1.3.3.2. Les caractéristiques de la parole : altérité et relation

Le surgissement d'une parole requiert des conditions : pour parler, il faut être au moins deux, en relation d'altérité. Pour Hegel 63 , ces deux critères sont essentiels. Le sujet comme conscience-de-soi n'advient que dans le champ du collectif. Il ne peut être réduit à une conscience-de-soi solitaire parce qu'il n'existe qu'en tant qu'"être reconnu". La conscience-de-soi ne se saisit que dans sa différence avec une autre conscience-de-soi, semblable - identique selon l'espèce - et singulière - dans une radicale altérité. Elle existe uniquement comme moi quand, à la recherche du savoir absolu, elle se découvre dans le miroir d'un autre. L'autre conscience-de-soi lui renvoie alors des images. Ainsi, par le truchement de la différence, le sujet vient-il à la conscience.

Le mot différence apparaît au XIIème siècle. Il est issu de la racine indo-européenne bher, porter, du grecpherein, offrir et du latin ferre, porter, supporter, rapporter. L'ajout du préfixe dis-, qui marque la séparation, la divergence, a donné differe, reporter à un autre moment, porter dans des sens divers, et différentia, fait de se comporter de manière diverse (opposée).

La différence s'applique à deux ordres différents : l'ordre imaginaire et l'ordre symbolique. La différence dans l'imaginaire compare ce qui peut être comparé. Elle fait dire par exemple qu'un enfant est plus vieux, plus grand, plus gros qu'un autre. Pour effectuer ce type de comparaison, seule la détermination de catégories d'images est nécessaire. Aucun tiers n'est requis. La différence dans le symbolique est la radicale différence. Heidegger nomme la radicale différence constitutive du surgissement de la parole : dif-férence. La parole naît de la dif-férence et affirme la dif-férence. Elle tranche et fait tomber images et différences. Témoignant de l'unité à l'origine dans l'ordre du réel, elle est irreprésentable et inappropriable. Elle renvoie à l'Autre de l'altérité dont participe l'un et l'autre qui parlent.

Le mot altérité vient d'une racine indo-européenne *al-, autre représentée en grec par allos, autre, allêlon, les uns les autres, qui indique une réciprocité. En latin la racine *al- a donné alius, différent, autre parmi plusieurs et alter, l'autre de deux, opposé à l'un, d'oùalteritas, caractère de ce qui est autre. Le terme altérité apparaît au XIVème siècle et signifie changement. Aujourd'hui, l'altérité, qui s'oppose à ce qui est identique, est la qualité d'être autre. L'altérité est en soi et en dehors de soi. Une part d'inconnu, qui provient de l'Autre, sourd à l'intime de soi, donnant corps au je du sujet (moi/je). Je n'advient qu'en perdant sa conscience-de-soi dans un effet d'altérité, non maîtrisable. "Je est un autre". Simultanément l'altérité d’autrui manifeste une part de l'Autre en tant que sujet. Pour que "ça parle", l'altérité en chacun est nécessaire à l'altérité entre. L'altérité est dans la division du sujet, entre le moi et le je. Elle est dans le même instant entre (moi/je) et (toi/tu).

Selon Paul Ricoeur, l’altérité ne s’ajoute pas du dehors au sujet, mais est constitutive de son ipséité même. "Elle appartient à la teneur de sens et à la constitution ontologique de l'ipséité… La vertu principale d'une telle dialectique est d'interdire au soi d'occuper la place du fondement. Cet interdit convient particulièrement à la structure ultime du soi qui ne serait ni exalté, comme dans la philosophie du Cogito, ni humilié comme dans les philosophies de l'anti-Cogito" 64 . Dans la relation à autrui, l'altérité opère dans la voix de la conscience morale sous forme d'interdit protecteur. Cette prise de position préfigure une "opération" plus fondamentale encore : l'injonction à la responsabilité enjointe par le visage d'autrui, marque suprême de l'Altérité opérante.

Emmanuel Levinas, dont la pensée se centre sur la rencontre de l’Autre, affirme que l’homme ne peut se réduire à la conscience de soi, à l’identité du moi. Il présente une thèse centrale pour le concept d'altérité dans Totalité et infini 65 . "La reconnaissance de l'Autre dans son altérité, l’eschatologie, la paix messianique, la transcendance" sont du côté de "l'Infini" tandis que "la répétition du Même, le savoir théorique et l’objectivité, l’impérialisme de l’assimilation réductrice et violente au Même, l’ontologie, la guerre, les philosophies du système" sont du côté de la "Totalité". La véritable altérité ne peut être expérimentée que dans une relation au-delà de la totalité. La subjectivité de l’Autre ouvre une dimension qui ne peut jamais être incorporée ni récapitulée à l’intérieur de la pensée: "Comme l’idée de l’infini déborde la pensée cartésienne, Autrui est hors de proportion avec le pouvoir et la liberté du Moi" 66 . L’expérience fondamentale est celle qui est ressentie devant le visage d’Autrui comme exigence éthique: "Autrui comme Autrui se révèle dans le Tu ne commettras pas de meurtre  inscrit sur son visage." 67 La découverte de l'autre comme être unique, absolument autre, passe par la reconnaissance de l'appel silencieux qu'il adresse. Sa nudité, du fait qu'il soit manquant et mortel, équivaut à une demande impérative qui sollicite la responsabilité de celui qui le reconnaît. "Ma responsabilité pour autrui est un rapport antérieur à tout choix, par lequel l’autre me concerne et m’oblige, avant même que ma conscience ait pu en prendre la décision et sans que personne ne puisse se substituer à moi" 68 . La question de l'autre déborde celle de l'être et conduit à l'Ethique, l'ouverture du sujet à l'altérité de l'Autre.

La parole est le lien entre l'un et l'autre qui, dans le même temps qu'elle relie dans une rencontre fait apparaître leur différence radicale et renvoie à l'unité de l'Origine. Autrement dit, elle coupe en liant.Elle introduit par-là mêmel'espace intersubjectif et le temps pour le dire, le déroulement de la parole, dans un redoublement de ce qui constitue la langue.De Saussure a montré que la langue articule déjà entre elles des unités sonores et signifiantes en faisant jouer leurs différences. Il est impossible de dire ou de signifier quelque chose sans pause et sans durée. Tout énoncé s'espace et se temporalise. Rien ne se dit qui ne morcèle la présence. La présence à l'autre n'est jamais constante. C'est comme le battement des lèvres. L'ouverture /fermeture reflète la présence /absence. Le langage n'a pas de débit continu. Quand il s'en approche, c'est-à-dire lorsqu'un locuteur submerge son auditeur par un flot de paroles ininterrompu, "ça ne passe plus" dit l'expérience populaire. Le jeu vie / mort dans le langage, manifesté par la scansion des mots, des phrases et du style, est relation.

La parole, quand elle naît entre deux, est le seul élément humain qui renvoie à l'unité. Elle s'affirme comme originaire dans la mesure où elle surgit dans la dif-férence qui témoigne de l'unité. Ainsi, le symbolique peut-il rendre compte du réel. Non repérable, il laisse néanmoins des traces dans les effets d'après coup dont peuvent témoigner les interlocuteurs quand "ça parle".

Notes
63.

HEGEL, G.W.F. (1806-1939) La phénoménologie de l'esprit , Paris Aubier-Montaigne

64.

RICOEUR P. (1990) Soi-même comme un autre , Paris, Seuil, p. 367

65.

LEVINAS E. (1961) Totalité et infini, Essai sur l'extériorité, Le livre de Poche, biblio, essais 4120, 1971, 348 pages

66.

Ibid. p. 212

67.

Ibid. p. 217

68.

LEVINAS E. (1972) L’humanisme de l’autre homme Ed. Fata Morgana p. 252