1.1.2. La mise en place institutionnelle des filières et des diplômes spécialisés pour l'éducation et l'enseignement des arriérés

En 1904, le ministre de l'Instruction Publique nomme une commission interministérielle (Instruction Publique et Intérieur), appelée commission Bourgeois, pour "étudier les conditions dans lesquelles les prescriptions de la loi du 28 mars 1882… pourraient être appliquées aux enfants anormaux des deux sexes (aveugles, sourds-muets, arriérés etc.)" 125 . Quelques classes expérimentales voient le jour dès 1907, suite à des initiatives privées. Chez les militants de l'éducation des arriérés, deux conceptions se font jour sans que l'une l'emporte de façon décisive sur l'autre. La première prône une structure fermée, proposant une pédagogie spécifique destinée à des enfants rigoureusement définis. La seconde est conçue comme une structure semi-ouverte, autorisant les anormaux les plus proches de la normalité à retourner en école ordinaire.

Dans ce contexte, la loi du 15 avril 1909 institue pour les enfants arriérés d'une part les classes de perfectionnement annexées aux écoles élémentaires publiques et d'autre part les écoles autonomes de perfectionnement. Les enfants trop peu malades pour aller à l'hôpital mais trop handicapés pour être scolarisés à l'école peuvent ainsi bénéficier de l'institutionnalisation d'une troisième voie, celle de l'éducation spécialisée, conçue comme une filière parallèle à l'école primaire. La particularité de cette filière impose de former des enseignants spécialisés dans la connaissance du public accueilli et de la pédagogie à mettre en oeuvre spécifiquement pour lui.

Le décret du 14 août 1909 fixe les conditions d'obtention du certificat spécial CAEA - Certificat d'Aptitude à l'Enseignement des enfants Arriérés -, créé pour l'enseignement dispensé à ces enfants. L'examen du CAEA fait suite à un stage d'une année permettant au candidat "d'étudier sur place les moyens qui réussissent le mieux à fixer l'attention des arriérés et à solliciter leur intelligence" 126 . Il porte sur "des notions de physiologie, d'hygiène scolaire, de psychologie et de pédagogie des arriérés" 127 .

Les savoirs requis portent principalement sur l'étiologie et les manifestations de l'arriération : "notions générales sur l'arriération", "notions sur les causes qui produisent l'idiotie, l'imbécillité et la débilité", observations sur "l'aspect extérieur des arriérés", approche des "organes des sens", des "instincts", des "mouvements et de la volonté", du "langage", des capacités particulières de ce public. A la lecture des programmes, de nombreux repères mis à la disposition des enseignants spécialisés facilitent l'identification de l'enfant arriéré orienté en classe ou en école de perfectionnement.

Mais, paradoxalement, les critères de recrutement de ces élèves n'apparaissent nulle part. La loi du 15 avril réglemente seulement les admissions dans l'article 12 en définissant la composition et les attributions d'une commission créée à cet effet : "Une commission composée de l'inspecteur primaire, d'un directeur ou maître d'une école de perfectionnement et d'un médecin, déterminera quels sont les enfants qui peuvent être admis ou maintenus dans les écoles primaires publiques et pourra autoriser leur admission dans une classe annexée ou dans une école de perfectionnement, si l'enseignement ne doit pas leur être donné dans la famille". Le mode de sélection des élèves est laissé dans l'ombre. Binet, après lecture du projet de loi de 1909, a dénoncé sans succès cette lacune dans un ouvrage paru avant promulgation de la loi : "Il faut savoir comment se fera l'examen d'entrée des enfants. Le projet de loi a réglementé cet examen ; mais il ne le réglemente que sur un plan administratif... Sur les opérations auxquelles cette commission doit se livrer, le projet de loi garde un silence absolu" 128 . La difficulté de l'indication et du choix de l'action la plus appropriée – scolarisation en classe annexée ou école parallèle - est déjà en creux au cœur des premiers textes.

Les savoirs exigés par la fonction d'enseignant spécialisé se caractérisent également par des dispositions pédagogiques spécifiques à mettre en oeuvre. L'enseignement à donner aux élèves, figurant au programme du CAEA, comprend : "Programme des études. Education des sens. Education des mouvements. Gymnastique rythmée au son de la musique. Education du sentiment. Education du jugement. Gymnastique de la parole. Leçons de choses. Promenades. Excursions. Notions et exercices d'agriculture. Travail des champs. Enseignement professionnel dirigé par des chefs d'atelier" 129 . L'essentiel des rubriques porte, non sur la transmission de savoirs "savants" plus ou moins abstraits, mais sur l'éveil personnel - à partir du corps et de la réalité concrète - et la construction de savoir-faire et de savoir-être. C'est à partir des possibilités de chaque élève que sont déterminés la nature et l'étendue des contenus. L'arrêté du 18 août 1909 et ses annexes indiquent la progression à suivre : "Commencement de la lecture et de l'écriture... Premier exercice de calcul... Géographie : commencer par la topographie... Leçons de vie pratique : commencer les travaux les plus simples d'atelier et de jardinage". Il est intéressant de noter que les niveaux de savoirs ne sont pas préalablement fixés dans leurs limites inférieures ou supérieures, au moyen d'un plan d'acquisitions bien établi. Ils doivent tendre à égaler "les connaissances générales qu'emporte de nos écoles (...) la population scolaire normale" 130 . Les objectifs à atteindre, centrés sur l'enfant, visent la meilleure adaptation possible à la vie courante, à la vie sociale. Comme le précise Sieglind Ellger-Rüttgardt dans une étude historique comparative franco-allemande à propos des classes de perfectionnement, "en Allemagne et dans le débat français pareillement, on reconnaît deux raisons principales à l'exigence des classes spéciales pour les débiles mentaux : l'une humanitaire et pédagogique, l'autre socio-utilitaire" 131 . Le souci démocratique se double en effet d'une orientation utilitaire à travers le maintien de l'ordre et la recherche de rendement économique. Les dualités de l'instruction primaire obligatoire, aspiration égalitaire et contrôle social, se retrouvent intégralement dans le projet des filières spécialisées.

Les matières préconisées conduisent à des formes nouvelles d'éducation. La réalité concrète est valorisée. De nouvelles disciplines apparaissent comme l'orthopédie mentale ou les leçons de vie pratique qui suppléent l'éducation familiale. Le maître a toute liberté pédagogique, seule une indication de temps lui est donnée : " Les séances sont d'une durée d'une demi-heure, entrecoupées de pauses" 132 . Une conception nouvelle de l'acte d'enseigner est en train de naître. L'enseignement spécialisé est individualisé, personnalisé. Les contenus dépendent des capacités des élèves. La filière perfectionnement s'adapte à son public et non l'inverse.

La fonction d'enseignant spécialisé, définie par la mise en œuvre de pratiques pédagogiques spécifiques, est appréhendée dans une logique individuelle implicite. Elle est d'emblée mise à part : soit juxtaposée aux fonctions d'enseignant ordinaire par l'intermédiaire des classes annexées, soit reléguée à l'extérieur dans les écoles de perfectionnement. Aucune indication ne vient préciser sa place dans l'école primaire ou ses rapports avec elle. La reliance professionnelle, permettant des passages entre primaire et perfectionnement, reste de l'ordre du vœu. Les textes institutionnels, par l'absence d'indication à ce sujet, isolent le maître spécialisé, seul ou dans un groupe restreint, et favorisent son retrait à la périphérie de l'Ecole.

Notes
125.

VIAL M. (1990) Les enfants anormaux à l'école - aux origines de l'éducation spécialisée . Paris, Armand Colin, page. 25

126.

Décret du 14 août 1909, article 1

127.

Décret du 14 août 1909, article 3

128.

BINET A. SIMON Th. (1909) Les enfants anormaux, Guide pour l'admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement , Paris (Edition citée Paris, Colin, 1934) page 55

129.

Décret du 14 août 1909

130.

Instructions du 25 août 1909

131.

ELLGER-RÜTTGARDT S. (1993) La scolarisation d'enfants arriérés et handicapés mentaux en France et en Allemagne : Etude historique comparative, Revue francophone de la déficience intellectuelle, volume 4, n°2, décembre 1993, p. 154

132.

Arrêté du 17 août 1909