A. Les femmes et la vie apostolique

Même les femmes qui participèrent au mouvement évangélique dès son début ne réussirent pas à vivre la vie apostolique de la même manière que les hommes. Pour les pratiquants les plus dévots de cette vie, il importait de respecter une pauvreté absolue, ne gardant ni biens ni domicile fixe. Ainsi, les ermites et les premiers frères mendiants se vouaient au vagabondage pour prêcher partout la conversion et le repentir, à l’instar des apôtres, qui avaient quitté leurs foyers et leurs familles pour suivre le Christ. Si cette vie vagabonde était tolérée chez certains hommes saints, il n’était pas question de permettre à leurs admiratrices de les imiter.

Ainsi, Robert d’Arbrissel, l’un des chefs du mouvement érémitique en pleine éclosion vers 1100, se constitue un entourage dans lequel figurent bon nombre de femmes. Cependant, Robert n’accepte pas que celles-ci mènent la même existence sauvage que lui, du moins de manière permanente. Dès lors, il fonde la communauté de Fontevraud, où il installe les femmes qui le suivent, afin qu’elles mènent une vie cloîtrée, dans une pauvreté individuelle stricte.

Certes, cette communauté, ainsi que l’ordre auquel elle donna naissance, garda certains traits originaux, notamment son caractère double : en effet, des hommes et des femmes y vivaient ensemble. Les frères et sœurs logeaient séparément, bien entendu, mais ils s’entremêlaient en partageant les aspects de la vie commune qui ne mettaient pas en danger la chasteté. De plus, la règle donnée par Robert stipulait que les frères et les sœurs devaient tous être soumis à l’autorité de la prieure des femmes. Cette forme d’organisation, selon laquelle des hommes étaient soumis à l’autorité d’une femme, distinguait les couvents fontevristes de tous les autres groupes monastiques. Cependant, contrairement à ce que cette soumission laisse penser, le fondateur n’éprouvait pas d’estime exceptionnelle envers les femmes. Au contraire, Robert considérait celles-ci comme plus faibles que les hommes et imposait cette obéissance à ses moines afin de leur apprendre l’humilité, qualité essentielle à la poursuite de leur vocation. 834

Outre les premières religieuses de Fontevraud, les vies des saintes attestent que lorsque des femmes tentèrent de poursuivre la vie apostolique de la même manière que les saints, leur entourage y fit entrave. D’après Jacques de Vitry, Marie d’Oignies avait souhaité rester vierge et vivre de la mendicité, mais elle y renonça et accepta de se marier sur les instances de sa famille. 835 De même, les saintes de la mouvance françiscaine, telles que Claire d’Assise, Claire de Montefalco et Marguerite de Hongrie, durent se contenter d’une vie cloîtrée, plutôt que d’imiter le vagabondage mendiant de Saint François et ses compagnons. 836 D’après les sources relatives à sa canonisation, sainte Elisabeth de Hongrie connut une courte période de vagabondage après la mort de son mari, épisode qui figure aussi dans le poème de Rutebeuf, que nous avons déjà évoqué. 837 Toutefois, Conrad de Marburg, le confesseur de la sainte, mit rapidement fin à cette existence désordonnée, persuadant la veuve de se consacrer à la charité, au lieu de vivre elle-même de l’aumône. 838

Les femmes qui s’obstinaient à mener une vie apostolique à la manière des hommes furent persécutées inlassablement. Nous rappelons que, vers la fin du XIIIe siècle, certains évêques de la Rhénanie et des Pays-Bas dressèrent un réquisitoire violent contre les béguines, les accusant notamment de mendicité, de prédication et de désobéissance au clergé. 839 Certes, les bégards étaient accusés des mêmes fautes, mais aux yeux des évêques leur crime résultait de leur poursuite de certaines activités sans appartenir aux ordres autorisés à les exercer. 840 En revanche, ces comportements, notamment la prédication, étaient interdits à toute femme, même les religieuses, car le monopole de la parole dans la sphère publique était réservé aux hommes. 841 Les enquêtes et les persécutions déclenchées par ces accusations aboutirent à la disparition de tous les béguinages sauf les grandes « cours » du Sud des Pays-Bas. Ces dernières étaient, de surcroît, les institutions qui ressemblaient le plus aux monastères. Habitant derrière les murs des cours, les béguines étaient séquestrées en quelque sorte, à l’abri des regards de leurs concitoyens et, ainsi, tenues à l’écart de la vie publique urbaine. Possédant davantage de biens que les plus petites fondations, les « courts » étaient aussi dotées des moyens de se défendre contre la persécution menée par les évêques. 842

Les « bonnes femmes » de la dissidence religieuse en Languedoc fournissent également un excellent exemple des contraintes auxquelles toutes les femmes religieuses étaient assujetties, quel que soit leur milieu social et religieux. Bon nombre d’auteurs, tant médiévaux que contemporains, ont affirmé que les femmes étaient particulièrement attirées par l’hérésie parce qu’elles pouvaient, dans le cadre de la dissidence, exercer une autorité que l’Eglise romaine leur interdisait. Cette interprétation dérive du pouvoir, dont certaines femmes étaient en principe investies, d’administrer le consolamentum, seul « sacrement » reconnu par les dissidents. Les femmes ayant atteint le statut de « parfait » pouvaient donc exercer une sorte d’autorité sacerdotale, contrairement aux femmes catholiques.

Cependant, il se trouve que les femmes religieuses qui adhéraient à la dissidence n'exerçaient pas plus d'autorité effective que leurs sœurs orthodoxes. Avant l'Inquisition, les « bonnes femmes » vivent dans des communautés bien encadrées, comme nous l'avons déjà expliqué. Bien que des femmes qualifiées de « perfectae » figurent parmi les résidentes de ces maisons, les « bons hommes » assurent les fonctions pastorales et se réservent une autorité supérieure vis-à-vis des femmes. A quelques exceptions près, ce sont aussi les « bons hommes » qui administrent le consolamentum pour les résidentes. Enfin, les témoignages selon lesquels certaines « bonnes femmes » prêchent sont très épars et dans les rares cas où celles-ci prennent la parole, leur auditoire est exclusivement féminin. 843

Pour des raisons qui renvoient à la place très réduite réservée à la femme dans la vie publique, les « bonnes femmes » semblent avoir disparu beaucoup plus rapidement que les hommes après la mise en place de l'Inquisition. Craignant les représailles des inquisiteurs, les parents et voisins qui avaient fourni un soutien essentiel aux maisons de « bonnes femmes » que nous avons décrites, durent les expulser. Désormais, les « bonnes femmes », tout comme les « bons hommes », durent adopter une vie vagabonde et clandestine. A la suite de cette dispersion des communautés féminines, les sources inquisitoriales attestent la visibilité accrue des « bonnes femmes », mais aussi leur disparition progressive. Ainsi, les inquisiteurs cessent de les évoquer vers les années 1270-1280, signe de leur effacement, tandis que les « bons hommes » continuent à exercer un rôle social et religieux important dans certaines régions, jusqu'au début du XIVe siècle. La disparition plus rapide des « bonnes femmes » s'expliquerait encore par les conventions gouvernant les comportements des femmes, qui leur rendaient la vie itinérante plus difficile. Isolées et obligées au moins de temps en temps de voyager sans accompagnement masculin, les « bonnes femmes » auraient attiré plus d'attention que les hommes, pour lesquels un tel déplacement ne présentait rien de remarquable. Les femmes auraient donc éprouvé bien plus de difficultés que les hommes à échapper à la vigilance de l'Inquisition. 844 Ainsi, une fois qu'elles ne vivaient plus dans des communautés bien encadrées, l'existence de ces femmes religieuses était fortement compromise.

Notes
834.

Sur Robert d’Arbrissel et sa fondation, voir Jacques DALARUN, L’impossible sainteté. La vie retrouvée de Robert d’Arbrissel († v. 1116), fondateur de Fontevraud, Paris, 1985.

835.

MCDONNELL, op. cit., p. 145.

836.

VAUCHEZ, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen-Age, Rome, 1988, p. 402-403.

837.

Sur la vie de Sainte Elisabeth d’après son procès de canonisation, voir Idem, « Charité et pauvreté chez sainte Elisabeth de Thuringe d’après les actes du procès de canonisation », dans Michel Mollat, éd., Histoire de la pauvreté…op. cit., p. 163-173. Sur l’œuvre de Rutebeuf, voir supra, chapitre 1.

838.

Ibid., p. 170-71.

839.

Voir supra, chapitre 2, p. 74-75.

840.

Sur les béghards, voir Robert LERNER, The Heresy of the Free Spirit in the Later Middle Ages, Berkeley, Los Angeles, 1972.

841.

FARMER, « Persuasive Voices… », op. cit., p. 520.

842.

SIMONS, Cities of Ladies…op. cit., p. 136.

843.

Voir supra, les ouvrages évoqués dans la note 96.

844.

ABELS et HARRISON, op. cit., p. 233-50.