés, dont le don de 1306.

635.

AN L 1043, no 25.

636.

Ibid., no 24.

637.

Ibid., no 30.

638.

AN S *4634, fol. 36-36v (rr).

639.

AN L 1043, no 21 ; l’acte en question est un « vidimus » du prévôt de Paris comportant les extraits de deux lettres royales.

640.

Voir, supra, p. 192..

641.

AN L 1043, no 21, septembre 1306.

642.

AN S 4633B, no 7.

643.

AN L 1043, no 25.

644.

AN S *4634, fol. 120v (nnn). La moitié de la première rente fut échangée avec l’abbaye de Porrois en 1315 contre 4 livres de rente sur un chantier contigu à l’hôpital dont les bonnes femmes étaient propriétaires (Ibid., fol. 113v (n). L’autre rente de 8 livres perçue sur la maison faisant l’angle de la Grève fit l’objet d’un contentieux entre l’hôpital et le propriétaire. Selon une décision prononcée par le tribunal du Châtelet en 1324, les femmes eurent gain de cause (Ibid., fol. 118 (zz), mais il semble qu’elles ne soient pas parvenues à forcer le propriétaire à payer, car la rente ne figure dans aucun document postérieur, y compris les comptes.

645.

Voir chapitre 4, p. 171.

646.

Voir chapitre 4, p. 172.

647.

Léon LE GRAND, « Les maisons-dieu et léproseries du diocèse de Paris au milieu du XIVe siècle. » Mémoires de la société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 24, 1897, p. 250-255.

648.

Daniel LE BLEVEC, « Une institution d’assistance en pays rhodanien : les frères pontifes », Charité et Assistance, (Cahiers de Fanjeaux, t. 13, 1978), p. 87-98 ; F.-O. Touati, “Un dossier à rouvrir : l’assistance au Moyen-Âge,” 121 e congrés national des sociétés historiques ou scientifiques, Nice 1996, p. 29-31.

649.

MCDONNELL, op. cit., p. 334-38.

650.

DELMAIRE, Le diocèse d’Arrasop. cit., p. 317-38 ; MCDONNELL, op. cit., p. 101 et suiv.

651.

Voir supra, chapitre 2, p. 73.

652.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 351, no 9.

653.

Sur les hôpitaux comme représentations du pouvoir des fondateurs, voir supra, chapitre 2…