b. La fraternité de la prière

A travers les dispositions prises par Marie La Gossequine, nous nous sommes déjà aperçus que, dans l’esprit de certains donateurs, il était bénéfique d’associer les suffrages des « bonnes femmes » à la messe. Cependant, Marie fut la seule à laisser des consignes si précises. Nous pouvons toutefois déceler les attentes des autres bienfaiteurs en étudiant les clauses intégrées dans certains actes de donation.

Les actes les plus révélateurs concernent les dons d’Isabelle De La Mare et d’Erembourg de Reims. Rappelons-nous que, hormis les rentes affectées à sa chapellenie, Isabelle donna à l’hôpital une maison et des rentes d’une valeur de 41 £, 13 sous et 8 deniers, sans demander d’offices précis. En annonçant son don, elle déclare qu’elle le fait : « en raison de son attachement à l’hôpital, pour l’accroissement du service divin et afin d’être une participante aux bienfaits, aux messes, aux prières et aux oraisons qui furent faits et qui seront faits dans l’hôpital. »698 Erembourg de Reims fit intégrer des clauses similaires dans le texte de sa donation : moyennant les rentes évoquées, elle demande d’être : « acompaignie et acueillie aus oroisons, prières et bienfaiz du dit hospital ou chapele et des dites bonnes femmes. » 699 Eudeline La Bridelle, une veuve reçue à l’hôpital en 1380, demande aussi de « participer » aux œuvres des « bonnes femmes », moyennant un don de 12 livres de rente. 700 Au début du XVe siècle, deux bonnes femmes, Jeanne La Monnette et Martinette De La Roe, font des demandes identiques, accompagnées de dons à l’hôpital. 701 Tous ces donateurs se réservent l’usufruit des biens en question, de façon que le don et les bénéfices spirituels reçus en contrepartie deviennent effectifs après leurs décès.

Quelle était la signification de ces demandes ? Le verbe « acompagnier », employé dans ces clauses au passif, a le sens « être pris pour compagnon. » 702 Il semble donc que les donateurs escomptaient être intégrés dans la communauté par les prières des « bonnes femmes. » Ces demandes évoquent probablement la commémoration des morts faite dans les communautés monastiques depuis le VIIIe siècle. 703 Cette commémoration consistait à prononcer les noms des morts au canon de la messe quotidienne et à offrir des suffrages pour eux au cours des messes et des heures régulières. Les monastères et chapitres commémoraient ainsi, non seulement leurs propres morts, mais aussi ceux des autres communautés avec lesquelles ils avaient conclu des actes de fraternité. De plus, ces liens de fraternité se nouaient avec des individus, prélats et laïcs appartenant aux familles aristocratiques avec lesquelles les communautés religieuses avaient développé des rapports étroits. Ces amis étaient donc associés aux moines grâces aux prières de ceux-ci. En entrant dans une communauté religieuse de cette manière, les amis des moines escomptaient assurer leur propre salut car les moines étaient considérés, grâce à leur éloignement du siècle, comme les êtres humains les plus proches du Royaume des cieux.

Bon nombre d’indices confirment que les bonnes femmes devaient être présentes aux offices célébrés dans leur chapelle afin que leurs amis bénéficiassent de cette association réalisée au moyen de suffrages. D’abord, les « bonnes femmes » étaient tenues d’assister aux anniversaires de leurs bienfaiteurs, comme en témoigne un acte relatif à la réforme liturgique imposée par l’évêque de Paris en 1411. Dans le cadre de cette réforme, le prélat ordonne aux chapelains d’annoncer aux bonnes femmes pendant la messe dominicale les anniversaires qui seraient célébrés dans la semaine suivante, afin qu’elles puissent s’acquitter de leur devoir d’y assister. 704 Il semblerait donc qu’en exigeant la présence des femmes lors de la célébration de ses anniversaires, Marie la Gossequine ait demandé simplément que la coutume de la maison soit respectée.

Les pitances ordonnées par certains bienfaiteurs, notamment Marie et Etienne Haudry I, 705 attestent aussi que les bonnes femmes devaient assister aux anniversaires et, à cette occasion, prier pour le défunt. La pitance était en effet une forme de récompense, grâce à laquelle les membres d’une communauté étaient gratifiés d’une portion plus ample à l’occasion d’un repas communautaire. 706 Ce privilège était normalement accordé aux religieux moyennant la célébration d’offices spéciaux, ce qui laisse penser qu’il remplissait une fonction semblable à l’hôpital. Puisque les bonnes femmes ne pouvaient pas célébrer la messe, la pitance dut servir à les remercier pour leur participation à des offices particuliers, pendant lesquels elles offraient leurs suffrages. D’après le testament de Marie, c’était la coutume de l’hôpital d’accorder une pitance aux femmes lors de chaque anniversaire, ce qui laisse déduire qu’elles participaient à ces offices et qu’elles devaient prier pour leurs bienfaiteurs à ces occasions.

Les anniversaires n’étaient pas les seules occasions auxquelles les femmes recevaient une gratification spéciale moyennant leurs suffrages. Le compte de 1353-1354 atteste en effet des achats de denrées supplémentaires destinés aux pitances des femmes. Ainsi, elles avaient droit à un repas plus plantureux les jours de 15 fêtes, après avoir participé vraisemblablement à des offices spéciaux. 707 Ces pitances auraient été justifiées car la commémoration des morts ne se cantonnait pas aux offices spécialement conçus pour ce but ; en réalité, toute messe était célébrée pour les défunts. 708 Les proches de l’hôpital pouvaient donc s’attendre à bénéficier des prières des bonnes femmes pendant tous les offices auxquels celles-ci assistèrent.

Les contrats de retraite que l’hôpital conclut avec plusieurs veuves aisées attestent la réalité et la lourdeur des obligations religieuses des bonnes femmes. Ces actes précisent que les retraitées étaient dispensées de se rendre régulièrement à la chapelle pour assister aux services avec les autres bonnes femmes. 709 Malgré le caractère obligatoire de ces offices, il semble que la majorité des bonnes femmes n’aient pas fréquenté la messe par contrainte. Au contraire, les gouverneurs de la communauté durent prendre des dispositions pour limiter leurs déplacements hors l’hôpital pour assister à des offices dans les églises voisines. 710 Ainsi, il se révèle que les habitudes des femmes correspondaient aux attentes de leurs bienfaiteurs concernant les suffrages dont ils devaient bénéficier.

Il se trouve donc que les bonnes femmes contribuaient à assurer le salut de leurs bienfaiteurs de la même manière que les religieux : par la prière collective, leurs amis étaient intégrés dans la communauté spirituelle des femmes et bénéficiaient ainsi de leur mérite. Cependant, il est probable que les proches des « bonnes femmes » escomptaient aussi se procurer un bénéfice plus concret : la surveillance, par les bonnes femmes, des chapelains, afin d’assurer que ceux-ci remplissent leurs obligations telles que celles-ci avaient été arrêtées dans les actes de fondation. Les bonnes femmes devaient donc exercer une fonction semblable à celle du lignage.

Nous avons vu que les actes relatifs à l’hôpital d’Imbert de Lyon fournissent un exemple de la façon dont les descendants pouvaient être amenés à agir pour protéger les fondations de leurs aïeux. De même, un différend se produisit entre les bonnes femmes et leurs chapelains concernant le nombre de messes que ceux-ci devaient célébrer. Ainsi, en 1408, elles portent plainte devant l’official de l’évêque de Paris contre le titulaire du bénéfice établi par Isabelle De La Mare. 711 Ce chapelain ne célébrait en effet que trois messes par semaine, tandis que, selon les termes de l’acte de fondation, il devaient en célébrer une par jour. L’official prononce d’abord un jugement favorable aux bonnes femmes, mais le prêtre a gain de cause par la suite en produisant de fausses lettres et en arguant de la modestie du bénéfice : 20 £ par an n’étaient plus suffisantes, d’après lui, pour qu’un « bon homme de l’église » puisse célébrer tant d’offices. Par conséquent, l’official ramène ses obligations à trois messes par semaine. Deux ans plus tard, les femmes lancent un appel et, en exposant la contrefaçon des preuves apportées par le prêtre, elles obtiennent la cassation du jugement précédent. 712 Cependant, l’official reste sensible aux arguments du chapelain concernant l’insuffisance du bénéfice car il fixe ses obligations à quatre messes par semaine au lieu d’une messe par jour.

La transcription du jugement dans le registre est suivie du recit d’un incident survenu au moment où ce litige battait son plein. L’événement qui est relaté confirme que les bonnes femmes se sentaient responsables vis-à-vis du bon déroulement des offices célébrés dans leur chapelle. Son esprit perturbé, ou peut-être rempli de rancune à cause de la dispute, Jacques Jouart, le chapelain contre lequel les « bonnes femmes » avaient porté plainte, commit une grave faute un jour en célébrant la messe. Ce récit évoque si bien l’atmosphère d’opprobre suscitée par cette erreur que la citation directe du texte nous semble justifiée :

‘Et est à nottez que le dit temps durant, le dit Jouart chappellain, en disant sa messe en la petite chappelle, apres l’élevacion de Messire Ihesu Crist, espandi le sang de Messire dessus les corporaulx et nappes d’autelz qui sont mis en ung coffre de noiez par manière de reliquiaire au dessus des chaierres d’empres l’autel de la grande chappelle. Pour laquelle offense a esté interdit au dit Jouart a y celebrez iusques à ung an passé, et si a restitué par l’ordonnance de monseigneur l’official trois autres nappes. Combien que dicelle clause n’est faite aucune mencion esdictes lettres, néant mains si est la verité telle, car l’acorde fu fait appart et le plus secrètement que faire se peut, affin de garder l’onneur des autres chappellains et aussi pour eschuez le blasme et vitupère de l’ostel. 713

Ce récit affirme donc que pendant que le procès se déroulait, Jouart versa du vin sur des nappes d’autel alors qu’il était en train de célébrer l’Eucharistie. Dès lors, le chapelain fut interdit de célébrer la messe dans la chapelle pour un an et obligé de faire réstitution aux femmes, en leur donnant trois autres nappes. L’auteur du récit précise aussi que l’incident ne fut évoqué nulle part dans les actes concernant le procès et qu’un accord fut passé en secret pour régler l’affaire, afin de préserver la réputation des chapelains et de l’hôpital. Comme les « bonnes femmes » prirent de telles dispositions pour préserver le secret de cet incident, il est clair qu’elle se sentaient aussi concernées que les chapelains par une faute commise lors d’une messe célébrée dans leur chapelle. Ce souci atteste que l’obligation de surveiller les célébrations demandées par leurs bienfaiteurs dotait les « bonnes femmes » de réelles responsabilités.

Le procès engagé par les femmes afin de contraindre Jouart à chanter toutes les messes demandées par leur bienfaiteur eut aussi des retentissements sur l’activité des autres chapelains. Ce procès aboutit en effet à une série d’arrêts prononcés par l’official afin de régler les messes que les autres prêtres devaient célébrer en tant que titulaires des chapellenies. 714 De plus, en 1411, un an après le procès de Jacques Jouart, l’official leur fixe un calendrier liturgique, qu’ils doivent respecter tout en célébrant les messes exigées par les fondateurs. 715 Désormais, les chapelains doivent chanter tous les jours les heures régulières et une grande messe, selon un emploi du temps qui varie en fonction de la saison. En arrêtant ces responsabilités, l’official reste sensible au souci d’assiduité dont témoignent le procès lancé par les bonnes femmes et leurs efforts de dissimuler la faute de leur chapelain. Il enjoint en effet aux chapelains de chanter les offices en question : » distinquement et modereement sanz sincoppez les moz ne le chant et sans trop hastez. »

Les bienfaiteurs des « bonnes femmes » comptaient donc être récompensés par l’inclusion dans la fraternité spirituelle que l’hôpital se constituait. Cette fraternité entraînait des bénéfices complémentaires : d’une part, les suffrages prononcés par les femmes lors des anniversaires et des offices réguliers, d’autre part la surveillance exercée par les femmes vis-à-vis des chapelains, fonction qui assurait la perpétuité des messes d’intercession que leurs bienfaiteurs pouvaient commander. Reprenons maintenant la deuxième question que nous nous sommes posée au début du chapitre : quels étaient les fondements sociaux de cette fraternité spirituelle ?

Notes
698.

AN L 1043, no 30 : « ..Pro devocione quam habet ad dictum hospitale et pro augmentacione divini servicii quod fit ibidem et pro essendo participem in benefactis missis precibus et orationibus que fierunt et fierint in perpetuum in ipso hospitali.. »

699.

AN S 4629, dossier no 6, acte non-coté (6 juillet 1338.) Selon les termes de cet acte, Erembourg demande également que deux messes soient célébrées pour elle, sans préciser si celles-ci devaient être célébrées une fois ou perpétuellement. Quoi qu’il en soit, il semble qu’elle n’ait pas insisté pour que ces offices fussent célébrés. Un acte postérieur précise en effet qu’elle effectua son don « sans rien retenir ni réclamer » (Ibid., acte non-coté du 20 mars 1361 (n. st.) Comme nous l’avons déjà remarqué, le compte de 1353-54 confirme les dispositions du deuxième acte.

700.

AN S 4630, dossier no 9, acte non-coté (28 mai 1380.)

701.

Sur la demande de Jeanne, voir AN S *4634, fol. 113, l (1401) ; sur celles de Martinette, voir Ibid., fol. 161vo, c (1398) et 166vo, d (1408.) Les termes de ces demandes d’association sont les mêmes que ceux qui furent employés par Erembourg De Reims ; les deux bonnes femmes demandent d’être « accompaignie aux prierez et oroisons que chascun jour se font en ladicte chappelle. »

702.

A. J. GREIMAS, Dictionnaire de l’Ancien Français, le Moyen Âge, 2e éd., Paris, 1997, p. 7.

703.

Sur ce sujet, voir LAUWERS, La mémoire des ancêtresop. cit., p. 96-135 ; LEMAÎTRE, Mourir à Saint Martialop. cit., p. 46-75 ; et Megan MCLAUGHLIN, Consorting with Saints : Prayer for the Dead in Early Medieval France, Ithaca, NY, 1994,p. 178-249.

704.

« Et quant en la sepmaine dudit chappellain se devra faire et celebrer aucun anniversaire le dit chappellain sera tenus de le dire et annoncier aus dictes bonnes femmes le dimenche devant tantost apres que loffrande de la grant messe sera faicte afin que icelles bonnes femmes soient au dit anniversaire comme il appartient. » AN S *4634, fol. 12v.

705.

Ces dispositions sont intégrées dans les testaments des deux bienfaiteurs ; voir AN L 1043, no 25 (Etienne) et AN S *4634, fol. 32-32vo (Marie.)

706.

Voir supra, n62.

707.

AN S 4633B, no 7. Les 15 fêtes étaient les suivantes : l’Epiphanie (le 6 janvier), la Purification de Notre-Dame (le 2 février), le jour de Carême (le mercredi des cendres, à quelle occasion les « bonnes femmes » recevaient une pittance de poisson), l’Annonciation de Notre-Dame (le 25 mars), Pâques fleuries (Rameaux), le Jeudi saint, Pâques, l’Ascension (le 15 août), la Pentecôte, le jour du saint Sacrement (la Fête-Dieu), la Saint Jean-Baptiste (le 24 juin), la Saint-Pierre et Saint-Paul (le 30 juin), la Notre-Dame d’août (l’Assomption, le 15 août) la Nativité de Notre-Dame (le 8 septembre), la Toussaint (le 1er novembre).

708.

LAUWERS, La mémoire des ancêtresop. cit., p. 92-93. L’auteur précise que cette idée fut développée par Isidore de Séville et reprise au XIIIe siècle, notamment par Thomas de Chobham dans sa Summa confessorum.

709.

Dans le conrat d’Eudeline la Britelle, il est précisé que « Eudeline ne sera en aucune maniere tenue ou contrainte de faire aucunes des œuvres et services des diz hostel dieu et chappelle se ce nest de sa bonne et liberal volente » (AN S 4630, dossier no 8, 28 mai 1380). Perrette de Nouy obtint des exemptions similaires, pour elle et pour sa chambrière : « Item la dicte Perrecte ne sa chamberièreseront point subjectes durant la vie dicelle Perrecte de aler au service ainsi que font les autres bonnes femmes. Mais apres la vie dicelle perrecte la dicte chambiere demouraserve et subgecte comme les autres femmes rendues en icelle chappelle et porter l’abit… » (AN S 4625, dossier no 3, 1 janvier 1475 (n. st.). Ces termes sont certes ambigus. A les lire seuls, il semble que le mot « service » signifie simplement l’obligation de servir à l’hôpital, non pas l’obligation d’aller aux services célébrés dans la chapelle. Ainsi, la phrase « demourera serve et subgecte », façon de préciser que la chambrière perdrait l’exemption obtenue par sa maîtresse après la mort de celle-ci, se référerait de manière générale au partage de toutes les tâches qui incombaient aux sœurs. Cependant, cette exemption de « aller au service » figure dans une liste des exemptions spécifiques que Perrette s’est procurées, exemptions qui concernent des devoirs particuliers : porter l’habit de la communauté, se déplacer pour régler les affaires de celle-ci, se coucher et résider au dortoir, manger au réfectoire. Suivant chaque exemption, la phrase « demourera serve et subgecte » est répétée, pour souligner que la chambrière sera tenue de partager la tâche ou l’obligation en question après la mort de sa maîtresse. Il semble donc que le devoir de « aller au service » ne se réfère pas au devoir de servir l’hôpital de manière générale, mais à l’obligation précise d’assister aux services dans la chapelle.

710.

Voir supra, chapitre 6, p. 269.

711.

AN S *4634, fol. 10vo-11.

712.

Ibid., fol. 9vo-10vo.

713.

Ibid., fol. 10.

714.

Ibid., fol. 11-11vo.

715.

Ibid., fol. 12.