Notre analyse démontre que le rôle des « bonnes femmes » dans le soin des morts résultait de la rencontre entre l'enseignement ecclésiastique, d'une part, et d'anciennes traditions, selon lesquelles le soin des morts était à la charge de la famille du défunt. Cependant, le rôle qu'un bienfaiteur prévoyait pour les "bonnes femmes", dans les dispositions qu'il prenait face à la mort, dépendait de la manière dont il concevait son monde social.
Les fondateurs de la communauté de "bonnes femmes" située près de la Grève, Etienne et Jeanne Haudry, dotèrent leur fondation de biens considérables. En contrepartie, ils escomptaient bénéficier des suffrages de leurs protégées. Ils consacrèrent toutefois des ressources importantes à la fondation de leur chapelle, édifice qu'ils concevaient certainement comme un lieu de mémoire familiale. Ce projet peut être mis en relation avec le milieu social du couple. Membres du patriciat parisien, les conjoints étaient dotés d’un tel pouvoir social et économique qu’ils pouvaient se représenter comme les ancêtres d’un grand lignage, à l’instar des nobles. Conformément à cette conception de leur famille et de sa place dans la société, le devoir d’entretenir le souvenir des conjoints et de veiller à l’exécution des messes qu’ils avaient commandées était donc la responsabilité de leurs descendants. Les dispositions prises par le fils aîné et le petit-fils des fondateurs suivaient la même logique.
En revanche, Marie la Gossequine, le deuxième femme du fondateur, et Etienne, le fils cadet de celui-ci, ne confièrent pas cette responsabilité au lignage. Tous les deux veufs et sans enfants, ils ne pouvaient pas compter sur des descendants directes pour s’occuper de leur salut et développèrent de la sorte des liens spirituels plus proches avec les « bonnes femmes. » Aussi leur accordaient-ils un rôle aggrandi à leurs suffrages et à leur capacité à assurer la perpétuité des messes qu’ils avaient commandées. Comme ils ne pouvaient pas envisager leur famille comme un lignage, en raison de leurs origines sociales plus modestes, d’autres fondateurs, notamment Constance de Saint Jacques et Jean Roussel, manifestaient un comportement similaire.
L’analyse des comportements des bienfaiteurs de l’hôpital d’Etienne Haudry nous a permis d’apporter deux précisions relatives aux rapports entre les « bonnes femmes » et les membres des milieux artisanaux et commerçants. D’une part, la récompense spirituelle reçue par les bienfaiteurs des femmes était une commémoration collective, au moyen de la prière, semblable à celle qui était fournie par les communautés monastiques. Ainsi, les proches de l’hôpital escomptaient se procurer le salut en s’associant au mérite de leurs protégées. De plus, les femmes étaient chargées de veiller à l’exécution par leurs chapelains des messes commandées par leurs bienfaiteurs. D’autre part, ces devoirs spirituels étaient fondés sur des relations horizontales : parenté de sang, liens professionnels et voisinage. Ainsi, les « bonnes femmes » assumaient un rôle semblable à celui de la femme mariée, chargée de veiller au salut de sa famille. Cependant, la « famille » spirituelle des « bonnes femmes » n’était pas limitée au mari et aux enfants, mais pouvait englober tous les membres de leur entourage.
En présentant ces conclusions, nous n’entendons pas remettre en question la thèse de la mort du soi, qui paraît acquise. De plus, l’attachement des bienfaiteurs des « bonnes femmes » à la messe, en tant que moyen d’intercession, transparaît à travers les données que nous avons produites. Néanmoins, si le sort du défunt dans l’au-delà était considéré comme de plus en plus indépendant de celui de ses ancêtres, dans le milieu des « bonnes femmes », la famille, conçue comme une relation de sang et d’esprit, ne cessait de s’occuper des défunts individuels. Nous en arrivons donc à la conclusion tirée par Michel Lauwers concernant les Liégeois : paradoxalement, le groupe devint l’encadrement dans lequel les salut de l’individu était assuré. 737
LAUWERS, Mémoire des ancêtres…op. cit., p. 472.