2.1.1. La notion de représentation

Le terme de représentation est issu de la famille du verbe être. Ce verbe est dérivé d'une racine indo-européenne *es, *s, se trouver, du greceimi, je suis et du latin esse être, sum, je suis. A partir de la base latine (s)ent- du verbe être, apparaissent praesens, présent, praesentare, rendre présent, offrir. Praesentare donne au Xème siècle le mot français présenter, puis deux siècles plus tard avec l'ajout du préfixe re- marquant la répétition, représenter, présenter à nouveau. Au XIIIème siècle apparaît la forme repraesentatio, représentation, dont l'emploi s'étend au théâtre (XVIème) et au commerce (XIXème). En philosophie et psychologie, il désigne classiquement ce qui forme le contenu d'un acte de pensée, autrement dit l'idée que l'esprit se fait des choses. Son utilisation repose sur une double métaphore, celle de la représentation théâtrale et celle de la représentation diplomatique. La première donne à voir au spectateur une situation particulière et l'introduit à une signification explicite et implicite. La seconde suggère la notion de vicariance: la représentation est un transfert d’attribution permettant à une personne d'agir légitimement en nom et place d’une autre ou d'un organisme. Les deux sens se lient étroitement dans la superposition d'une présence effective et d'une présence indirecte. La première ouvre à la seconde. Elle est l'abord nécessaire permettant la perception de ce qui, sans elle, ne serait pas perceptible. Ce phénomène n'est possible et évocable que grâce au langage dont le processus métaphorique est une des figures de base. La réalité représentée peut ainsi être appréhendée sans cesser pour autant de demeurer dans une distance irréductible, indifférente au processus par lequel elle devient objet de connaissance.

Freud, à partir de l'étude des névroses obsessionnelles, propose une conception originale de la représentation. Il distingue deux niveaux : "les représentations de chose" et "les représentations de mot" 69 . Les premières, essentiellement sensorielles, sont dans un rapport immédiat avec la chose et caractérisent le système inconscient. Le nourrisson par exemple, dans l'hallucination primitive, tient pour équivalent l'objet perçu et l’hallucination de l’objet en son absence. Ce type de représentation vise à établir une identité de perception entre l’objet de satisfaction et son image substitutive. Quand l'objet demeure indissociable de l'investissement des traces mnésiques correspondantes, la représentation inconsciente devient pathogène. Les secondes représentations, ou représentations de mot, lient la verbalisation et la prise de conscience. C'est en s'associant à une image verbale que la trace mnésique peut prendre place dans la conscience. En résumé, "la représentation consciente comprend la représentation de chose plus la représentation de mot correspondante, tandis que la représentation inconsciente est la représentation de chose seule" 70 . En outre, la représentation flotte entre trois temps, "les trois moments temporels de notre faculté représentative. Le travail psychique part d'une impression actuelle, d'une occasion offerte par le présent, capable d'éveiller un des grands désirs du sujet ; de là il s'étend au souvenir d'un événement d'autrefois, le plus souvent infantile, dans lequel ce désir était réalisé ; il édifie alors une situation en rapport avec l'avenir et qui se présente sous forme de réalisation de ce désir" 71 .La représentation, selon Freud, se développe donc dans un espace /temps fait de conscient, de pré-conscient et d'inconscient, où s'agglomère l'investissement de traces mnésiques sous forme d'écho fugitif ou de figuration verbale. Il accompagne cette notion d'un terme complémentaire : "la représentation-but". Cette expression rend compte d'un déterminisme sous-jacent, liant les pensées entre elles. Toutes les associations d'un discours spontané obéissent à une finalité interne : la sélection des représentations est assurée par la représentation du but ou des finalités poursuivies.

Le concept de représentation s'enracine plus largement, d'après Jean Sébastien Morvan, dans un réseau de significations et de "théories accompagnantes". La représentation est retenue comme un lieu où s'établissent les compromis qui permettent de fonctionner et de faire face. Cet espace, recouvrant une dimension inconsciente importante, émerge de la rencontre entre des évocations et des intentions d'actions. "La représentation est entendue comme un emplacement, lieu transit et relais, lieu foyer et creuset, lieu d'ébullition et d'élaboration, lieu de liaisons et de déliaisons, lieu de passage de la chose au mot, lieu de formation et de transformation (…) témoin de la complexité et de l'intimité du sujet dont il est justement l'instance de négociation et par-là même de compromis." 72 Cet emplacement, entrevu comme une intersection, est riche de conséquences. Pour Didier Anzieu, la représentation à l'œuvre chez le "génie créateur", et par extension chez tout homme, est en même temps représentation d'une réalité interne et d'une réalité externe. L'une marque l'autre et vice-versa. Interroger la réalité interne de sujets concernés conduit donc inévitablement à percevoir les traits signifiants d'une réalité externe 73 .

Si la perception d'éléments extérieurs au sujet est possible, elle n'est pas pour autant aisée. La représentation "sollicitée", construite et traduite par le langage, est parcellaire précise René Kaës ; le chercheur en recueille des fragments, des parcelles, des reflets. Il se trouve face à un puzzle en morceaux qu'il lui faut reconstituer, essayant d’identifier les images qui se montrent et celles qui se cachent, cherchant à atteindre "le noyau imageant de la représentation". Ce noyau mêle étroitement une représentation archaïque, fruit d'un processus primaire, qui se confond avec la perception de la chose elle-même, et une représentation plus évoluée, résultant d'un processus secondaire infiltré par le précédent, qui lie image verbale et résidu mnémonique de cette chose. La représentation ressemble alors à un iceberg constitué d'une partie visible et d'une autre invisible, à la frontière fluctuante. Le refoulement peut par exemple entraver une traduction en mots et par suite une prise de conscience. L'articulation dans le langage des images mnésiques et verbales peut également faire advenir à la conscience des éléments jusqu'alors innommables. La représentation exprimée verbalement permet, "par la prise de conscience, une action transformatrice et rationnelle dans la réalité ; mais elle constitue aussi la réalité elle-même du fait de son allégeance au fantasme inconscient. La représentation n'est pas autre chose que cette articulation, que ce lieu de communication, que cette passe pour exprimer l'ineffable et l'invisible : mouvement entre le dehors et le dedans, l'intérieur et l'extérieur, l'inconscient et le conscient, le passé et l'avenir" 74 .

Précisant la nature de cette articulation, Edgar Morin définit la représentation comme une "synthèse cognitive" 75 . Elle est obtenue par un processus de construction, à partir de l'action du réel sur les sens d'un individu, de son activité fantasmatique et des traces sélectionnées dans sa mémoire. Les représentations nées au contact du réel sont ensuite projetées sur celui-ci, formant une sorte de boucle. "Cette boucle est sélective dans le sens où une partie des données est éliminée par la perception. Elle est additive dans la mesure où le cerveau complète les informations sensorielles par des schèmes d'intelligibilité et des acquis mémorisés, en sorte que toute perception a une composante quasi hallucinatoire" 76 .

Tous ces auteurs se rejoignent pour dire que la représentation est un espace intérieur. C'est un laboratoire produit par le conscient et l'inconscient auquel il est très difficile par définition d'avoir accès. Ainsi, la représentation, toujours en construction, n'est-elle pas modélisable.Jean-Sébastien Morvan emploie une image pour le dire. Il explique :"par définition, la re-présentation est un re-venant qui, ne se laisse ni aisément voir, ni facilement saisir" 77 . Néanmoins, pour tous, ce laboratoire complexe débouche sur une expression, autrement dit sur une attitude.L'attitude, selon J.S. Morvan,"trouve sa place comme prolongement de la représentation, comme canal, véhicule porteur d'images et d'affects vers les comportements qu'elle imprègne et oriente, dernier lieu d'habillage et de vectorisation, soit de renforcement, soit de renversement de la représentation" 78 . En somme, ce sont les représentations, si difficilement saisissables soient-elles, qui font agir la personne. Les actions conduites, devenant à leur tour objet de représentation, influent à la fois sur les représentations précédentes et les agissements futurs etc. Dans cette lignée, certains auteurs, tel Jacques Nimier, font du lien entre représentation et attitude un postulat. Les représentations sont à la source des comportements. Elles organisent par exemple les attitudes des enseignants aussi bien face aux élèves qu'aux professionnels spécialisés et gouvernent leurs réactions vis-à-vis de chacun d'eux. Leur étude constitue alors l'accès privilégié aux liens de collaboration.

Notes
69.

FREUD S. (1915) Métapsychologie , Paris, Gallimard, Edition 1969

70.

Ibid. p. 118

71.

FREUD S (1933), La création littéraire et le rêve éveillé in Essai de psychanalyse appliquée , page 74

72.

MORVAN J.S. (1988) Représentations des situations de handicaps et d'inadaptations Vanves, Publications du CTNERHI, diffusion PUF, Tome 1, p. 18

73.

ANZIEU D. (1974) Psychanalyse du génie créateur , Paris, Dunod

74.

KAES R. (1976) L'appareil psychique groupal , Dunod, Paris, édition 2000, p. 30

75.

MORIN E. (1990) Introduction à la pensée complexe , Paris, ESF Editeur

76.

MORIN E. (1986) La connaissance de la connaissance , Paris, Le Seuil

77.

MORVAN J.S. (1988) Représentations des situations de handicaps et d'inadaptations Vanves, Publications du CTNERHI, diffusion PUF, Tome 1, p. 21

78.

Ibid. p. 20