A. Les femmes religieuses et leur monde social

Les analyses que nous avons développées dans les précédents chapitres ont démontré que les « bonnes femmes » appartenaient à un milieu social bien précis, dont les membres étaient liés par des rapports de parenté, de voisinage et de métier. De plus, ces rapports produisaient en quelque sorte la sainteté des « bonnes femmes » car leur conduite morale, leur « honnête conversation » était reconnue par les membres de leur milieu, reconnaissance qui faisait des « bonnes femmes » des intercesseurs efficaces, aux yeux de leurs bienfaiteurs. C’est la raison pour laquelle, en récompense de leur générosité, les amis des « bonnes femmes » escomptaient bénéficier des suffrages de leur protégées. Nous avons vu que ce devoir de prière que les « bonnes femmes » devaient remplir se rapprochait des obligations qui incombaient aux épouses et aux mères de famille, les « bonnes femmes » de la littérature didactique.

De même, le rôle fondamental des rapports familiaux dans l'encadrement des femmes religieuses de tout statut n'est plus à démontrer. Il est vrai que les familles aristocratiques entretenaient toujours des rapports proches avec des monastères particuliers, masculins ou féminins. Les patrons laïcs des couvents faisaient donc des dons généreux à leurs maisons préférées, y envoyaient fils et filles cadets en tant que novices, y élisaient leur sépulture. Cependant, il se trouve que les grands laïcs gardaient des relations personnelles avec leurs filles envoyées aux couvents, davantage qu’avec leurs fils. Ainsi, le lien entre la religieuse individuelle et sa famille semble primer sur le lien entre la famille et la communauté religieuse entière.

Les recherches sur les couvents de femmes du XIIe siècle à la fin du Moyen-Age ont montré que l’existence de ces liens personnels entre la religieuse et sa famille détermina le maintien d’usages contraires aux dispositions des règles monastiques. Tandis que les moniales, comme les moines, devaient en principe respecter la pauvreté individuelle, le patrimoine des monastères féminins était souvent réparti en prébendes. De plus, pendant la période évoquée, les familles continuèrent à fournir une dot à leurs filles lorsque celles-ci furent acceptées chez les religieuses en tant que novices. En revanche, cette pratique était supprimée chez les religieux au début du XIIIe siècle car les canonistes et les papes considéraient qu’elle avait des relents de simonie. Ainsi, prébendes et dots devinrent effectivement des biens familiaux, transmis de tante à nièce. Chaque moniale était donc chargée d’accueillir les novices de sa famille et de s’occuper de leur éducation et de leur entretien. De plus, les parents des religieuses étaient reçus dans le monastère comme chez eux, tandis que les moniales elles-même partaient souvent pour séjourner dans leurs familles. 790

Afin d’expliquer le caractère particulier des rapports entre les moniales et leurs familles, les auteurs des études sur les couvents féminins arguent, d’une part, de la relative pauvreté de ces couvents par rapport aux monastères d’hommes. Ainsi, le maintien de dots et l’institution de prébendes individuelles permettaient aux familles des religieuses d’assurer l’entretien de leurs filles, quel que fût l’état du patrimoine collectif du couvent. D’autre part, les chefs des lignages nobles semblent avoir considéré que leurs filles ne cessaient de représenter la famille après leur réception dans un couvent. Aussi cherchaient-ils à assurer que le train de vie de leurs filles religieuses correspondît au prestige du lignage. 791

Se peut-il que ce comportement ait été lié au rôle de la femme dans la société aristocratique, rôle auquel nous avons fait allusion dans notre premier chapitre ? Une fille était en effet considérée comme un réceptacle des vertus masculines de ses ancêtres et comme le gage d’une alliance forgée avec un autre lignage de bon sang. 792 Suivant cette logique, quand une fille aristocratique devenait une moniale, épousant donc le Christ, son mariage symbolisait en quelque sorte la consécration de la probitas familiale par une alliance avec le Sauveur. En revanche, un religieux ne pouvait pas exercer cette même fonction vis-à-vis de sa famille. Le placement d’un fils dans un monastère s’inscrivait certes dans une série d’échanges destinés à entretenir des rapports avec les religieux et ainsi obtenir des prières pour le salut de la famille. Cependant, un fils qui devenait moine devait renoncer justement à la probitas dont il avait hérité car, en tant que pauvre volontaire, la vertu cardinale qu’il devait manifester, l’humilité, était le contraire de la puissance guerrière. 793 A la différence de celle d’un moine, la profession d’une religieuse n’entraînait pas cette renonciation parce qu’elle devait déjà manifester cette humilité, qui était la qualité la plus appréciée chez une femme, quel que fût son statut. Elle ne faisait pas preuve, par son comportement, des qualités guerrières mais en était simplement porteuse. Ainsi, la coupure avec sa famille et ses vertus ancestrales était moins nette pour une moniale que pour un moine.

Cette hypothèse, concernant les rapports particuliers avec la famille qui distinguaient les religieuses des religieux, mérite d’être examinée de plus près. Bien que la poursuite de recherches approfondies sur ce sujet dépasse les limites de notre thèse, nous disposons d’indices relatifs aux rapports entre les Parisiens et les religieuses qui confortent l’idée d’une distinction entre le rôle familial des moniales et celui des religieux.

Le premier indice est fourni par les testaments des bourgeois du XIVe siècle. 794 A la lecture de ces documents, une distinction nette se dégage, entre le caractère des legs faits aux religieux, d’une part, et aux religieuses, d’autre part. Presque tous les testateurs prévoyaient de nombreux legs aux différents couvents de religieux de la ville. Ces donations consistaient, soit en argent, soit en biens immobiliers, et lorsqu’il s’agissait de biens, le testateur exigeait normalement quelque service en récompense : messes anniversaires, messes quotidiennes, sépulture dans l’église de la communauté, etc. Peu importent la forme de la donation et la récompense demandée, le bénéficiaire était presque toujours la collectivité des frères.

En revanche, le nombre de legs faits aux couvents de femmes est beaucoup plus réduit : seuls 7 testateurs sur 33 en font et parmi ces 7 testateurs, seuls 2 donnent à plus de deux communautés. 795 De plus, 5 testateurs sur les 7 avaient des parents parmi au moins une des communautés auxquelles ils firent des dons. Ces liens de parenté sont attestés par des dons faits à des religieuses particulières et c'est ce genre de don qui constitue un autre aspect distinctif des rapports entre nos testateurs et les religieuses : tandis que 10 testateurs sur 33 firent des legs à des sœurs particulières, souvent des membres de leurs familles, seuls 2 se souvinrent d'un homme de leur famille ayant pris l'habit. 796 La plupart des legs faits au profit de sœurs particulières étaient en argent et les religieuses qui reçurent des biens ne devaient en jouir qu'en usufruit viager. A la mort de la sœur, le bénéficiaire de son bien fut, soit le couvent (2 cas), 797 soit les héritiers du testateur (2 cas). 798 Si peu nombreux qu’ils soient, ces testaments laissent penser que les Parisiens suivaient la tendance de l’époque, en gardant des rapports plus proches avec les religieuses de leur famille qu’avec les religieux.

Notes
790.

Penelope JOHNSON, Equal in Monastic Profession : Religious Women in Medieval France, Chicago, 1991, p. 22-27 ; Paulette L’HERMITE-LECLERCQ, Le monachisme féminin dans la société de son temps : le monastère de La Celle (XI e -début du XVI e siècle), Paris, 1989, p. 243-45 ; Michel PARISSE, Les nonnes au Moyen Age, Le Puy, 1983, p. 206-14.

791.

JOHNSON, op. cit., p. 25 ; L’HERMITE-LECLERCQ, Monachisme féminin…op. cit., p. 251.

792.

DUBY, op. cit., p. 245-84.

793.

LECLERCQ, « Pour l’histoire… », op. cit., p. 301-303.

794.

Les propos suivants s’appuient sur la lecture de 30 testaments parisiens du XIVe siècle. Une liste de ces testaments, précédée d’un exposé des motifs justifiant leur séléction, est fournie dans l’annexe 7.

795.

Ce sont Etienne Haudry et Jeanne Haudry. Etienne fit des legs aux Clarisses de Saint Marcel, dont le couvent était situé dans le faubourg parisien du même nom, à Saint Antoine et à l'abbaye cistercienne d'Eau-lès-Chartres (AN L 1043, no 25). Jeanne se souvint des mêmes communautés, auxquelles s'ajoutèrent les religieuses de Fontaines, prieuré de Fontevrauld, et l'abbaye de Port Royal (Ibid., no 24).

796.

Sédile de Laon, testant en 1316, légua 20 sous parisis à Sire Nicolas, son fils, qui était religieux d’un monastère à Blois (Léon LE GRAND, éd., « Testament d’une bourgeoise de Paris, » Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 14, 1887, p. 42-47). En 1330, frère Guillaume des Augustins de Paris reçut un legs de 20 £ parisis de sa tante, Marguerite, femme de Pierre Loisel (AN L 938A, no 58).

797.

En 1313, Jeanne la Fouacière, veuve d’un bourgeois de Paris, légua une rente de 20 £ parisis à sa sœur, Constance, moniale de l’abbaye de Lys dans le diocèse de Sens (AN L 938A, no 49). En 1330, deux religieuses du monastère de Jarcy, nommées Marguerite et Nicole, reçurent une rente de 40 sous parisis de leur tante, Marguerite, femme de Pierre Loisel, bourgeois de Paris (AN L 938A, no 58). Comme les deux testatrices ne précisèrent pas qui devait reprendre les biens après la mort des religieuses, nous supposons qu’ils échurent aux couvents.

798.

Ainsi, Thiphaine la commine légua une rente de 40 sous parisis à sa nièce, moniale de Maubuisson. Après la mort de la religieuse, le bien devait échoir aux enfants du neveu de la testatrice (Léon Brièle, éd., Archives de l’Hôtel-Dieu de Paris, 1157-1300. Paris, 1894, no 1037, p. 550-53). Jeanne Haudry laissa une rente de 20 sous parisis à chacune de deux religieuses du prieuré de Fontaines, dont l'une, la prieure, était la sœur de la testatrice, l'autre sa nièce. La testatrice réserva la propriété de ses biens à ces héritiers après la mort des religieuses. Sous les mêmes conditions, Jeanne légua une rente de 10 sous parisis à Jacqueline la Barboue, moniale d’Eau-lès-Chartres (AN L 1043, no 24). Jacqueline était sans doute une parente de Jeanne car celle-ci était la fille de Renaud Barbou, l’un des chefs de la bourgeoisie chartraine (BOVE, « Vie et mort… », op. cit., p. 23).