Les femmes du fondateur

Il est indéniable que Jeanne Haudry, première femme du fondateur, est plus généreuse envers les bonnes femmes que son mari. D’abord, les 94 livres de rente dont Etienne et Jeanne dotent l’hôpital et la chapelle proviennent des acquêts du couple et des biens propres de Jeanne. 663 Aussi confirme-t-elle son approbation de cette dotation, à la fin de son testament. 664 Ses legs testamentaires sont aussi plus généreux envers les bonnes femmes que ceux de son mari : Jeanne leur donne une rente de 40 livres parisis perçue sur le Trésor royal et lègue une rente de 40 sous parisis à deux bonnes femmes, Jeanne et Ermengon La Chapelière, à raison de 20 sous à chacune. De plus, elle transfère aux bonnes femmes un petit fief qu’elle avait acheté. Situé dans la Cité, ce fief ne rapporte que 23 sous de cens en 1353-54. 665 Cependant, du fait de l’association que l’on faisait à l’époque, entre la possession de fiefs et la noblesse, la valeur symbolique de ce legs n’est pas négligeable. 666

Etant donné la générosité de ces dons, nous pouvons supposer que Jeanne accordait plus d’importance que son mari à ses rapports avec les bonnes femmes et aux bénéfices spirituels qu’elle escomptait en tirer : rappelons-nous qu’Etienne ne lègue que douze livres de rente à l’hôpital et aux bonnes femmes. De plus, les legs faits aux deux femmes particulières laissent déduire que Jeanne connaissait personnellement les bénéficiaires. Jeanne et Ermengon La Chapelière sont en effet évoquées parmi d’autres proches de la testatrice qui bénéficient de legs : ses sœurs, qui sont moniales du prieuré fontevriste de Fontaine, près de Meaux, et du couvent cistercien d’Eaux-lès-Chartres, ainsi que certains membres de son entourage domestique. 667

Il se peut que cette différence entre les comportements de Jeanne et ceux de son mari ne tienne pas aux qualités particulières des époux. Nous avons en effet vu que, selon les textes didactiques diffusés à l’époque, la femme devait s’adonner aux œuvres charitables pour assurer le salut de son mari et de sa famille. 668 De plus, certaines études, s’appuyant sur des testaments, ont démontré que les femmes consacraient une plus grande part de leur patrimoine aux aumônes que les hommes. A cette différence quantitative s’ajoutait une différence qualitative : les femmes donnaient davantage aux individus, le plus souvent à leurs proches, préférence qui dérivait des responsabilités domestiques de l’épouse. En revanche, les hommes avaient tendance à réserver leur générosité aux institutions. 669

La relative indifférence qu’Etienne semble ressentir envers les bonnes femmes elles-même ne tenait donc pas à un trait de comportement personnel. Au contraire, son comportement se conforme à une norme culturelle : comme tous les hommes de son temps, Etienne considérait que la charité, surtout lorsqu’il s’agissait des besoins matériels des membres de la maisonée, était une responsabilité qui revenait à sa femme. Cette hypothèse est confortée par l’ensemble des legs faits par les époux : la charité consomme 79% de la valeur des dons de Jeanne, alors qu’elle ne représente que 44,8% de ceux de son mari. De plus, en faisant des legs aux serviteurs et aux employés, Etienne accorde la préférence à ses ouvriers, tandis que Jeanne donne davantage aux employées domestiques. 670 Dans sa façon de faire l’aumône, Jeanne ne dévie donc pas plus que son mari des conventions car une conscience de ses responsabilités nourricières transparaît à travers son comportement. Le rôle de Jeanne dans la fourniture de soutien matériel aux bonnes femmes démontre aussi à quel point les époux assimilaient celles-ci aux membres de leur entourage domestique.

Notre impression initiale, selon laquelle Etienne se montrait relativement indifférent à l’égard des besoins matériels des bonnes femmes, doit donc être nuancée. S’il leur donna moins, c’est peut-être parce qu’il comptait davantage sur ses descendants pour assurer son salut, mais aussi parce qu’il comptait sur sa femme pour s’occuper d’elles. De plus, selon les idées courantes concernant les devoirs spirituels de la femme vis-à-vis de son mari, les aumônes faites par Jeanne au profit des « bonnes femmes » allaient contribuer au salut d’Etienne. Parallèlement, en tant qu’épouse d’Etienne, Jeanne devaient bénéficier des nombreuses messes célébrées par les chapelains, œuvre que ses enfants allaient entretenir. Il ne serait donc pas admissible de supposer que Jeanne croyait plus à l’efficacité des aumônes que son mari.

Quant à Marie La Gossequine, la deuxième femme d’Etienne Haudry, le soutien qu’elle apporta aux « bonnes femmes » semble assumer plus d’importance dans les dispositions destinées à assurer son salut. En 1350, elle légue à l’hôpital tous ses biens qui demeureront après l’exécution de son testament, ce qui revient à plus de 46 livres de rentes annuelles, ainsi que 5 arpents et demi de terres agricoles situées aux villages de Charonne et de Clichy. 671 En contrepartie, elle exige une messe anniversaire annuelle et, à cette occasion, les chapelains recevront 10 sous. Pendant la messe chaque bonne femme sera obligée de contribuer à la quête une quarte de vin, un pain d’une valeur de 2 deniers, une chandelle de cire de la même valeur et d’un denier en espèces. Le même jour, les bonnes femmes bénéficieront toutes d’une pitance. 672 De plus, chaque année, au jour de la Nativité de Saint Jean Baptiste, le gouverneur devra acheter à chaque femme une nouvelle chemise, et à la Toussaint une paire de chaussettes et une paire de souliers. Ces deux fêtes figuraient parmi celles que l’hôpital marqua par des célébrations exceptionnelles, moyennant la distribution de pitances aux bonnes femmes. 673

Marie demande aussi l’intervention des bonnes femmes dans les obsèques célébrées à son intention dans la chapelle de l’hôpital par la Grande Confrérie de Notre-Dame aux prêtres et aux laïcs, dont elle était un membre. 674 Moyennant une somme de cinq sous, reçue par la communauté, les femmes devront faire sonner les cloches de la chapelle depuis le début de la messe jusqu’à la lecture de l’épître. 675 Etant donné l’exiguïté de la somme donnée, celle-ci avait clairement une valeur strictement symbolique. Toutefois, ce don, comme celui, beaucoup plus généreux, que Marie fit dans son testament, marque une différence entre sa conception de la fonction des bonnes femmes et celle des fondateurs.

Sur les 46 £ de rente et les terres que Marie légua aux "bonnes femmes", seule une annuité de 0,5 £ étaient affectés aux chapelains. La supériorité des ressources qu’elle affecta à l’hôpital laisse penser que, pour elle, les suffrages des "bonnes femmes" lui seraient plus utiles que la multiplication de messes quotidiennes. Cependant, elle n'était pas indifférente aux effets bénéfiques de la liturgie. Elle chercha d'évidence à programmer des distributions de nourriture, de vêtements et d'argent suivant le calendrier liturgique de la communauté et exigea la participation des femmes à ses anniversaires. Marie souhaitait vraisemblablement inciter les femmes à se souvenir d'elle et à offrir des suffrages pour son âme pendant la liturgie. L’hypothèse selon laquelle les prières d’assistants honnêtes pouvaient renforcer l’intercession fournie par la messe est confortée par certains testaments liègeois. Michel Lauwers a en effet observé que certains testateurs désiraient que les messes qu’ils avaient commandées fussent célébrées devant des « bonnes gens. » 676 Les devoirs qui incombaient aux membres de la Grande Confrérie de Notre-Dame, à laquelle Marie appartenait, allaient dans le même sens. L’association rassemblait grands laïcs et prêtres et selon les statuts tous étaient obligés d’assister aux obsèques des membres. 677 Ainsi, ceux-ci bénéficiaient à la fois des liturgies célébrées par les frères-prêtres et des prières offertes par les frères-laïcs.

Pourquoi Marie adopta-t-elle une stratégie différente de celle des autres fondateurs ? A partir de la mort de son époux, Marie mèna la vie d’une veuve chaste, statut qui se rapproche de celui des bonnes femmes. 678 Il est donc probable que cette expérience spirituelle commune suscitait chez Marie un sentiment d’amitié envers les « bonnes femmes. » Selon l’éthique caritative de l’époque, c’est justement ce genre de lien spirituel entre les pauvres et leurs bienfaiteurs qui rendait efficaces les prières des premiers. A ce propos, nous devons penser en particulier aux confréries, dont l’activité caritative assumait souvent la forme d’une entraide destinée à soutenir les membres déchus. 679 Enfin, toutes ces circonstances laissent penser que la générosité de Marie envers les « bonnes femmes » tenait surtout à son parcours particulier, tandis que les donations de Jeanne Haudry semblent relever davantage d’un conformisme à l’image de l’épouse dévouée.

L’hypothèse d’une relation entre le veuvage de Marie la Gossequine et sa générosité à l’égard des « bonnes femmes » est confortée par les dispositions prises par Marie Rogier, femme de Jean Haudry. A en juger par la date de son testament (1323), 680 son décès advint probablement avant celui de son conjoint, dont le testament date de 1331. 681 A la différence de Marie La Gossequine, elle ne donna rien aux bonnes femmes, mais elle affecta 32 livres de rente à un bénéfice pour subventionner la chapellenie qu’elle voulait fonder dans la chapelle de l’hôpital. Ces choix sont peut-être en relation avec la précocité de sa disparition ; contrairement à sa belle-mère, Marie Rogier ne partagea jamais l'état de vie des bonnes femmes.

A part le veuvage de Marie La Gossequine, un autre facteur peut expliquer son attachement aux bonnes femmes : comme elle n’était pas la mère des enfants d’Etienne Haudry, elle n’appartenait pas au lignage et ne pouvait donc compter sur les descendants de son mari pour s’occuper de son salut et de sa mémoire. Pour Marie, deuxième femme d’un homme qui ne lui avait pas donné d’enfants, il semblerait que sa parenté spirituelle, à savoir les « bonnes femmes » et la Grande Confrérie de Notre-Dame, se substituait à la parenté de sang. En allait-il ainsi pour d’autres membres de la famille « Haudry » ? Le cas du fils cadet d’Etienne Haudry confirme en effet que les bonnes femmes pouvaient agir à la place de la famille d’un bienfaiteur décédé.

Notes
663.

Ibid., no 21 (1306.)

664.

Ibid., no 24 (1309.) Selon la coutume de la région parisienne, le droit de gérer les biens de la communauté conjugale appartenait au mari, mais celui-ci ne pouvait pas aliéner les biens propres de sa femme sans son consentement (OLIVIER-MARTIN, op. cit., t. 2, p. 195.)

665.

AN S 4633B no 7.

666.

Sur le caractère « noble » de la seigneurie, voir Philippe CONTAMINE, La noblesse au royaume de France de Philippe le Bel à Louis XII, Paris, 1997, p. 85-100.

667.

AN L 1043, no 24 ; BOVE, « Vie et mort… », op. cit., p. 66-67, n132, 133.

668.

Voir supra, chapitre 1, p. 39-41.

669.

Les indices relatifs à la plus grande générosité des femmes proviennent de l’Angleterre : voir P.H. CULLUM, « ‘And Hir Name was Charite’ : Charitable Giving by and for Women in Late Medieval Yorkshire », dans P.J.P. Goldberg, éd., Woman Is a Worthy Wight : Women in English Society, c. 1200-1500, Wolfeboro Falls, New Hampshire, 1992, p. 204. En revanche, Daniel LE BLÉVEC, dans « Le rôle des femmes dans l’assistance et la charité », dans La femme dans la vie religieuse du Languedoc. Cahiers de Fanjeaux, 23, 1988, p. 177, remarque que les testaments méridionnaux révèlent : » à première vue…des pratiques tout à fait identiques pour les deux sexes… » Pourtant, ce même auteur affirme que, de manière plus générale, les comportements carititatifs des femmes se différenciaient de ceux des hommes : c’est surtout par une générosité quotidienne et anonyme qui relevait des responsabilités domestiques que la charité de la femme se manifestait (Ibid., p. 178.) Les conclusions de Caroline BYNUM, fondées sur l’étude des sources relatives aux saintes femmes d’Italie et des Pays-Bas à la fin du Moyen Age, concordent avec les propos de Daniel Le Blévec. Les comportements de ces femmes, pratiques qui tournaient autour du jeûne et de la distribution de nourriture, dérivaient aussi des responsabilités ménagères de la femme ; voir Eadem, Holy Feast and Holy Fast : The Religious Significance of Food to Medieval Women, Berkeley-Los Angeles, 1987, surtout p. 277-302.

670.

BOVE, « Vie et mort… », op. cit., p. 45, 50.

671.

Ibid., fol. 32-32v ; les comptes de 1353-54 confirment la perception effective de ces revenus (AN S 4633, no 7).

672.

Dans les communautés monastiques, une pitance était une double portion du plat servie aux moines lors du repas du jour, moyennant la célébration d’un office particulier, souvent un anniversaire ; voir LEMAÎTRE, op. cit., p. 457-59.

673.

AN S 4633B, no 7 ; à la fin du décompte des dépenses faites par le gouverneur, se trouve une énumération d’allocations hebdomadaires, parmi lesquelles sont évoquées les fêtes où les bonnes femmes recevaient des pitances. Comme celles-ci étaient considérées comme une rémunération, elles démontrent que les bonnes femmes participaient à des offices spéciaux les jours des fêtes évoquées ; voir la note précédente.

674.

Sur cette association, voir Antoine LEROUX DE LINCY, « Recherches sur la Grande Confrérie Notre-Dame aux prêtres et bourgeois de la ville de Paris, » Mémoires de la Société royale des Antiquaires de France, 17, 1844, p. 200-317 et Henri OMONT, « Documents nouveaux sr la Grande Confrérie Notre-Dame aux prêtres et bourgeois », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 32, 1905, p. 1-88.

675.

AN S 876, no 9 (6 février 1349 (n. st.).

676.

LAUWERS, La mémoire des ancêtres…op. cit., p. 381.

677.

OMONT, op. cit., p. 10-11.

678.

Voir infra, chapitre 6, p. 238.

679.

Voir supra, chapitre 1.

680.

AN S *4634, fol. 31-31vo (e-f.)

681.

AN L 414, no 9.