b. Les "bonnes femmes" parisiennes : disparitions de communautés

De même, toutes les communautés de « bonnes femmes » fondées à Paris au XIVe siècle semblent avoir disparu dès la fin du siècle suivant, à l'exception des maisons dont l'organisation se rapprochait le plus de celle des monastères : les hôpitaux d'Etienne Haudry et de Sainte Avoye. Dans la plupart des cas, le seul indice de ces disparitions est tout simplement l'absence de références dans les sources postérieures au testament de Jean Crété, maître des comptes (1407). 845 Cependant, nous disposons de davantage de renseignements sur les deux communautés situées dans la censive du Temple, celle de Jean Roussel et celle des "Marcel."

Les registres fonciers du prieuré des Hospitaliers attestent en effet que les logements de Jean Roussel perdirent leur occupantes féminines au cours du XVe siècle. En 1443, l’un des agents du prieur observa, en passant dans le quartier pour percevoir les cens et rentes du Temple, que les logements où les « bonnes femmes » avaient résidé étaient presque inhabités. 846 A partir du milieu du XVe siècles, le terme de « bonnes femmes » ne fut plus utilisé pour désigner les habitants des logements. Le registre daté de 1372 recèle une notice selon laquelle les « maisons d’aumosne » de la rue des Poulies avaient été cédées par un bail à rente à Etienne le sellier, pour un terme de neuf ans. Cependant, le nouveau propriétaire abandonna son droit avant cette échéance. Désormais, le Temple loua les logements à « plusieures pauvres personnes », moyennant le versement de 48 sous par an au prieur. 847 La fondation de Jean Roussel perdit donc son caractère originel, devenant un logement affecté à des Parisiens trop modestes pour payer l’impôt. Au titre de l’exemption fiscale accordée à ses résidents, la rue des Poulies reçut le nom de « rue des Francs-Bourgeois », au XVIe siècle. 848

Bien que les indices concernant la communauté des « Marcel » soient moins précis, il est probable qu’elle connut un sort semblable. Le censier du Temple de 1447 atteste que les résidents de la maison de la rue de Paradis étaient, à cette date, toujours des « bonnes femmes. » 849 Cependant, celles-ci ne sont pas évoquées dans les registres postérieurs : la communauté est simplement désignée comme « certaines maisons d’aumosne », sans que l’identité des résidents soit précisée. 850 Etant donné ce changement de notation, et que la rue des Francs Bourgeois incluait aussi l’ancienne rue de Paradis, il semblerait que la maison des « Marcel », comme celle de Roussel, soit devenue un logement affecté aux pauvres fiscaux. 851

Qu’est-ce qui explique la disparition de ces maisons de « bonnes femmes » au fil du XVe siècle ? Sans doute faut-il l’attribuer à la série de désastres qui marqua le règne de Charles VI. La folie du roi, qui se déclara en 1392, inaugura en effet une longue période de guerre civile entre les partis armagnac et bourguignon, conflit qui se solda par la victoire des Bourguignons, alliés aux Anglais, qui occupèrent Paris de 1421 à 1436. Ces événements perturbèrent gravement la vie sociale et économique de la capitale, provoquant l’exode d’une proportion importante des citoyens. 852

Quant à la communauté de la rue des Fauconniers, les désastres du règne de Charles VI contribuèrent sans doute à sa disparition. Le béguinage, auquel ces « bonnes femmes » étaient rattachées, était presque désert dès les années 1470, lorsque le roi Louis XI prit la décision d’y installer des tertiaires franciscaines. 853 Les « bonnes femmes » du béguinage durent donc s’effacer au même moment, ce qui laisse penser que la crise qui sévit pendant la première moitié du siècle était l’une des causes de leur déclin. Il semblerait toutefois que le béguinage ait déjà été affaibli pendant le siècle précédent par des abus relatifs à la gestion de son patrimoine.

Les ordonnances de l’institution attestent en effet que les maisons de l’enclos étaient soumises à un régime foncier bâtard, qui ne correspondait pas à la coutume de la région parisienne. Le maître et la maîtresse du béguinage pouvaient, soit vendre ces maisons, soit les donner à des personnes qui allaient y habiter gratuitement. Si elle avait acheté sa maison, une béguine pouvait également la grever, en constituant des rentes, ou la vendre, à condition que l’acheteur fût aussi une béguine et que le béguinage touchât le tiers de tout bénéfice réalisé sur la transaction. Si la béguine ne respectait pas ces conditions, la maison devait revenir au béguinage, qui pouvait ensuite la revendre ou la donner à une autre béguine. De toute manière, le droit qui était acheté ou vendu était uniquement un droit d’habitation car le roi restait le propriétaire de tous les biens du béguinage. 854

Il se trouve donc que le régime qui régissait la disposition des maisons du béguinage était contraire à la coutume parisienne : en effet, les autres résidents des maisons parisiennes étaient, soit des locataires, simples habitants qui payaient un loyer au propriétaire de leur domicile sans y posséder de droits fonciers, soit des propriétaires de plein droit qui pouvaient vendre, charger ou donner la maison à leur gré. 855 Nous voyons donc que les béguines habitant ces maisons ne correspondaient à aucun de ces deux catégories. Etant donné que l’achat d’une maison entraînait normalement le transfert du droit de propriété à l’acheteur, il ne serait toutefois pas surprenant qu’une béguine ayant acquis une maison dans l’enclos de cette manière, ait pensé pouvoir en faire ce qu’elle voulait.

En raison de cette contradiction entre la coutume de Paris et le régime foncier gouvernant les biens du béguinage, ceux-ci tombèrent entre les mains de personnes qui n’étaient pas des béguines. Un témoignage de cet abus est fourni par un jugement prononcé en 1432 en faveur du béguinage, à la suite d’un procès intenté à un couple de propriétaires possédant une maison située dans l’enclos. 856 Selon ce jugement, une béguine nommée Jeanne de la tour acheta la maison en 1425. Les défendeurs prétendaient que cette vente était valable non seulement pour la vie de Jeanne, mais aussi « pour elles ses hoirs et ayans cause. » A ce titre, les exécuteurs de Jeanne avaient vendu la maison aux devanciers du couple et, à la mort des acheteurs, le couple avait hérité de la maison. En prononçant son jugement, le président du tribunal affirma que la vente du droit de propriété sur la maison était contraire aux statuts du béguinage et ordonna la restitution du bien aux béguines.

Dans ce cas, les béguines réussirent à récupérer leur maison, mais d’autres actes attestent qu’elles n’y parvinrent pas toujours. Nous avons déjà observé qu’une béguine nommée Jeanne de Laigny se rendit à l’hôpital d’Etienne Haudry vers 1400, ce qui permit aux « bonnes femmes » d’acquérir sa maison dans la rue aux Fauconniers. 857 Dès le milieu du XIVe siècle, les mêmes « bonnes femmes » avaient déjà acquis une autre maison dans la même rue : en 1356, Raoul le peure, gouverneur de l’hôpital, octroya ce bien à Guillaume fressaut et à Marguerite, sa femme, par un bail à rente perpétuelle. 858 La même maison fut ensuite vendue à Jehan baudet, chevaucheur du roi, et à Jeanne, sa femme. 859

Le régime foncier, auquel les maisons du béguinage étaient soumises, était sans doute conçu pour faciliter l’arrivée et le départ des femmes. Ce flux était une conséquence de l’idée selon laquelle la vocation d’une béguine n’était pas permanente, contrairement à celle d’une moniale. Les actes évoqués ci-dessus démontrent que la vocation de la béguine favorisait la dispersion du patrimoine du béguinage de Paris, et donc son affaiblissement. Dès lors, la crise du XVe siècle donna un coup mortel à l’institution. Etant donné les rapports proches qui liaient les béguines du Grand Béguinage aux « bonnes femmes » de la rue aux Fauconniers, celles-ci durent se disperser à la même époque. Une fois de plus, une structure institutionnelle qui déviait trop du modèle cénobitique se montra insuffisante pour permettre à des femmes religieuses d’affronter une conjoncture difficile.

Pourquoi la crise du règne de Charles VI eut-elle de tels retentissements sur tant de communautés de « bonnes femmes » ? Nous rappelons que les « bonnes femmes » étaient fortement dépendantes de leurs réseaux de parenté et de voisinage. Artisans et commerçants, bon nombre des bienfaiteurs des « bonnes femmes » furent sans doute ruinés par la crise politique et économique et durent quitter la ville. Dés lors, les "bonnes femmes" durent, elles aussi, se disperser parce qu’elles étaient privées de l'entourage dont elles tiraient leur réputation de sainteté et leur soutien matériel.

Notes
845.

Voir supra, chapitre 2, p. 49.

846.

AN MM 133, fol. 17.

847.

AN MM 144, fol. 14vo.

848.

Bronislaw GEREMEK, Les marginaux parisiens aux XIV e et XV e siècles, Paris, 1976, p. 94 ; J. HILLAIRET, Evocation du Vieux Paris, Paris, 1952, p. 95 ; Charles SELLIER, Le quartier Barbette, Paris, 1899, p. 144 et suiv.

849.

AN MM 134, fol. 32.

850.

AN MM 149, fol. 15 (1479-1480) ; AN MM 154, fol. 15v-16 (1499-1500).

851.

 Jacques HILLAIRET, Dictionnaire historique des rues de Paris, t. 2, Paris, 1961, p. 548.

852.

Jean FAVIER, Nouvelle Histoire de Paris, 1380-1500, Paris, 1974, p. 62-67.

853.

LE GRAND, « Les béguines… », op. cit., p. 334. Cependant, cette décision recontra l’opposition de diverses autorités, y compris la reine, le curé de Saint Paul (l’église paroissiale avoisinante), l’Université et les ordres mendiants. Par conséquent, les tertiaires acceptèrent la règle des Clarisses en 1485, devenant ainsi des moniales de l’ordre de Saint François.

854.

Ibid., nos 19-20, p. 346-47.

855.

OLIVIER-MARTIN, op. cit., t. 1, p. 459-60.

856.

AN S 4642, acte non-coté du Châtelet, daté du samedi 14 juin 1432.

857.

Voir supra, p. 241.

858.

L’acte original, conservé sous la cote AN S 4642 (acte du Châtelet daté du 25 juillet 1356), fut également copié sous forme d’extrait dans le registre de l’hôpital (AN S *4634, fol. 114 (q). Aucun acte ne permet de savoir comment les « bonnes femmes » d’Haudry obtinrent ce bien. Etant donné les rapports qu’elles nouèrent avec le béguinage et les « bonnes femmes » de la rue aux Fauconniers, il se peut que la maison soit échue à l’hôpital parce que lgrâce à la réception de l’une de ces femmes.

859.

AN S 4642, acte du Châtelet daté du 21 septembre 1377.