Les héritiers

Jean Haudry, deuxième fils du fondateur, hérita de l’hôpital en raison de la mort prématurée de Gilles, son aîné. 654 Encore plus que son père, Jean semble avoir envisagé pour les bonnes femmes un rôle essentiellement symbolique dans le dispositif qu’il mit en place à l’approche de la mort. En 1326, il affecte 42 livres de rente à la fondation de deux bénéfices supplémentaires dans la chapelle de son père. Moyennant ces revenus, les chapelains qui en étaient les titulaires devaient célébrer une messe de Requiem chaque jour pour le fondateur et ses amis et deux anniversaires, pour Jean et pour sa femme. 655 En comparaison, sa générosité à l’égard des bonnes femmes paraît très limitée : elles ne reçoivent que 50 sous de rente et ce don n’est accompagné d’aucune demande de suffrages. Cette parcimonie, signifie-t-elle que le fils du fondateur accordait peu d’importance aux bonnes femmes ?

En 1326, Jean nomme Pierre de la Palu, prieur des Jacobins de Paris et maître en théologie, comme gouverneur de la chapelle et de l’hôpital. Pierre s’engage aussi à intervenir auprès de l’évêque de Paris pour que celui-ci accorde à Jean et à ses descendants le droit de nommer les titulaires aux deux chapellenies supplémentaires. 656 Cette intervention se solde par un échec, mais la nomination de Pierre est très révélatrice. Elle signale d’abord que Jean partageait les ambitions lignagères de son père et atteste aussi que la dimension cartitative de la fondation obéissait à la logique sociale que nous avons exposée ci-dessus.

En tant que prieur des Jacobins, Pierre était impliqué dans l’administration du béguinage de Paris. Bien que les frères prêcheurs ne semblent pas avoir collaboré avec Louis IX, fondateur du béguinage, les successeurs du roi saint les engagèrent à y exercer une fonction de contrôle. Ainsi, la maîtresse devait choisir les « anciennes béguines », qui l’aidaient dans l’exercice de ses responsabilités, en consultation avec le prieur des Jacobins. Celui-ci était aussi chargé de conseiller la maîtresse dans son administration de la communauté. 657 Au titre de sa fonction de prieur, Pierre de la Palu se chargea de rédiger une nouvelle version des statuts du béguinage de Paris, en collaboration avec la maîtresse de la communauté. Promulguée en 1327 et confirmée à plusieurs reprises par des rois successifs, cette rédaction suivit l’enquête sur l’orthodoxie des béguines qui avait été effectuée à Paris comme ailleurs, conformément aux Décrets Clémentins. 658

Etant donné le rôle que Pierre joua dans la réforme du béguinage, les motifs qui poussèrent Jean à le nommer à la direction de son hôpital ne semblent pas difficiles à comprendre. Cette action rappelle en effet la collaboration entre les autorités laïques et les Dominicains dans la surveillance des béguines, non seulement à Paris, mais aussi aux Pays-Bas et dans le Nord de la France. 659 En engageant le prieur des Jacobins de Paris à administrer son hôpital, le comportement de Jean se conforme donc à celui d’un roi ou d’un comte, ce qui fait de sa nomination de Pierre un geste très significatif : cette nomination tenait, au moins en partie, à un désir d’affirmer l’ascension sociale héritée de son père.

Denis Haudry, fils de Jean, intervint très peu dans les affaires de l’hôpital. En 1365, il reçoit 100 livres de rente appartenant à l’hôpital de Raoul Le Peure, procureur des bonnes femmes. 660 De son côté, il s’engage à donner aux « bonnes femmes » des biens d’une valeur équivalente dans un délai de dix ans. En attendant, l’hôpital garde les biens que Denis doit recevoir. Le but de cet échange était probablement de permettre à l’hôpital de continuer à profiter de revenus non-amortis ; en effet, les communautés religieuses et hospitalières ne pouvaient pas acquérir un bien immobilier à titre permanent, à moins d’obtenir un amortissement du seigneur qui possédait la terre où le bien était situé. L’amortissement, qui se payait cher, servait d’indemnisation au seigneur, qui ne pouvait percevoir certains droits sur les biens situés dans sa censive si les titulaires étaient des institutions. Afin de protéger ces droits, la coutume de la région parisienne prévoyait que le seigneur pouvait rentrer en possession de ces biens non-amortis au bout de dix ans. 661

En vertu de l’échange évoqué, Denis possédait les biens en question à titre personnel, ce qui les protégait des seigneurs fonciers en question, l’évêque et le roi, tout en permettant aux bonnes femmes d’en jouir de l’usufruit. Du fait de cet épisode, il est clair que Denis prêtait son concours à la gestion des biens de l’hôpital. Cependant, dès lors qu’il s’était aperçu qu’il ne pouvait pas confier sa mémoire et son salut au lignage, l’hôpital ne l’intéressait plus ; en effet, Denis dut se rendre compte qu’il n’aurait pas d’héritiers en ligne directe. Par conséquent, dès 1367, il avait remis ses droits de gouvernement et de patronage au prévôt des marchands et aux échevins de la ville. 662 Le lien entre sa famille et l’hôpital étant coupé, il ne fonda aucun office dans la chapelle. Ces indices laissent penser que Denis, comme son père, ne reconnaissait pas l’efficacité des suffrages des « bonnes femmes. »

Les comportements d’Haudry et de ses héritiers masculins en ligne directe semblent donc suivre une logique selon laquelle le devoir d’entretenir les œuvres du défunt et ainsi assurer sa mémoire et son salut, était en premier lieu à la charge des descendants. A en juger par leur manque de générosité à l’égard de leurs protégées, Jean et Denis, fils et petit-fils d’Etienne Haudry, semblent avoir estimé moins que leur prédécesseur les bénéfices qu’ils pouvaient tirer des aumônes faits à l’égard des « bonnes femmes. » Pourtant, pour eux comme pour Etienne, L’hôpital faisait sans doute partie d’un ensemble de représentations qui servaient à avancer les prétentions lignagères du fondateur. Ainsi, les bonnes femmes avaient bien une fonction car, grâce à elles, Haudry et ses fils pouvaient revendiquer un statut similaire à celui des nobles qu’ils côtoyaient, en remplissant les devoirs caritatifs qui incombaient aux riches et aux puissants. En revanche, les offices destinés à soulager les âmes du fondateur et de son fils dans l’au-delà étaient confiés à des chapelains et garantis par le lignage. Lorsque le lignage s’éteignit, les liens entre l’hôpital et la famille furent rompus. Aussi le rôle des bonnes femmes semble-t-il avoir été secondaire. Les autres membres de la famille, partageaient-ils cette conception de la fonction des « bonnes femmes » ?

Notes
654.

Dans un acte daté de 1322, concernant un échange de rentes possédées par l’hôpital, Jean agit comme « patron » des bonnes femmes (AN S *4634, fol. 76 (xx.)

655.

AN L 414, no 9.

656.

Ibid., no 11.

657.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 323-25.

658.

MCDONNELL, op. cit., 1954, p. 536-540 ; LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 318.

659.

Les dernières recherches effectuées au sujet de ces institutions ont démontré que les Dominicains participèrent à la fondation de béguinages du type « court » à Gand (Sainte Elisabeth), Bruges (Wijngaard), Douai (Champfleury), Lille (Sainte Elisabeth), Aalst, Tongeren, Aarschot, Herentals, et éventuellement à Valenciennes, Antwerp, Zoutleeuw et Ypres (SIMONS, « Beguine Communities… », op. cit., p. 87-89 et Idem, Cities of Ladies…op. cit., p. 113 et 210 n156. Etant donné les interdictions de ce genre d’activité qui furent proclamées par les chapitres généraux et provinciaux de l’Ordre Dominicain à l’époque où les courts furent fondées, il est vraisemblable que la collaboration des Dominicains dans ces fondations eut lieu à l’initiative de prieurs ou de frères individuels, de manière à ne pas engager la responsabilité de l’ordre. Au sujet de ces interdictions, voir Nicole BÉRIOU « La prédication au béguinage de Paris pendant l’année liturgique 1272-1273 » Recherches augustiniennes 13, 1978, p. 163.

660.

AN S *4634, fol. 163-163vo (f.)

661.

OLIVIER-MARTIN, op. cit., t. 1, pp. 425-31

662.

AN L 1043, no 32. Cet acte est un « vidimus » du Châtelet de la lettre royale par laquelle Charles VI confia le gouvernement de l’hôpital à son aumônier. En expliquant les motifs de cette décision, le roi rappela que l’héritier du fondateur avait donné l’institution aux échevins parce qu’il n’avait pas d’enfants. Sur ces transferts d’autorité, voir supra, chapitre 2, p. 70.