1.3.2.2. Les caractéristiques de la reliance : idéologie commune et moteur de rencontre

La reliance, pour relier et se concrétiser dans un lien réalisé, nécessite à la fois un liant et l'énergie indispensable au processus de mise en lien.

Le liant est d'ordre idéologique. Une idéologie peut être définie comme un ensemble de représentations qu’un groupe social se fait de lui-même dans ses rapports avec les autres et avec le monde. Ces idées, spontanées ou élaborées en systèmes, fonctionnent comme des évidences ou des théories en partie ou en totalité erronées, qu'il est nécessaire de distinguer des concepts scientifiques. Elles servent à légitimer une position intellectuelle, sociale, professionnelle etc. et masquent des enjeux implicites. Etroitement articulées à des idéologies pratiques, elles se réalisent dans des actions, comportements, institutions et appareils publics ou privés. L’idéologie peut également être conçue, à la suite de Nietzsche, comme un ensemble de jugements de valeur qui fixent les normes d'action d'un individu. Les valeurs ou "principes à partir desquels la société ou les individus procèdent à des choix" 29 représentent chacune dans son ordre propre une sorte d'idéal, un critère ultime d'appréciation et de justification dont la force impérieuse et immatérielle pousse à agir. Elles sont sources d'émotion, de jugement et d'action, et étayent toute position idéologique.

Le liant, comme idéologie sous tendue par des valeurs, n'est qu'un aspect de la reliance. Il s'accompagne d'un moteur de rencontre fournissant l'énergie nécessaire à la réalisation du lien. C'est cette particularité qui fonde l'originalité du concept de reliance. Sans elle, le terme de reliance se substituerait seulement à "ce qui fait communauté", "ce qui est commun". La dimension de "mise en actes", de "force ou d'élan" introduit la dynamique par laquelle s'institue la communauté.

Cette dynamique comporte deux temps. Initialement, les individus se constituent comme sujets de cette communauté, soumis au "liant" qui trône comme un monarque absolu - Dieu, le Parti, le mouvement pédagogique... - et qui, dans une relation spéculaire, les assure de pouvoir dire "je" de cette place. Ils deviennent membres à partir de leur commune participation à ce qui les légitime en les assujettissant. Ensuite, par un mouvement inverse, le groupe assure son unité en s'opposant à ce qui n'est pas lui, jusqu'à transformer parfois cet autre en bouc émissaire. Freud évoque ce processus de "malaise dans la civilisation": "Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups... Le peuple juif, du fait de sa dissémination en tous lieux, a dignement servi, de ce point de vue, la civilisation des peuples qui l’hébergeaient" 30 .

Cette dynamique produit un "nous" dont il est possible d'analyser la forme et le degré selon le rapport entre conscience individuelle et conscience collective. D'après Georges Gurvitch 31 , plus le nous est fusionnel, plus le groupe est une unité indécomposable avec laquelle chaque individu se confond. Moins il est fusionnel, plus il est fort en pressions et en affrontement de personnalités. Les deux éléments sont en rapport inverse. Quand le "nous" se resserre, le "je", dans l'exaltation de sa participation, a le sentiment de s'affranchir de la pression et inversement. A mi-chemin entre les deux, le groupe s'équilibre, régulant attractions groupales et pressions individuelles.

L'activité professionnelle est propice au développement de communautés idéologiques mettant en oeuvre des valeurs. Elle favorise la reliance au point d'en devenir un fait de société. Renaud Sainsaulieu, durant la période 1970 – 1990, a étudié les rapports entre la constitution de groupes et les identités au travail. Il croise ses résultats avec ceux de la recherche Développement Economique et Social d'Entreprise (DESE) effectuée au LSCI-CNRS 32 et fait la synthèse des conclusions par un schéma rendant compte de la position et des liens de chacun. Tous les indicateurs descriptifs de reliance s'appuient nécessairement sur les critères de construction d'identités collectives susceptibles de constituer des groupes et des acteurs individuels repérables dans la vie des entreprises. Les résultats permettent de croiser deux axes : celui des relations inter-personnelles et collectives, allant d'une position très individualiste à très collectiviste, et celui de la valeur accordée à l'image et au statut réglementaire comparativement aux interactions stratégiques, c'est-à-dire à ce qui se passe vraiment entre les êtres. Ces axes délimitent quatre cadrans où se ventilent des formes identitaires correspondant à des degrés de reliance : relâchée, élective, fusionnelle ou négociée. Plus la sociabilité est faible, moins le groupe présente de cohésion. La reliance va de très faible par insuffisance de liant à élective et parcellaire selon l'importance donnée à l'imaginaire ou à la rencontre. Plus la sociabilité est forte, plus la communauté est soudée. La reliance va alors de très forte et fusionnelle, quand la priorité est donnée au statut, à évolutive et plus mesurée dès lors que ce qui est vivant supplante le cadre extérieur.

Un schéma, d'après R. Sainsaulieu 33 , permet de visualiser les zones ainsi définies:

Dans le secteur public, une nouvelle identité militante apparaît. Elle caractérise principalement les professionnels au contact d'usagers : service des impôts, des postes et télécommunications, des établissements d'enseignement etc. Ces acteurs, sous la pression d'une clientèle ou de parents de plus en plus exigeants, redéfinissent la conception même du service public par des initiatives multiples et adaptées. Ils se perçoivent comme co-inventeurs du service de l'Etat à ses administrés et apparaissent comme des professionnels particulièrement créatifs, tissant entre eux des liens de reliance concertée.

Appliquées au secteur professionnel, les caractéristiques nécessaires à la reliance apparaissent avec une intensité variable. Ces variations permettent alors de définir la qualité de reliance repérable entre les divers acteurs en présence.

Notes
29.

RAYNAL F., RIEUNIER A. (1997), Pédagogie : dictionnaire des concepts-clés , Paris, ESF éditeur, p. 375

30.

FREUD S. (1929-1971) Malaise dans la civilisation , Paris, PUF, édition 1971 p. 68

31.

GURVITCH G. (1962) Dialectique et sociologie Paris, PUF

32.

Les travaux de recherche cités ont été effectués "sur une centaine d'établissements de production, d'entreprises privées ou publiques et d'administrations, reposant sur cinq mille entretiens et une analyse statistique des indicateurs organisationnels, gestionnaires, économiques et socioculturels de systèmes socioproductifs" (SAINSAULIEU R. 1996 tome 2 p. 59)

33.

SAINSAULIEU R. (1996) La reliance par le travail, un fait de société in BOLLE DE BAL M. Voyage au cœur des Sciences Humaines, De la reliance , Paris, Editions L'Harmattan, Tome 2, p. 66