1.1. La naissance des premières mesures éducatives spécialisées

1.1.1. La prise en considération d'enfants négligés ou ignorés par le système scolaire

Bien que la loi Ferry du 28 mars 1882 institue en France l'enseignement primaire obligatoire et prévoie un règlement pour déterminer "les moyens d'assurer l'instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles", la prise en considération des enfants anormaux n'est pas immédiate. Elle va se faire sous l'impulsion de notables philanthropes, magistrats et médecins spécialisés dans l'enfance et gagner progressivement le système scolaire.

Initialement, l'école est hermétique à cette dimension de l'éducation et reste silencieuse sur cette préoccupation naissante. "De 1882 à 1909, dans les congrès d'enseignement, jamais ne s'exprime un désarroi dû à des types nouveaux d'écoliers qui désormais scolarisés en grand nombre, se révèleraient anormaux" 119 . Par contre, le vagabondage, la scolarisation épisodique des élèves persistant après l'obligation scolaire apparaissent comme l'obsession majeure des maîtres et des notables de l'Instruction Publique. Les résultats obtenus en fin de scolarité focalisent également toute l'attention des responsables. Pour eux, l'école est "loin de remplir au mieux sa mission d'instruction" 120 . Les conditions de scolarisation sont souvent perçues comme mauvaises. Les effectifs des classes sont par exemple dénoncés : 70 à 80 élèves voire 100 et même 120 élèves. Mais la présence d'enfants dont l'anormalité serait révélée par l'usage de la classe n'est jamais évoquée. Les seuls élèves sujets à récrimination sont ceux qui présentent un handicap perceptible en dehors de la classe : aveugles, sourds-muets, bègues… Néanmoins, la rareté de ces plaintes laisse supposer une très faible proportion d'enfants anormaux scolarisés à cette époque.

Le terme d'anormal, utilisé par les médecins dès le début du XIXème siècle, recouvre une notion kaléidoscopique, trouble et changeante, excepté les sourds et les aveugles souvent reconnus comme tels. Les anormaux sont tantôt distingués, tantôt identifiés aux malades sous couvert de dénominations disparates : "aveugles, sourds-muets, idiots, crétins, imbéciles, épileptiques, hystériques, choréiques, paralytiques, hémiplégiques, imbéciles moraux, atteints de perversion des instincts, arriérés, débiles, instables, déséquilibrés, indisciplinés, ingouvernables" 121 . Ils sont définis en fonction des institutions chargées de les accueillir : anormaux d'école, d'asile, d'hôpital, de maisons de réforme. La seule institution qui les repère est l'Ecole où ils ne peuvent rester qu'avec des aménagements particuliers. Les autres sont destinées à les garder. "On a parfois le sentiment que la notion d'anormalité, sorte de cour des miracles notionnelle, a pour unique cohérence un regard négatif qui à la fois amalgame et exclut tous ceux qui font problème au médecin, à l'éducateur, au juge, aux institutions et à l'ordre social, en général". 122

Dans le sillage d'Edouard Seguin 123 , Désiré Magloire Bourneville, médecin aliéniste, cherche à transformer le regard sur l'enfance anormale. Il s'élève contre le sort réservé à cette population en démontrant leur éducabilité. Il organise pour eux un traitement médico-pédagogique, dans le cadre d'institut 124 ou de classes à l'intérieur des asiles. S'appuyant sur l'obligation scolaire, il intervient ensuite auprès des pouvoirs publics pour que les lois Ferry soient mises en application pour les anormaux les moins malades. Il réclame aussi bien des asiles-écoles que des classes spéciales.

Notes
119.

VIAL M. (1990) Les enfants anormaux à l'école - aux origines de l'éducation spécialisée . Paris, Armand Colin, page 31

120.

VIAL M. (1990) op.cit., p. 50

121.

Ibid, p. 88

122.

Ibid, p. 88

123.

Edouard SEGUIN (1812-1880), devenu médecin après avoir exercé comme pédagogue dans la première classe réservée aux déficients mentaux, est le précurseur de la neuropsychologie et de la rééducation psychomotrice. Ses disciples, Désiré Magloire Bourneville en France et Maria Montessori en Italie, poursuivront ses travaux restés sans audience au XIXème siècle.

124.

Il fonde vers 1893 à Vitry-sur-Seine le premier institut Médico-Pédagogique. "Cet établissement qui ne bénéficie pas de la reconnaissance des Pouvoirs Publics, est destiné aux enfants instables et présentant des impulsions maladives, faibles d'esprit à tous les degrés ou atteints d'affections nerveuses. Il a ouvert la voie aux IMP et IMPro, créés officiellement plus de 70 années plus tard par Décret du 9 mars 1956" comme le précise Charles Gardou in Fragments pour une histoire des précurseurs de l'adaptation et de l'intégration scolaires, Handicaps : recherches anthropologiques et traitements éducatifs, Laboratoire de Recherche LAREHA, ISPEF Lyon 2, 2000