A partir de la fin du XIe siècle, une vague de ferveur religieuse traversa l’Occident. S’inspirant de certains passages clés des évangiles, ceux qui furent touchés par ce phénomène cherchaient à mener une vie plus fidèle à celle du Christ et des apôtres. Gagnant d’abord le clergé et les religieux, ce retour aux sources de la spiritualité chrétienne aboutit à la fondation de nouveaux ordres, tels que les Grandmontains, les Chartreux et les Cisterciens et, plus tard, les mendiants. 738 Cette piété évangélique eut aussi un grand retentissement sur la spiritualité des laïcs. Dès lors, certains parmi ceux-ci rejoignirent les nouveaux ordres, à l’instar des clercs et des religieux, tandis que d’autres se mirent à pratiquer les principes évangéliques tout en gardant des attaches au siècle. De peur que les laïcs qui voulaient poursuivre cette vie mixte ne basculassent dans l’hérésie, les autorités ecclésiastiques s’employèrent à les encadrer, effort qui mena à la création de formes de vie semi-religieuses, telles que les béguines, les donnés, les confréries de pénitence et, à terme, les tiers-ordres.
Dans notre deuxième chapitre, nous avons relevé de nombreuses ressemblances entre les « bonnes femmes » et certains de ces groupes laïques. Les femmes des hôpitaux d’Etienne Haudry et de Sainte Avoye étaient en effet dotées d’un statut semblable à celui des « donnés » et les sources parisiennes attestent que les habitants de la capitale confondaient par moments les « bonnes femmes » et les béguines. Les indices concernant les premières communautés de béguines dans le Nord de la France et aux Pays-Bas permettent de démontrer en plus que ces femmes religieuses ne se distinguaient pas de manière très nette des autres laïcs et religieux voués à la vie apostolique. Il semblerait que les distinctions entre ces différents groupes tiennent davantage à l’encadrement imposé par les autorités ecclésiastiques qu'à une différence fondamentale entre leurs sensibilités religieuses.
Cette thèse s’appuie d’abord sur les Vitae des femmes religieuses ayant vécu avec des groupes de béguines pendant la première moitié du XIIIe siècle. Selon Jacques de Vitry, auteur de la vie de Marie d’Oignies, celle-ci amorça son parcours spirituel avec son mari, en soignant les malades d’une léproserie près de Willambroux. 739 Le couple ressemblait donc aux donnés mariés de certains hôpitaux, qui se consacraient à la charité et pratiquaient l’abstinence, sans pour autant rompre le lien conjugal. Julienne du Mont-Cornillon († 1259), célèbre pour son rôle dans l'institution de la fête du Corpus Christi, animait aussi un groupe de béguines vivant comme des données dans une léproserie. De même, Juette d’Huy († 1223), veuve à 23 ans, s’occupa des lépreux à Liège avec un groupe de femmes qui partageait sa vocation. 740 Ces exemples démontrent que les béguines, comme les premiers hospitaliers, allaient à la rencontre des pauvres, représentants du Christ, afin de partager leur vie. Cette recherche du Christ à travers le pauvre suivait l'un des principes de la piété évangélique.
La réclusion ou la fréquentation de recluses marqua aussi le parcours des premières béguines. Forme de vie ayant existé depuis le haut Moyen-Age, la réclusion fut marquée par trois tendances nouvelles dans la période qui nous intéresse. Dans un premier temps, elle avait été pratiquée exclusivement par des moines et seulement au bout d’une longue expérience probatoire de la vie en communauté. Puis, à partir du XIe siècle, les personnes qui s’installèrent dans les reclusoirs étaient de plus en plus des simples laïcs, souvent des femmes vivant dans un espace urbain. 741 Ce mouvement présente donc des traits similaires à ceux des béguines, dont la plupart vivaient aussi dans les villes. C'est sans doute cette similitude de vocation qui explique l'attrait que certaines béguines manifestaient à l'égard de la réclusion. Par exemple, Julienne du Mont-Cornillon et Christine de Saint Trond († 1224) grandirent sous la tutelle d'une recluse, tandis que Marie d'Oignies et Juette d’Huy se retirèrent dans un reclusoir à la fin de leur vie. 742 Les sources parisiennes attestent qu'une recluse habita dès la deuxième moitié du XIVe siècle dans une cellule contiguë à l'église de l'Egyptienne, lieu de culte qui était aussi fréquenté par un groupe de « bonnes femmes. » 743
Ces rapports avec des recluses laissent penser que la notion de pénitence, autre élément fondamental de la piété évangélique, constituait l’un des principes fondamentaux de la spiritualité des béguines et des « bonnes femmes. » L’enfermement perpétuel au reclusoir, dont la cérémonie était lourde de références à la mort et à l’au-delà, symbolisait en effet l’éloignement de la recluse du monde. 744 A ce titre, cette forme de vie était une manifestation radicale du désir de mener une vie pénitentielle, ce qui consistait à prendre ses distances par rapport au siècle, afin de préparer le royaume de Dieu. Cette démarche constituait donc un autre volet de la vie apostolique car elle traduisait une obéissance réelle au message proclamé par les évangiles : « Faites pénitence, le Royaume des cieux est proche. » 745
Cependant, tous les adeptes de la vie pénitentielle n'allaient pas aussi loin dans cette démarche que les reclus, notamment des laïcs qui n’étaient pas prêts à rompre complètement leurs liens avec la vie séculière. Ainsi, ces pénitents laïques se réunirent en fraternités, particulièrement nombreuses en Italie au XIIIe siècle. Les membres de ces groupes adoptaient des comportements qui étaient donc emblématiques du changement de vie que la pénitence imposait : jeûnes fréquents, abstinence sexuelle en période de jeûne, port de vêtements sombres, obligations liturgiques plus lourdes que celles exigées normalement des laïcs, activité caritative, dévotion eucharistique. 746 Les obligations qui incombaient aux membres de ces fraternités les rapprochaient donc des béguines. De plus, comme les pénitents italiens, les béguines poursuivirent leur vocation religieuse tout en gardant des liens avec leur environnement urbain : elles n’étaient pas cloîtrées, ne prononçaient pas de vœux et dans certains cas vivaient de leur travail. 747
Comme nous l’avons déjà expliqué, il en allait de même pour les « bonnes femmes. » Leur statut de « données » et leur pratique de la charité entraînaient des rapports proches avec leurs voisins, relations qui étaient essentielles au recrutement et à la survie de leurs maisons. 748 De plus, certaines travaillaient dans la production textile, ce qui les obligeait sans doute à entrer en contact avec des travailleurs, artisans et marchands de la capitale. Le devoir, qui leur incombait en tant que pauvres, d’offrir des suffrages pour leurs bienfaiteurs les amenait également à aller souvent aux offices sacrés, tout comme les pénitents italiens. De même que ceux-ci, ainsi que les béguines, les « bonnes femmes » devaient porter une tenue sobre, comme en témoigne l’un des contrats passés par l’hôpital d’Etienne Haudry avec une veuve riche, nommée Isabelle la doyenne. Moyennant une donation particulièrement généreuse, cette dame fut admise à la communauté, mais elle obtint certaines exemptions des contraintes imposées aux autres femmes, dont l’obligation de porter un habit particulier. 749 Le port de cet habit est également préconisé dans les statuts de l'hôpital, ainsi que dans les ordonnances de la communauté de Sainte Avoye. 750
La similitude entre les comportements et les modes de vie des pénitents, des béguines et des « bonnes femmes » attestent l’enracinement de ces trois tendances dans le mouvement de retour aux évangiles qui marqua les laïcs et les clercs à partir du XIIe siècle. Les données plus riches concernant l’hôpital d’Etienne Haudry nous permettent de conforter cette hypothèse. Il se trouve en effet que bon nombre des « bonnes femmes » de cette communauté vécurent comme béguines, soit seules, soit dans le Grand Béguinage, avant de se rendre à l’hôpital. Certains membres de l’entourage de l’hôpital semblent aussi avoir mené une vie pénitentielle seule, dans le siècle. Les parcours de ces individus portent à conclure qu'ils ressentaient une affinité avec les « bonnes femmes », attrait qui dérivait vraisemblablement d'une orientation spirituelle voisine.
André VAUCHEZ, « De Philippe Auguste aux papes d’Avignon », dans Histoire de la France religieuse, t. 1, Paris, 1988, p. 351-51 ; Idem, La spiritualité du Moyen-Age occidental, VIII e -XIII e siècles, Paris, 1994, p. 60-69, 133-46.
MCDONNELL, op. cit., p. 145 ;SIMONS, Cities of Ladies,…op. cit., p. 40.
Sur Julienne, voir La vie de sainte Julienne de Cornillon, Publications de l’Institut d’études médiévales, Louvain-la-Neuve, 1999 et les études publiés dans le volume La Fête-Dieu : 1246-1996, t. 1, Actes du colloque de Liège, 12-14 septembre 1996, éd. André Haquin, Louvain-la-Neuve, 1999 ;DE MIRAMON, op. cit., p. 355-56 ; Pierre DE SPIEGELER, « La léproserie de Cornillon et la cité de Liège », dans Annales de la Société belge d'histoire des hôpitaux, 28, 1980, p. 5-16 ; Idem, Les hôpitaux…op. cit., p. 114-117. Sur les deux, voir SIMONS, Cities of Ladies…op. cit., p. 42.
Paulette L’HERMITE-LECLERCQ, « Le reclus dans la ville au Bas Moyen-Age », dans Journal des savants, 1988, p. 219-27, 238 ; Idem, « Les reclus parisiens au Bas Moyen Age », dans Villes et sociétés urbaines au Moyen Âge, Paris, 1994,p. 225.
SIMONS, Cities of Ladies…op. cit., p. 40-43.
La première mention de la recluse de l’Egyptienne figure dans une lettre du roi Charles VI, datée du 9 juillet 1384. D’après ce document, Georgette la Comtesse reçoit du roi un don de 30 francs d’or pour se faire construire une maison à côté de l’église de l’Egyptienne, ou elle entend se mettre en réclusion. Une recluse habitait toujours près de cette église en 1451, date à laquelle la religieuse reçut, du curé de Saint Eustache, un legs de trois aunes de drap noir pour se fabriquer une robe ; voir BOURNON, op. cit., p. 32-33. Ces références sont recoupées par le testament d’un bourgeois nommé Jean Beaucaire, qui légua 16 sous parisis à la recluse de l’Egyptienne en 1391 (AAP Fonds Saint-Jacques, 4e Chartrier, no 101).
L’HERMITE-LECLERCQ, « Le reclus dans la ville… », op. cit., p. 227-250
André VAUCHEZ, « Pénitents au Moyen-Âge, » Dictionnaire de Spiritualité 12, 1984, col. 1020.
On connaît ces comportements essentiellement grâce à la conservation des règles de certaines franternités ; voir G.G. MEERSEMANN, Dossier de l’ordre de la pénitence au XIII e siècle. Spicilegium Friburgense, t. 7, Fribourg, 1961 et VAUCHEZ, « Pénitents… », op. cit., col. 1016-17.
MCDONNELL, op. cit., p. 121
Voir supra, chapitres 2 et 3.
« Item la dicte ysabeau ne sera point contraincte par les dictes seurs de changier son habit tel quelle a prins de porter, se il ne lui plaist… » (AN S 4629, dossier no 5 (7 juillet 1439, non-coté).
LEGRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 354, no 30, p. 356, no 21.