2.1.2.1. L'intérêt et les limites de cette méthode

Les interviews sont l'occasion tout d'abord de collecter des évocations par l'intermédiaire des expressions utilisées dans le champ des aides spécialisées : "enfants en difficulté", "RASED", "maître E", maître G ou rééducateur", "réussite scolaire". Ils permettent aussi d'appréhender les aides et les pratiques partenariales à travers le récit d'anecdotes vécues. Enfin, ils rendent possible l'identification des conditions nécessaires à sa mise en œuvre.

La méthode utilisée ici va s'inspirer des travaux de J.C. Kaufmann. Elle laisse le locuteur opérer des choix pour évoquer des faits qui ont jalonné ou jalonnent son expérience. Cette démarche, "compréhensive", "s'appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d'un savoir important qu'il s'agit de saisir par l'intérieur, par le biais du système de valeurs des individus" 80 . Le chercheur engage alors ce qu'il est en vue d'une meilleure compréhension de l'objet recherché. En tant que personnel spécialisé exerçant en RASED, nous nous inscrivons d'emblée dans cette lignée. Notre expérience et notre connaissance du milieu permettent une écoute fine des éléments structurants et dynamiques des positions personnelles des interviewés. Elles offrent la possibilité d'approcher dans leurs inter-relations l'ensemble des facteurs susceptibles d'avoir influencé les discours individuels concernant les connexions entre les aides spécialisées et la classe.

Toutefois, le travail ne se limite pas à cette étape : la compréhension de la position d'une personne n'est que le point de départ de "l'explication compréhensive du social" 81 . L'interviewé en effet, en retraçant sa propre expérience, témoigne involontairement des personnes qu'il a côtoyées, des modèles culturels en vigueur, de la façon dont ils sont respectés etc. Par ailleurs, la comparaison de plusieurs entretiens rend possible l'inventaire des formes de pratiques existantes. Elle permet d'une part d'isoler des logiques de groupe et d'autre part d'établir des corrélations entre justification d'une position et place professionnelle.

Si la méthode retenue présente un intérêt déterminant, elle n'en est pas moins modulée par des aspects inévitables, inhérents à la nature humaine. Les formes et contenus d'un entretien ne sont pas fixes, déterminés une fois pour toutes. Ils varient avec l'interviewer et avec l'interviewé, selon la qualité de la rencontre.

L'interviewer constitue un paramètre important. Le discours qu'il suscite est tributaire de la situation d'entretien, de l'interaction interviewer/ interviewé. Toute parole est un acte, "la totalisation synthétique d'expérience vécue et d'interaction sociale" comme le dit F. Ferrarotti 82 . La description des conditions de chaque interview et l'étude de l'intentionnalité communicative font à ce titre nécessairement partie de l'analyse qui peut en être faite. Le récit obtenu dépend également de la transformation des données initiales orales enregistrées au magnétophone en un écrit. Il n'existe pas d'équivalence entre l'oral et l'écrit : une partie de la communication non verbale disparaît ne laissant de traces que dans la sensibilité perceptive de l'interviewer. Les éléments signifiants, tels que le ton, les gestes, la dramatisation du discours, les regards, les soupirs etc. sont perçus et interprétés, mais non retranscrits 83 .

Les formes et contenus varient aussi avec l'interviewé. La saisie des faits et des informations dépend des perceptions de celui-ci et de son cadre de référence au jour J de l'entretien. En effet, " tout récit est une représentation du passé. Les faits vécus font l'objet d'une reconstruction permanente et leur agencement dépend du point de vue que le locuteur adopte sur sa propre vie au moment de l'enquête et de la façon dont il perçoit les conditions dont il est amené «à dire sa vie»" 84 .

Dans chaque discours, il existe toujours un écart entre le passé effectif et sa reconstruction incessante. La mémoire n'est pas "fiable" tel un instrument scientifique consignant des faits objectivés. Elle est tributaire de l'humain pétri de conscient et d'inconscient. Elle choisit, omet, déforme, transforme, réorganise ce qui s'est passé en fonction d'une logique personnelle, et circonstancielle, dans la rencontre avec un autre. L'attention est focalisée sur certains points, négligeant les autres. Ce n'est pas une question d'oubli ou de rétention mais de rapport à l'événement (qui est le fait de l'homme et non un élément extérieur étranger), de rapport Moi/Monde. Cette particularité colore chaque entretien et indique, tel le doigt du sage, à la fois le réel et la direction de ce qui fait sens pour la personne. De plus, dans tout groupe d'appartenance, il existe une rhétorique dominante qui filtre ce qui est racontable. Il est nécessaire de pointer les conventions, la façon caractéristique qu'emploie un groupe pour parler de lui-même.

La méthode des entretiens butte sur de nombreuses limites montrant la relativité des propos recueillis. Mais quand l'homme est objet d'étude pour son semblable, il n'existe pas de science exacte. L'être humain est un "objet qui parle" et le chercheur, dans toutes les vicissitudes qui sont les siennes, n'est lui-même qu'à cette place d'être parlant pour l'entendre.

Notes
80.

KAUFMANN J.C.(1996) L'entretien compréhensif , Paris, Nathan, p. 23

81.

Ibid. p.23

82.

FERRAROTTI F. (1983) Histoire et histoires de vie. La méthode biographique dans les Sciences sociales. Paris, Méridiens Klincksieck, page 143

83.

On pourrait néanmoins imaginer un lexique retraçant les nuances exprimées. Ce choix, n'apportant pas ici d'éléments de compréhension essentiels, n'a pas été retenu.

84.

BATTAGLIOLA F. (et all) (1993) A propos des biographies : regards croisés sur questionnaires et entretiens in Revue population n°2 Mars-avril 1993 pp. 337-339