Jehan Roussel

Le fondateur de la communauté de bonnes femmes qui se trouvait hors la porte Barbette, rue des Poulies, n’appartenait pas non plus au milieu échevinal. Certes, son aisance transparaît à travers la lecture des deux actes qui nous renseignent sur sa fondation : pour pouvoir faire construire et entretenir à ses frais les 24 maisonnettes où les bonnes femmes demeuraient, 691 Roussel devait jouir d’une situation assez solide. La donation des maisonnettes aux hospitaliers du Temple, 81 ans après leur construction, 692 confirme que Roussel et ses héritiers respectèrent leurs obligations financières envers les bonnes femmes.

De plus, les scribes qualifièrent Roussel de « bourgeois de Paris », ce qui atteste un niveau social plutôt élevé. Il est vrai que tout artisan ayant rempli les conditions nécessaires à l’exercice de son métier dans la ville possédait le statut juridique de bourgeois. Cependant, au XIVe siècle, seuls les Parisiens les plus prospères se virent attribuer le titre « bourgeois de Paris. »693 Aussi est-il probable que Roussel appartenait à cette couche de parisiens aisés qui ne réussirent pas, malgré le succès de leur commerce, à développer des contacts dans les maisons royale et princières. Ce sont justement ses relations qui permettaient à un Parisien de construire un prestige et une fortune suffisants pour accéder à l’échevinage. Or, à part les échevins, peu de Parisiens semblent avoir possédé les assises financières et sociales qui étaient nécessaires à la construction de tombeaux et de chapelles familiaux. 694 Ainsi, faute de moyens et de prestige suffisants, Jean Roussel n’osa pas construire une chapelle à côté de son hôpital. Par conséquent, son œuvre lui procura seulement les prières des bonnes femmes.

Au terme de cette comparaison des trois fondations, une logique assez claire se dégage : le caractère des donations faites par les fondateurs variait suivant qu’ils envisageaient ou non de fonder ou de perpétuer un lignage. Etienne et Jeanne Haudry n'étaient indifférents ni aux prières des "bonnes femmes", ni au prestige qu'une fondation caritative pourrait leur apporter. Cependant, il est clair que l'établissement d'une chapelle familiale leur était aussi une préoccupation fondamentale. Membre d’un patriciat urbain qui rivalisait de richesse et de pouvoir avec l’aristocratie, Etienne Haudry consacra des moyens et des ressources considérables à la chapelle et aux chapellenies. Lieu de sépulture familiale et de commémoration, la chapelle devait affirmer l’appartenance d’Haudry à l’élite parisienne et transmettre ce statut à ses descendants. En liant ceux-ci à la fondation de cette manière, Haudry entendait aussi assurer la perpétuité des offices destinés à soulager son âme souffrant dans l’au-delà. C’est cette logique lignagère qui détermina aussi les comportements de l’aîné de ces fils survivants et de son petit-fils.

En revanche, Marie la Gossequine, deuxième femme d'Etienne Haudry, et Etienne, fils cadet de celui-ci, n’avaient pas ces préoccupations lignagères. C'est vraisemblablement pourquoi les "bonnes femmes" jouaient le rôle central dans les stratégies destinées à assurer le salut de ces deux bienfaiteurs. A la différence de Jeanne Haudry, Marie semble avoir ressenti une parenté spirituelle vis-à-vis des "bonnes femmes", affection qui était probablement due à son long veuvage. En raison de ce lien spirituel, elle légua une grande partie de son patrimoine aux femmes et les prières de celles-ci constituaient l’élément fondamental du dispositif que Marie prévoyait pour soulager son âme dans l’au-delà. Cependant, Marie programma des distributions aux femmes de façon que celles-ci se souvînrent d’elle pendant les services auxquels elles devaient assister, y compris les célébrations de l’anniversaire de leur bienfaitrice. Marie accordait donc une certaine importance à la messe, mais semble avoir considéré que le bénéfice qu’elle allait tirer de la célébration de l’eucharistie était inséparable des suffrages de ses amies spirituelles. Les dispositions prévues par le fils cadet du fondateur, veuf sans enfants, suivaient également une logique selon laquelle le soulagement de son âme était avant tout à la charge des « bonnes femmes. »

En raison de leur milieu social, plus modeste que celui des « Haudry », Constance de Saint Jacques et Jean Roussel ne pouvaient accorder une place importante à la descendance dans les dispositions qu’ils prirent pour s’occuper de leurs âmes. Puisqu’ils n’appartenaient pas à un lignage, ces individus manifestaient une confiance dans leurs suffrages qu’Haudry et les membres de son lignage ne semblent pas avoir partagé.

Les analyses que nous avons développées au cours de ce chapitre démontrent que, même si la messe occupait une place grandissante dans le soin des morts pendant notre période, cette évolution n’entraînait pas nécessairement l’effacement du rôle de la parenté. Ainsi, les descendants ou les parents spirituels organisaient les suffrages, les messes et les autres dispositions prévues par le défunt. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous examinerons les donations faites par les membres de l’entourage des « bonnes femmes » d’Etienne Haudry. Le but de cette analyse sera de mieux comprendre le caractère des suffrages et des autres devoirs que les femmes devaient remplir afin de récompenser la générosité de leurs bienfaiteurs.

Notes
691.

AN S 5074A2 (ancienne cote S 5073, no 40), vidimus réalisé le 1er juillet 1407, d’un acte original daté de 1334.

692.

Ibid. (1415, ancienne cote Ibid., no 41.)

693.

Raymond CAZELLES, Nouvelle Histoire de Paris, 1224-1380, Paris, 1972, p. 95-97.

694.

BOVE, Dominer la ville…op. cit., t. III, p. 591.