2.1.2.2. Le parti pris "épistémopolitique" 85 justifiant le choix de la méthode des entretiens

Dans le domaine des sciences humaines, la neutralité et l'objectivité scientifiques fonctionnent comme un leurre. Toute étude faite sur l'humain ne peut exclure les valeurs qui sont l'essentiel de notre "humanitude" selon le mot d'Albert Jacquart. Sauf à se complaire dans le mensonge, l'objectivité n'est pas une réalité accessible. La subjectivité est au contraire une donnée inéluctable et précieuse, à prendre en compte avec attention. Alimentée par deux sources potentielles : le chercheur et l'interviewé, elle peut dans certaines conditions devenir un atout décisif.

Tout chercheur en Sciences Humaines, s'il est également praticien, est guetté par le risque d'une subjectivité doublement inadaptée : d'une part nier celle de l'autre en lui collant inconsciemment la sienne, d'autre part confondre convictions subjectives et rigueur méthodologique. Il doit tout d'abord se départir de sa position de professionnel, occuper sa seule place de chercheur en renonçant à la tentation d'usurper celle de l'autre. L'exigence d'impartialité et de rigueur lui demande de rester dans une proximité du terrain sans s'y engluer, de prendre de la distance sans perdre son acuité d'expert. Il n'est pas pour autant neutre, c'est-à-dire hors valeurs. Le choix d'une problématique de recherche, ou la discrimination entre l'essentiel et l'accessoire relatifs à un objet d'étude, implique une référence à un système de valeurs. Aucune sélection ne peut s'effectuer de façon absolument objective. Le rapport à des valeurs ne la rend pas pour autant entièrement subjective : ce qui est important pour l'aide des élèves en difficulté peut ne pas l'être pour l'enseignement de l'orthographe. De plus, ce rapport aux valeurs, fluctuant selon les époques et le génie propre des chercheurs, constitue une opportunité de création renouvelée par la mise en évidence d'aspects jusqu'alors laissés dans l'ombre.

Le chercheur doit également se garder de valoriser positivement ou négativement les données recueillies en fonction de ses conceptions morales, politiques ou idéologiques. La validité des résultats obtenus ne dépend pas de ses convictions personnelles subjectives, mais des règles méthodologiques qui lui ont permis de l’établir. Le seul moyen d'y parvenir est de respecter une position de neutralité axiologique. La neutralité axiologique vise, non pas à éliminer les valeurs de la démarche poursuivie, mais à éviter de donner une portée universelle à une analyse corrélée aux présuppositions de départ et aux valeurs choisies. Elle constitue un principe éthique imposant au chercheur de faire clairement la distinction entre un fait vérifiable scientifiquement et une appréciation reposant sur la conviction subjective de celui qui l'énonce.

Au-delà des écueils évoqués, le chercheur-praticien peut tirer profit de sa part de subjectivité personnelle inhérente à la condition humaine. L'objet de recherche choisi ici, par exemple, est le reflet d'un positionnement professionnel et personnel par rapport aux aides proposées à l'école, aux métiers qui leurs sont attachées, aux courants de pensée qui les sous-tendent. Le cadre de travail retenu ainsi que l'hypothèse de recherche le sont aussi. Paradoxalement, c'est cet engagement, brûlé nécessairement au feu de la critique tout au long de la recherche, qui permet d'en supputer la pertinence. L'expérience professionnelle du chercheur qui conduit un travail de recherche dans son domaine se transforme en avantage décisif dès lors que le point aveugle qui en résulte est mis au jour, notamment lors des séminaires de recherche. Le croisement de points de vue, les questions sans concession d'autres chercheurs permettent une analyse de ce qui se trame à l'insu de l'intéressé et facilitent la mise à distance des affects liés à l'enjeu d'un tel travail. La subjectivité du chercheur est alors identifiée, reconnue, maîtrisée et intégrée au processus de recherche lui-même.

L'interviewé, quant à lui, manifeste majoritairement sa subjectivité. Il ne livre pas de "prêt-à-porter" scientifique, autrement dit un discours immobile et valide déjà constitué. Il construit son récit en parlant c'est-à-dire en transformant des faits de réalité, encore empreints de sensations, en paroles pour autrui. "Explicitant ce qui n'était encore qu'implicite, s'expliquant sur ce qui jusqu'ici allait de soi, extériorisant ce qui était intériorisé, l'interviewé passe de l'insu au dit et s'expose, au double sens du terme, se posant à la fois hors de lui-même et en vis à vis" 86 . Le passage d'une expérience passée de type professionnel à une explicitation verbale rétroactive permet de clarifier les impressions, de séparer et de nommer les éléments restés épars, autrement dit de faire oeuvre de création face à un interlocuteur.

Cette parole est source d'indicateurs et aussi opérateur d'unification pour la personne, autopositionnement. Reconnaître une validité objective à ces paroles subjectives constitue un enjeu majeur pour les individus et la société. Comme pour la méthode des histoires de vie, c'est choisir "une option épistémopolitique" à deux versants, selon l'expression de G Pineau. Le premier versant est épistémologique. C'est reconnaître que la lutte professionnelle développe chez tous les acteurs de l'aide peut-être autant de savoir-faire et de savoir-dire que chez les représentants de l'institution chargés de les encadrer. Mais c'est aussi "accepter dans la société des zones d'indécidabilité externes et donc le surgissement de pouvoirs et de savoir-vivre autonomes, imprévisibles" 87 . Le second versant est politique. La question posée dans ce domaine par la connaissance est majeure : Qui peut connaître ? Qui en a le droit et le pouvoir ? Suivant leur exploitation, les entretiens peuvent être un mobile d'assujettissement des maîtres spécialisés par les dirigeants de l'Education Nationale, comme un moyen d'autonomisation de ces sujets. Dans les deux cas, elles constituent des "biopouvoirs importants tant pour l'art de gouverner que pour celui d'exister" 88 .

Si la parole personnelle est importante au niveau de l'individu, elle l'est également pour le groupe tout entier. Chaque acteur social, à la place qu'il occupe, porte en lui les traces de la culture passée et présente. Il est marqué du sceau de la logique institutionnelle Education Nationale. Il exprime ainsi à sa manière les points de stabilité du système et les prémices de changement. Son discours, manifestant plus ou moins implicitement ses convictions et relatant plus ou moins idéalement ses pratiques, rend compte des courants idéologiques qui traversent notre époque. Les thèmes récurrents, les avis convergents ou divergents ne sont donc pas de simples coïncidences, ne relèvent pas de l'effet de hasard. Ils sont le reflet du fonctionnement institutionnel et politique, de l'éventail de conceptions inscrites dans le contexte historique du moment. Ils engagent la responsabilité collective.

Notes
85.

PINEAU G. LEGRAND J.L. (1993) Les histoires de vie . Paris, PUF

86.

BLANCHET A, GOTMAN A. (1992) L'enquête et ses méthodes : l'entretien , Paris, Nathan, p. 29

87.

PINEAU G. LEGRAND J. L. (1993) Les histoires de vie . Paris, PUF, pp. 66-67

88.

PINEAU G. LEGRAND J. L. (1993) Les histoires de vie . Paris, PUF, p. 67