1.2.2. L'organisation des filières scolaires et des formations d'enseignants spécialisés

Marquées initialement par des perspectives thérapeutiques, les filières spécialisées se divisent dès 1922 en deux approches : "mentaliste" et "hygiéniste".

La première, "mentaliste" ou tournée vers les enfants arriérés mentaux, représente le courant des classes de perfectionnement. Les enfants arriérés bénéficient d'une pédagogie spéciale dans des classes parallèles, annexées aux écoles primaires ou extérieures. L'inhibition mentale, le retard intellectuel sont étudiés essentiellement dans une perspective médico-psychologique. Ils sont analysés comme un état pathologique, dû à des dysfonctionnements cérébraux, pouvant être amélioré par une pédagogie originale et adaptée - proposant à l'enfant non ce qu'il doit savoir mais ce qu'il peut apprendre -.

La seconde approche, "hygiéniste", naît d'une préoccupation de santé publique juste après la première guerre mondiale. La mauvaise santé des enfants dans les villes, la recrudescence de la tuberculose nécessitent une attention particulière. C'est ainsi que la circulaire de 1922 crée les écoles de plein air au sein d'établissements spécifiques réservés aux déficients physiques. En 1939 l'institution d'un diplôme sanctionne l'exercice sur ces postes : le CAEPA - Certificat d'Aptitude à l'enseignement des Ecoles de Plein Air -. La pédagogie en direction de ce public malade ou affaibli nécessite des aménagements et s'inspire largement des instructions concernant les classes de perfectionnement.

De 1910 à 1945, les premières mesures éducatives spécialisées demeurent marginales. Les classes de perfectionnement sont créées essentiellement sous l'impulsion de militants, médecins ou responsables associatifs, favorables à la prise en compte des enfants anormaux. Elles restent longtemps peu abondantes ainsi que les réussites aux diplômes spécialisés – CAEA, et CAEPA. Des lacunes telles l'absence de centres de formation, l'absence de financement du stage obligatoire, l'indifférence des instituteurs de base pour l'enseignement spécial et la création de postes spécialisés sont des obstacles à leur développement. En 1930, il en existe une centaine ; en 1944 entre 275 et 300. Après la seconde guerre mondiale, les initiatives d'Etat s'ajoutent aux initiatives privées et à partir de 1945 le nombre de postes et de titulaires est multiplié par cinq. La création decentres de formation pour les enseignants spécialisés de ces deux filières favorise les demandes de candidatures, tout en maintenant la possibilité de se présenter en candidat libre. Dès 1947, la préparation officielle à ces examens 134 permet de développer substantiellement le corps des instituteurs spécialisés.

A partir des années 50 et jusqu'à la transformation des CAEA et CAEPA, en 1963, le nombre de structures pour enfants "arriérés" augmente significativement. Les classes, écoles ou établissements, prenant en compte les différentes causes de l'inadaptation, commencent peu à peu à se diversifier. En 1951 naissent les ENP - Ecoles Nationales de Perfectionnement - ; en 1956 les CMPP - Centres Médicaux Psycho-Pédagogiques -, les IMP et IMPro - Instituts Médico-Pédagogiques et Médico-Professionnels -.

La création importante d'établissements spécialisés entraîne l'émergence d'un nouveau créneau professionnel à pourvoir. Pour répondre à ce besoin, le décret du 24 février 1957 ajoute une option au CAEA "éducation en internat". Les candidats peuvent être issus du corps des éducateurs spécialisés ou des instituteurs. "Les candidats au CAEA option "éducation en internat" devront justifier soit de deux années au moins en qualité d'éducateur spécialisé dans une école de perfectionnement comportant un internat, soit d'une assiduité régulière pendant une session aux divers cours théoriques et pratiques d'information pédagogique spécialement organisés par le ministère de l'Education nationale, en vue de la préparation à l'examen" 135 . Cette option introduit dans le vocabulaire et l'imaginaire social une parenté forte entre l'instituteur spécialisé détenteur d'un CAEA option éducation en internat et l'éducateur spécialisé. Les maîtres spécialisés ont non seulement une mission d'enseignement mais aussi d'éducation, mêlant étroitement plusieurs territoires d'intervention.

Dans l'esprit premier de leur création, les filières spécialisées permettent aux enfants jusque là hospitalisés ou laissés à l'abandon de se rapprocher d'une vie sociale plus commune. Elles offrent aux "anormaux" la possibilité d'être éduqués dans de bonnes conditions et de bénéficier d'une scolarisation adaptée. Mais ce projet, qui vise à minimiser la ségrégation par l'existence de classes annexées, ne tarde pas à être détourné de sa visée première. "Avec l'apparition de l'orientation qui tend à réserver l'enseignement spécial aux seuls enfants arriérés et instables repérés dans les écoles, s'opère non seulement un glissement mais une sorte de retournement : la fonction d'exclusion de l'enseignement spécial – moyen institutionnel de substitution de l'exclusion scolaire pure et simple, désormais caduque – devient dominante" 136 . L'orientation que l'inscription dans ces classes nécessite induit une exclusion par la désignation psychométrique qui s'opère au passage. Ces élèves sont marqués et placés soit à la périphérie, soit nettement en dehors du système. Le phénomène de relégation dans un cursus séparé qui touche les enfants contamine aussi les professionnels qui en sont chargés : "Loin d'être reconnaissants pour le service rendu (puisqu'ils étaient débarrassés des perturbateurs), les autres instituteurs ne s'intéressaient pas à la classe de perfectionnement ou lui étaient hostiles… Les enseignants des classes de perfectionnement semblent avoir supporté, eux aussi, l'ostracisme qui frappe leurs élèves" 137 . Ainsi, insidieusement au fil du temps, la déliance professionnelle se creuse-t-elle entre enseignants généralistes et spécialisés.

A cette mise en filières de plus en plus séparées succède un affinement des catégorisations et une explosion des spécialisations professionnelles.

Notes
134.

La préparation au CAEA est mise en place dès 1947 au CNPS (Centre National de Pédagogie Spéciale) à Beaumont-sur-Oise. La préparation au CAEPA s'effectue tout d'abord dans un centre en Forêt noire qui ouvre ses portes en 1947 puis à Suresnes en 1953.

135.

Décret du 24 février 1957, article 6

136.

VIAL M. (1990) Les enfants anormaux à l'école - aux origines de l'éducation spécialisée . Paris, Armand Colin, p. 164

137.

HUGON M.A. (1984), Situation et fonction des classes de perfectionnement dans l'enseignement français, Revue française de pédagogie , 1984, n°66 p. 63